Le bloc-notes de Jean Mauriac (suite et fin)

Jean Mauriac fut un témoin privilégié de la vie politique française (voir J.A. n° 2412-2413). Nouveaux morceaux choisis de son journal.

Publié le 23 avril 2007 Lecture : 13 minutes.

Sous le règne du général de Gaulle et au-delà, Jean Mauriac a longtemps couvert pour l’AFP l’actualité de l’Hexagone. Le journal qu’il a tenu après l’élection de Georges Pompidou fourmille de révélations, d’anecdotes, de précisions sur les événements et les hommes qui les font. Voici Giscard chez lui, Mitterrand croqué par Michel Jobert, et Philippe de Gaulle, qui rivalise avec Jean-Marie Le Pen

Chez VGE, ou Authon en emporte le vent
11 avril 1977
Après le méchoui pris dans une cour de ferme avec des harkis et des rapatriés d’Afrique du Nord, je monte dans la voiture de VGE, qui m’a invité à passer le week-end avec lui et sa famille au château de l’Étoile tout proche. Il est au volant, Anne-Aymone à ses côtés, moi derrière avec leur fils Henri.
En conduisant, VGE me parle de l’AFP et critique avec vigueur ses correspondants à l’étranger qui, me dit-il, « font de la politique en ne défendant en rien les intérêts de la France, et propagent de fausses nouvelles ». Je m’étonne d’une telle accusation. Il m’évoque alors l’expulsion par les autorités zaïroises de notre correspondant, qui avait annoncé que Kolwezi était tombé. « L’information était fausse. Alors, pourquoi l’avoir donnée ? De quoi avons-nous l’air, aux yeux de Mobutu ? » Et d’ajouter avec dédain : « Que vos correspondants fassent de la politique à Paris ! Mais à l’étranger » Il m’écoute alors attentivement quand je tente de le convaincre du bon travail de nos équipes malgré la concurrence redoutable que se livrent les grandes agences de presse internationales, dont certaines commettent des erreurs plus fréquentes que les nôtres. Mais il ne me répond pas et passe à des sujets personnels – « À qui appartient Malagar [lieu de villégiature de François Mauriac, NDLR] aujourd’hui ? », « Notre rencontre vous a-t-elle privé d’aller à Courchevel ? », etc.
Nous arrivons très vite à Authon. Anne-Aymone, jolie et élégante, me fait faire le tour du domaine : longue promenade par une fin d’après-midi froide mais ensoleillée dans le parc, le long d’une rivière, visite d’une belle vieille église accolée au château, puis du musée de la Chasse de VGE, situé le long de la piscine. Le président fait des safaris depuis 1970 et tous ses trophées sont là, dans une grande pièce, tapissant l’intégralité des murs : un petit guépard, la peau d’un lion, d’un zèbre, deux têtes de lion, une énorme tête de rhinocéros à deux cornes, d’autres cornes de buffles et de toutes les gazelles et antilopes d’Afrique, celles d’un petit bouquetin d’Iran Une plaque de cuivre figure, avec la date et le lieu de la mise à mort, sous chaque pièce exposée. Beaucoup de photos aussi de Giscard assis près d’éléphants morts ou tirant un buffle prêt à charger.
Retour au château. Tout a été refait. C’est plus beau, plus somptueux que le Grand Trianon. Je gagne ma chambre. Anne-Aymone me donne avec gentillesse et simplicité pyjama, rasoir et brosse à dents, ainsi qu’une paire de mules de velours noir de chez Dior, dont les boucles dorées portent les initiales de son mari. C’est VGE qui vient me dire que le dîner est prêt. Avant de passer à table, il m’explique les raisons de l’intervention française au Zaïre : « Après l’Angola, nous ne pouvions plus laisser aller les choses. C’est toute l’Afrique, de l’Atlantique à l’océan Indien, qui allait basculer. Il était devenu urgent d’arrêter cela. Au Zaïre, croyez-moi, nous allons réussir, et sans aucun risque. » Je lui demande : « Mais pourquoi nous ? » Il me répond : « Parce qu’il n’y a que nous, absolument que nous ! Les Américains, empêtrés dans leurs souvenirs du Vietnam, ne peuvent rien faire. Leur opinion publique ne le supporterait pas. Quant aux Anglais, ils n’existent pas dans la région. Alors, il n’y a que nous ! »
Il m’interroge pendant la plus longue partie du dîner sur le Général : « Que pensait-il de la presse ? Comment était l’intérieur de La Boisserie ? Allait-il à Colombey en auto plus qu’en hélicoptère ? Le voyiez-vous souvent à l’Élysée ? Mme de Gaulle voit-elle aujourd’hui des gens ? Où va-t-elle en vacances ? » Curieusement, il m’affirme que Mme de Gaulle a voté pour lui au second tour de la présidentielle. « Comment pouvez-vous en être sûr ? », lui dis-je. « C’est Boissieu qui me l’a appris. Les Boissieu ont voté pour moi dès le premier tour. » Comme je lui réponds que les Boissieu sont sans doute chiraquiens aujourd’hui, il sourit : « Oui, sûrement, la droite la plus bête, la plus bornée ! »
Le repas est rapide. Potage, soufflé au fromage. Je me sers discrètement. On repasse le soufflé. « Reprenez-en, me glisse Anne-Aymone, il n’y a plus rien après. » Je prends cela pour une formule de politesse. Erreur : le dessert arrive
Après le dîner, la conversation devient très personnelle, presque intime. VGE, simple et amical, s’est assis près de moi. Je lui demande si l’acharnement actuel contre lui n’est pas trop dur à vivre. « Il y a des hauts et des bas », me confie-t-il. Puis, après un temps d’arrêt : « Oui, c’est dur, très dur. » Je le sens profondément atteint, triste au-delà de toute expression. Sûr de son échec.
Je lui dis que sa grande faute est d’avoir pris Chirac comme Premier ministre. « Je ne pouvais pas dissoudre l’Assemblée après mon élection, me répond-il, sans provoquer une crise de régime. Alors j’ai été obligé d’en passer par Chirac – Vous auriez pu nommer quelqu’un d’autre. – Qui ? – Mais Guichard ! – Oui, Guichard, vous avez raison. Il m’a été fidèle. Mais il n’a pas fait ce qu’il fallait faire : regrouper au sein du RPR les gens qui me sont favorables, qui ne supportent pas Chirac et son affreuse dictature. »
Il m’est apparu obsédé toute la soirée par une interrogation qui est revenue comme un leitmotiv : « Pourquoi les Français tiennent-ils le chef de l’État pour responsable de tout ? Pourquoi, pourquoi ? », sans manifestement trouver de réponse
La soirée se termine. « Je vais travailler dans mon petit bureau », me dit-il. Le petit bureau en question se trouve à cent mètres du château, dans son musée de la Chasse.
Le lendemain matin de bonne heure, retour à Paris en hélicoptère. Atterrissage dans la cour de l’École militaire. Changement d’atmosphère : agents de police, saluts militaires, téléphone, ordres sonores, pétarade des motos, portières qui claquent, empressement de tous, obséquiosité de certains. Je pense : pauvre Valéry ! Mais lui reste calme, serein, détendu. Je monte dans sa voiture, à l’arrière, à ses côtés. Il me parle de Pompidou. Il ne l’aime pas. Il le déteste même, et le mot est encore faible. La voiture entre à l’Élysée par la grille de l’avenue Marigny et s’arrête devant la roseraie. Un dernier mot très amical du chef de l’État. Je le remercie simplement et aimerais lui en dire davantage.

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« Houphouët ne lui pardonnerait pas »
17 février 1976
Longue conversation avec Jacques Foccart. En raison de ses activités personnelles (banque, import-export), il continue à effectuer de nombreux voyages en Afrique. Il recueille ainsi les doléances d’Houphouët, Senghor, Ahidjo, etc., et peut en faire part à l’entourage de Giscard. Cette activité est bien sûr secrète. C’est ainsi, par exemple, qu’il a fait savoir à Giscard que ce serait une « catastrophe » s’il se rendait à Conakry (comme il en a l’intention) avant d’aller à Dakar et à Abidjan. Senghor et Houphouët ne lui pardonneraient pas.
Foccart souligne que la disparition du poste de secrétaire général à l’Élysée pour les Affaires africaines et malgaches a été une très mauvaise chose : « Les affaires africaines sont mal suivies par le chef de l’État et le seul fonctionnaire qui en est chargé, M. Journiac, ne peut pourvoir à tout. C’est ainsi que les lettres des chefs d’État africains à Giscard demeurent quelquefois sans réponse Les Africains se sentent un peu délaissés. Ils regrettent bien sûr l’époque de Pompidou, pour ne pas parler de celle du Général où ils embrayaient directement avec l’Élysée. »
Les reproches de Foccart à l’égard de la politique africaine de Giscard concernent les deux points suivants :
Le choix des pays qu’il visite : Zaïre, Gabon, Centrafrique (pour les chasses ?). Le Mali, la semaine dernière, c’était bien. Mais il est plus important d’aller chez Houphouët, Senghor et Ahidjo que chez Bokassa et Bongo.
Ses déclarations laissant entendre qu’il est le premier à aimer vraiment les Africains, à comprendre l’Afrique, à reconnaître l’indépendance de ce continent et à traiter les pays africains en États souverains. Ce qui revient à dire que de Gaulle et Pompidou ne connaissaient rien à l’Afrique et avaient instauré une politique néocolonialiste. Cela dit, Foccart reconnaît que Giscard s’occupe tout de même honorablement de l’Afrique et que l’héritage du Général dans ce domaine, essentiel pour la France, est dans l’ensemble bien assumé.

Philippe de Gaulle et Boudiaf ben Bibi
9 novembre 1984
Près de cinq heures de face-à-face avec Philippe de Gaulle dans le train des « Compagnons de la Libération » qui nous conduit à Colombey, en ce quatorzième anniversaire de la mort du Général puis nous ramène à Paris. []
Ce qui m’a frappé ensuite chez Philippe de Gaulle, c’est son opposition totale, sans faille, violente, presque haineuse par moments, à l’égard des socialistes. Philippe connaît ses dossiers. Il dénonce avec véhémence le marxisme, « philosophie la plus idiote, la plus démodée, la plus inapplicable en cette approche du XXIe siècle ». Il stigmatise avec une violence inégalée la politique judiciaire de Robert Badinter. Tous les thèmes de l’extrême droite sont repris : on ne punit pas ; on donne une prime à la grande criminalité ; il faut rétablir les quartiers de haute sécurité de manière à isoler les délinquants les plus dangereux, qui contaminent les autres prisonniers ; il faut construire des prisons pour y mettre tous les malfaiteurs encore en liberté ; il faut il faut Je lui demande pourquoi il ne dit pas cela au pays, avec le poids, l’autorité qui sont les siens. C’est alors qu’il me répond : « Oui, justement, je le ferai peut-être »
Sur l’immigration, il redouble de virulence. Le Pen est un premier communiant à côté de Philippe ! Il m’assure que si des dispositions ne sont pas prises de façon urgente pour remédier à une situation aberrante (dont il situe les origines à l’époque de Pompidou, et les développements à celle de Giscard « qui a fait une politique de gauche sous le vocable libéral »), nous allons au-devant d’émeutes dont le pays aura du mal à se relever. En résumé, il faut « les » renvoyer chez eux. D’abord les « familles » qu’on a eu le malheur de faire venir alors que, du temps du Général, les ouvriers maghrébins pouvaient rentrer chez eux deux fois par an. Ensuite, tous ceux qui se prétendent Français parce qu’ils sont nés en France (« Ma sur Anne serait-elle libanaise sous prétexte qu’elle est née au Liban ? ») et qui n’ont pas fait leur service militaire en France « Dehors ! dehors ! dehors ! Sans quoi le pays sombrera ! » Il me raconte des anecdotes stupéfiantes sur les stratagèmes employés par les Algériens pour tricher sur leur entrée en France, sur leur identité, leur nationalité, la façon dont ils vont, viennent sans le moindre contrôle. « Un exemple, me dit-il : un jour, à mon arrivée à Nouméa, on fouille mes valises, on timbre mon passeport, on me fait passer sous le détecteur d’armes à feu, tandis qu’à côté de moi, Sidi ben Ahmed, Boudiaf ben Bibi, Mohamed ben Zaza et autres loqueteux passaient les contrôles comme si de rien n’était, au vu de petits bouts de carton crasseux »

« Le président Mitterrand effectuera un voyage à Paris »
19 mai 1982
Jobert me confie que, lors d’un récent Conseil des ministres, Mitterrand a lancé, en évoquant les difficultés de l’Europe des Dix : « De Gaulle a eu raison en 1966 ! »
Puis il me parle de nouveau des communistes, « plus rampants que jamais, avalant leur chapeau chaque jour, se reniant, prêts à tout pour demeurer au gouvernement. Ah ! Il faut les voir et les entendre en Conseil des ministres ! On n’en croit ni ses yeux ni ses oreilles
« Je suis le seul, m’affirme-t-il, à pouvoir parler librement dans mes articles et dans mes interviews. Je dis ce que je pense. Et, croyez-moi, le président me lit. Je le sais Mitterrand n’est plus du tout le même depuis qu’il est à l’Élysée. L’Élysée a changé tous les hommes dès leur arrivée. Même Pompidou, qui marchait les pieds en dedans et le dos raide ! Il n’y en a qu’un qui est demeuré le même, c’est-à-dire modeste, c’est le général de Gaulle. Non ! Ce n’est pas une boutade ! Il écoutait toujours attentivement les autres, parce qu’il avait le respect des autres, même quand il les jugeait idiots. Plus exactement, il avait le respect de leurs titres, de leurs fonctions, de ce qu’ils représentaient au sein de l’État. Il avait du respect pour n’importe quel imbécile à condition qu’il fût ministre. Il traitait avec une grande considération n’importe quel haut fonctionnaire, directeur, parce qu’il incarnait l’État.
« Mitterrand, lui, n’écoute plus personne aujourd’hui. Il n’interroge plus ses ministres, ne les entend plus. C’est lui qui disserte. Il parle, il parle et on l’écoute. Oui, Mitterrand a changé le jour où il a pénétré dans l’Élysée : la démarche, le masque, la voix, le regard. Il est autre. Il est devenu impérieux.
« Mitterrand adore les voyages. Aucun ne le rebute. Aucun ne le fatigue. Il est manifestement enchanté et touché par les fastes, les honneurs, le décorum, le protocole. Le soir, on a peine à lui faire quitter les réceptions : il parle, il n’en finit pas de parler. Un jour à Hambourg, le lendemain à Londres, le surlendemain partant pour l’Afrique, avec une escale à Alger ! On l’annonce maintenant en Hongrie. Pourquoi la Hongrie ? À Tokyo, où ce n’était pas gai, il était pourtant enchanté. Ah ! Ce voyage Les Japonais ont dit : Nos conversations avec M. Mitterrand ont été intéressantes sur le plan philosophique. Bien entendu, sur le plan commercial, il était stupide d’en attendre quelque chose ! » (Jobert rit quand je lui rapporte la boutade du Monde : « Le Président Mitterrand effectuera un voyage à Paris les 13 et 14 juin prochain. »)
« Oui, je tente d’élargir le gouvernement vers le centre gauche, m’avoue ensuite Jobert. Mais c’est une entreprise très difficile. Les communistes le savent et ne peuvent supporter cette idée. Quant aux socialistes – impérialistes dans les affaires de l’État -, ils n’en veulent à aucun prix. Mais le président, qui est plus intelligent qu’eux, le souhaite et me laisse faire. Les socialistes ne doutent de rien. Ils croient avoir la science infuse. Mais ils commencent maintenant à douter un peu d’eux-mêmes, disons un jour sur deux. Oui, c’est cela : ils ont la science infuse un jour sur deux. C’est un progrès. »

« Mitterrand n’est plus le même homme »
20 mai 1983
Michel Jobert, qui vient de démissionner du gouvernement, croit ferme, tout comme Maurice Couve de Murville, que François Mitterrand non seulement ira jusqu’au bout de la législature et de son septennat, mais aussi qu’il songe dès maintenant à se représenter : « J’observe que, depuis son arrivée à l’Élysée, il n’a jamais, je dis bien jamais, rappelé sa promesse de ne faire qu’un seul septennat, me dit-il. C’est l’une des raisons pour lesquelles il a décidé d’user Mauroy. Il sait en effet que Mauroy n’a qu’une idée en tête, celle de lui succéder en 1988. Or il n’aime pas Mauroy, pour bien des raisons internes au Parti socialiste, mais aussi parce qu’il se pose comme successeur ! S’il a repris Mauroy, malgré tous les inconvénients politiques évidents de cette reconduction, c’est pour mieux l’écarter plus tard. C’est aussi parce que cet homme est moins dangereux à Matignon que caracolant à l’extérieur dans les mois qui précéderont le prochain congrès du Parti socialiste. C’est enfin parce que les communistes – qui ne voulaient à aucun prix de Delors ou de Bérégovoy – l’ont imposé à Mitterrand, l’ont exigé. Mauroy, qu’il le veuille ou non, est l’homme des communistes.
« Mitterrand a considérablement changé depuis son arrivée à l’Élysée, me raconte Jobert. Ce n’est plus le même homme. Peut-être redevient-il le même quand il rencontre ses amis à dîner chez Goldenberg ou d’autres copains, d’autres soirs, au restaurant ou chez les uns ou les autres ? Mais, pour le reste, le personnage est devenu un peu extravagant par sa froideur, l’extraordinaire distance qu’il établit entre lui et son interlocuteur, l’impassibilité du masque qu’il s’est mis sur le visage, une pose permanente, ses silences glaciaux ou, au contraire, ses monologues qui n’ont rien à voir avec le sujet abordé, la façon qu’il a de ne jamais répondre à vos questions, de fuir, de parler d’autre chose. À l’évidence, il s’est créé un personnage. Il est autre. L’Élysée, ses fonctions l’ont transformé. »

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De l’argent
3 octobre 1984
« A la fin de mon livre, j’ai fait allusion, conclut Jobert, à un scandale : à celui de l’argent étranger que reçoivent les partis politiques français, surtout le RPR et les socialistes. Bongo les inonde d’argent, Mobutu aussi, l’Arabie saoudite et d’autres pays du Moyen-Orient également, surtout l’Irak. Personne n’a relevé l’allusion et, pourtant, c’était assez clair »

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