Wade entre Seine et Potomac

Beaucoup en conviennent : Dakar et Paris ne filent plus le parfait amour. Mais le président sénégalais, accusé d’être plus proche de George W. Bush que de Jacques Chirac, refuse d’entendre parler de divorce.

Publié le 23 février 2004 Lecture : 6 minutes.

Les États-Unis sont-ils en train de prendre « la place » de la France au Sénégal ? Nombre d’observateurs de la vie politique sénégalaise en sont persuadés. Et de citer le fait que dans ce pays de 11 millions d’habitants qui passe pour être (avec le Niger) le « berceau » de la francophonie et comme un « prolongement naturel de la France », plusieurs ministres, leur chef en tête, se plaisent de « façon ostentatoire » à converser en anglais. Ils rappellent que le Premier ministre Idrissa Seck, formé, entre autres, à l’université de Princeton (et soupçonné, pour cela, d’être un américanophile), a publiquement déploré, en mai 2003, la qualité de la coopération avec une France qui, à ses yeux, « fait déjà beaucoup », mais manque de « dynamisme et d’instruments de réaction rapide » dans les situations d’urgence tel que le naufrage du Joola (près de deux mille morts le 26 septembre 2002). Ils relèvent que le chef de la diplomatie sénégalaise, Cheick Tidiane Gadio, est moins fréquent à Paris qu’aux États-Unis, où cet ancien professeur de journalisme vivait du reste avant sa nomination, en 2000.
Les mêmes évoquent, pêle-mêle, la décision prise par Dakar, en 2003, d’exempter les ressortissants américains de la juridiction de la Cour pénale internationale, les relations conflictuelles entre Air Sénégal International et Air France, l’expulsion, la même année, de la correspondante de Radio France Internationale, d’un hôtelier français impécunieux et gros débiteur de l’État, mais aussi de plusieurs sans-papiers et délinquants français, en application de la fameuse règle de la réciprocité et, sans doute, pour répondre aux traitements humiliants infligés, parfois, aux Sénégalais refoulés de Paris, de Marseille, de Nantes et d’ailleurs. Ils en concluent qu’il y a aujourd’hui « désamour » entre Dakar et Paris.
« Tout baigne », souligne-t-on pourtant dans le proche entourage du président Abdoulaye Wade, qui a déjeuné « en tête à tête » – le détail a son importance – , le 19 février, avec son homologue français, à l’Élysée. « Nos relations sont au beau fixe », jure-t-on au Quai d’Orsay, en rappelant toutefois qu’au Sénégal, comme ailleurs sur le continent, « la France travaille en parfaite intelligence avec les États-Unis. » Alors ?
Le chef de l’État sénégalais, lui-même, ne cache pas, mezza voce, sa « déception » vis-à-vis d’un pays, la France, où il a étudié, fait la connaissance de sa blonde épouse Viviane, et auquel il a réservé son premier déplacement hors d’Afrique, après son élection en mars 2000. A contrario, il aime à citer en exemple la qualité des rapports qu’il a su nouer, ces dernières années, avec le président américain George W. Bush, qui a choisi Dakar comme unique escale francophone lors de son périple africain, en juillet 2003. « Bush est un ami, précise même Wade dans un récent entretien au quotidien français Le Figaro. Nous nous sommes tout de suite compris. Il lui est déjà arrivé de m’appeler uniquement pour demander de mes nouvelles. Chirac, pour sa part, m’a prévenu d’emblée qu’il est un ami de mon prédécesseur, Abdou Diouf. Cela n’empêche pas une estime réciproque sur laquelle s’est tissée une certaine amitié. Le président français représente une nation avec laquelle nous entretenons une relation triséculaire. Mon père s’est battu pour la France et le 11 Novembre est là pour rappeler le souvenir de tous les tirailleurs sénégalais. Il est impossible de ne pas tenir compte de ce passé. »
On l’aura compris, il y a, d’un côté, « l’ami » Bush. De l’autre, « l’ami de l’ex », Diouf, aujourd’hui secrétaire général de l’Organisation internationale de la Francophonie et dont la benjamine, Yacine, a pour illustre parrain un certain… Jacques Chirac. Mais, au-delà de ces considérations personnelles, Wade et Chirac se voient régulièrement depuis quatre ans, notamment à l’occasion des fréquents séjours ou escales du président sénégalais à Paris. Ils se téléphonent également pour discuter de la crise en Côte d’Ivoire, de l’Irak, de la brouille franco-américaine. Pour les voeux du nouvel an ou, par exemple, début janvier 2004, peu après le crash à Charm el-Cheikh (Égypte) d’un avion transportant des touristes français. Le président français, qui n’est pas allé au Sénégal depuis juillet 1995 (il y a neuf ans !), s’y rendra, assure-t-on au Quai d’Orsay, « au cours du deuxième semestre de 2004 ».
Tout en se qualifiant lui-même de « francophone de coeur et de culture », Wade ne cache pas, comme du reste beaucoup de ses concitoyens, sa fascination pour les États-Unis, pour sa philosophie libérale, dont se réclame le Parti démocratique sénégalais, qu’il a fondé. Militant panafricaniste, il est, par ailleurs, persuadé du rôle capital que pourraient jouer les Africains-Américains et l’ensemble de la diaspora noire dans la réussite du Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique (Nepad).
Par conviction, mais aussi par intérêt, il s’est donc gardé, contrairement à nombre de ses pairs africains, de condamner l’intervention américaine en Irak. Il s’est même félicité de la chute du régime de Saddam Hussein, « une dictature de moins sur la terre », alors que l’opinion sénégalaise avait largement désavoué les frappes américano-britanniques. « En réalité, Wade n’est pas vraiment proaméricain, mais il a toujours trouvé des oreilles attentives à Washington, surtout au Congrès, explique un universitaire sénégalais. Il y était reçu par les officiels, même lorsqu’il était opposant, ce qui n’a jamais été le cas en France. Par ailleurs, il connaît mal le personnel politique français. Le malaise actuel entre Paris et Dakar relève moins d’une incompréhension que d’une accumulation de malentendus dus, pour l’essentiel, au parcours politique du président Wade, considéré comme un pestiféré à Paris lorsqu’il était opposant, à la personnalité de son Premier ministre et au style atypique de son ministre des Affaires étrangères… »
De fait, le renforcement de l’axe Dakar-Washington est antérieur à l’élection d’Abdoulaye Wade. En 1991, lors de la première guerre du Golfe, son prédécesseur Abdou Diouf avait envoyé un demi-millier d’hommes se battre aux côtés de la coalition anti-irakienne menée par les États-Unis. En 1998, les Sénégalais avaient réservé un accueil populaire à Bill et Hillary Clinton. Quelle qu’en soit l’importance, ce rapprochement ne résiste pas à la réalité, encore moins aux chiffres. La France, qui dispose d’un millier de soldats (Forces françaises du Cap-Vert, FFCV) à Dakar, est toujours en pole position, presque partout, dans ce pays. Elle est ainsi le premier bailleur de fonds, le premier contributeur aux programmes d’aide européens en direction du Sénégal, le premier partenaire commercial, le premier investisseur et le premier « pourvoyeur » de touristes. En comparaison, et en dépit de l’arrivée récente sur le marché sénégalais de plusieurs firmes comme Microsoft, les États-Unis font pâle figure.
Désireux de se faire aimer des uns et des autres, et de drainer vers le Sénégal des capitaux, qu’ils soient américains, français, taiwanais, japonais ou iraniens, Wade profite de la position stratégique de son pays, à mi-parcours entre l’Europe et l’Amérique, pour faire monter habilement les enchères, pour jouer dans la cour des grands. Et, au besoin, aider les uns et les autres à dissiper leurs propres « malentendus ». Il a ainsi récemment servi d’intermédiaire entre Chirac et Bush, à couteaux tirés sur la guerre en Irak. Il a eu des conversations avec l’un et l’autre pour tenter un rapprochement avant le sommet d’Évian (juin 2003). Il a même, avec l’accord des intéressés, suggéré une rencontre à trois. Le principe d’un dîner était arrêté, mais celui-ci n’a pu finalement se tenir pour des motifs qu’il refuse de révéler. Wade a également contribué, cette fois avec plus de réussite, à la récente amélioration des relations américano-libyennes. En marge du dernier sommet de l’Union africaine qui s’est tenu à la mi-juillet 2003 à Maputo, le colonel Mouammar Kadhafi lui a en effet demandé d’intercéder en sa faveur auprès de Bush pour un règlement du contentieux politique entre les deux pays. Dans un premier temps, le président sénégalais s’est heurté à un refus poli mais catégorique de la Maison Blanche, qui lui a suggéré de se méfier de la « mauvaise foi » de Kadhafi. Mais Wade, qui s’est rendu trois fois à Tripoli au cours du dernier semestre de 2003, est par la suite régulièrement revenu à la charge, notamment au cours de ses longs entretiens téléphoniques désormais mensuels (et en anglais) avec Bush. Ce dernier a fini par céder, précisant néanmoins qu’il reviendrait au Premier ministre britannique Tony Blair de superviser d’éventuelles discussions avec le « Guide » libyen.

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