Histoire d’une machination

Cette fois, c’est officiel : un cabinet « fantôme » du Pentagone a bel et bien fabriqué de toutes pièces les documents faisant état d’un lien entre Saddam Hussein et al-Qaïda.

Publié le 23 avril 2007 Lecture : 6 minutes.

Un obscur service du Pentagone – l’Office of Special Plans, dirigé par Douglas Feith, ancien sous-secrétaire à la Défense – a délibérément fabriqué des documents faisant état d’un lien entre le régime de Saddam Hussein et al-Qaïda pour inciter les États-Unis à entrer en guerre contre l’Irak. Cette conclusion, à laquelle étaient depuis longtemps arrivés la plupart des spécialistes du Moyen-Orient, a été confirmée par Thomas Gimble, inspecteur général du département de la Défense dans un rapport rendu public le 5 avril à la demande de Carl Levin, président de la Commission des services armés du Sénat.
Aux côtés de son patron Paul Wolfowitz, secrétaire adjoint à la Défense, Feith appartenait à l’influent groupe de néoconservateurs pro-israéliens de l’administration Bush qui ont profité des attentats du 11 septembre 2001 pour faire campagne contre Saddam. Selon le rapport de l’inspecteur général, Feith a produit des documents affirmant qu’il y avait des « relations anciennes, symbiotiques » entre l’Irak et al-Qaïda dans une bonne dizaine d’activités précises dont l’entraînement des recrues, le financement et la logistique. Pour étayer son dossier, il soulignait l’importance d’une rencontre qui aurait eu lieu à Prague en avril 2001 entre Mohamed Atta, l’un des kamikazes du 11 Septembre, et un agent des renseignements irakiens, Ahmad al-Ani.
Pour préparer l’opinion américaine à une attaque contre l’Irak, Feith avait communiqué ses conclusions mensongères au Weekly Standard, le magazine néocon qui, sous l’impulsion de son directeur, William Kristol, réclamait à grands cris un « changement de régime » en Irak depuis la fin des années 1990 – et qui s’emploie aujourd’hui à réclamer une guerre contre l’Iran. Après un examen attentif du dossier, la CIA et la Defense Intelligence Agency (DIA) ont l’une et l’autre estimé que Feith avait tout faux. Elles n’ont trouvé « aucun indice concluant » de relations entre l’Irak et al-Qaïda, et aucune preuve d’une « coopération directe ». Mais Feith ne s’est pas découragé. Il s’est appliqué à contester les conclusions de la CIA et de la DIA et a présenté ses affabulations comme des faits à un autre néocon bien placé, Lewis Libby, directeur de cabinet du vice-président Dick Cheney, et au directeur adjoint de la Sécurité nationale, Steven Hadley. Au bout du compte, grâce à des complicités dans l’administration, les faux documents de Feith se sont retrouvés sur les bureaux du président George W. Bush et de Cheney, qui les ont utilisés dans leurs discours pour préparer l’opinion à l’invasion de mars 2003. L’intrigue avait réussi.
Le sénateur Levin affirme dans un communiqué que le rapport du département de la Défense démontre fort bien pourquoi l’inspecteur général a conclu que Feith a fourni avant mars 2003 des documents « inappropriés » sur de prétendues relations entre l’Irak et al-Qaïda. Le mot « inapproprié » n’est peut-être pas le meilleur qualificatif pour le comportement criminel de Feith.
Comme il est aujourd’hui évident, la guerre contre l’Irak a été un désastre pour les États-Unis, pour l’Irak et pour tout le Moyen-Orient. Mais c’est aujourd’hui seulement, quatre ans après la prise de Bagdad, qu’un rapport officiel désigne clairement ceux qui en portent la plus grande responsabilité. Pourquoi Feith et ses amis ont-ils agi ainsi ? Et comment ont-ils fait pour échapper à toute sanction ? Manifestement, en militant pour la guerre, ils avaient pour premier souci de renforcer la sécurité d’Israël en brisant un grand État arabe, et en écartant ainsi une éventuelle menace à l’Est pour Israël. En projetant de transformer la région grâce à la puissance militaire américaine, ils rêvaient de se débarrasser d’un coup de tous les ennemis d’Israël : les nationalistes arabes, les extrémistes islamistes et les militants palestiniens. Le renversement de Saddam ne devait être que la première étape d’un remodelage complet de la région au profit à la fois d’Israël et des États-Unis.
La folle entreprise de Feith et de ses complices néocons n’aurait sans doute eu que peu de chances de réussir s’ils n’avaient fait équipe avec des hommes comme Cheney et l’ancien secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld, qui étaient évidemment séduits par la perspective de mettre la main sur les réserves pétrolières irakiennes, les deuxièmes du monde après celles de l’Arabie saoudite, et de faire de l’État client irakien une base pour l’extension de la puissance américaine dans l’ensemble du Moyen-Orient et de l’Asie centrale. Le président Bush lui-même est entré dans leur jeu – ce qu’il doit amèrement regretter, aujourd’hui que ses conseillers et lui cherchent désespérément un moyen de se sortir du bourbier irakien.
Rétrospectivement, la campagne menée par Israël et ses amis américains pour entraîner les États-Unis dans une guerre avec l’Irak doit être considérée comme la plus audacieuse opération de sabotage du monde arabe qui ait été conçue. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’Israël cherche à déstabiliser ses voisins dans l’idée qu’un monde arabe faible et divisé est à son avantage. Depuis des années, il envoie de l’argent, des armes et des instructeurs militaires pour soutenir le Sud-Soudan dans son interminable guerre contre Khartoum et a apporté une aide encore plus appuyée aux Kurdes contre Bagdad. Les multiples invasions du Liban – en 1978, 1982, 1993, 1996 et 2006 – avaient pour objectif de faire sortir ce pays de la sphère d’influence de la Syrie et d’installer au pouvoir à Beyrouth un gouvernement aux ordres d’Israël. Dans les Territoires occupés, il a cherché à éliminer la résistance palestinienne non seulement par des boycottages, des frappes militaires et une campagne systématique d’assassinat des activistes palestiniens, mais aussi en dressant une faction palestinienne contre une autre, notamment les islamistes contre les nationalistes.
Par son audace, la machination qui a entraîné les États-Unis dans la guerre contre l’Irak ne peut se comparer qu’au scandale de l’Irangate dans les années 1980. Israël avait commencé à livrer secrètement des armes américaines à l’Iran au début de sa guerre contre l’Irak en 1980, alors même que des otages américains étaient retenus en captivité à Téhéran, et en violation de l’embargo imposé par les administrations Carter et Reagan. L’intérêt d’Israël était de jeter de l’huile sur le feu de façon à écarter toute possibilité pour l’Irak de se tourner vers l’Ouest et d’adjoindre sa puissance militaire à celle de la Syrie. Vendre des armes à la République islamique d’Iran, qui se battait alors pour sa survie, était une manière d’affaiblir deux ennemis potentiels : l’Iran et l’Irak. C’était aussi largement profitable aux trafiquants d’armes israéliens.
Pour persuader Washington de fermer les yeux sur ces ventes d’armes, Israël a eu une idée ingénieuse. Il a proposé de faire payer très cher à l’Iran les armes qu’il lui livrait secrètement et de faire profiter des bénéfices les Contras nicaraguayens. Les Américains ont accepté de bon cur. Ils cherchaient un moyen de soutenir les Contras à qui le Congrès avait coupé les vivres. Le 17 janvier 1986, le président Reagan signait un décret qui relançait officiellement le programme d’armement clandestin. Les ventes d’armes d’Israël à l’Iran étaient libérées de toute contrainte. Mais le scandale qui devait être baptisé « l’Irangate » a empoisonné les dernières années de l’administration Reagan comme les dernières années de Bush sont empoisonnées par la guerre en Irak. Israël peut-il être persuadé de rechercher sa sécurité à long terme dans de bonnes relations avec les Arabes plutôt qu’en semant le chaos chez eux ?
L’Initiative de paix arabe de 2002, relancée au récent sommet arabe de Riyad, pourrait peut-être être considérée comme une invitation faite à l’État hébreu de jouer dans la région un rôle constructif plutôt que destructif. Le message arabe à Israël semble être celui-ci : « Arrêtez de jouer les mauvais garçons. Tournons la page de la guerre et bâtissons ensemble un avenir meilleur. » Mais les instincts interventionnistes des Israéliens sont si profondément ancrés qu’il faudrait quelque chose comme une révolution de leur pensée militaire et sécuritaire pour qu’ils profitent de l’occasion.

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