Trois vies en une

Le Franco-Camerounais Eugène Ébodé publie un nouveau roman, « La Divine Colère ». Et se confie sur le football, la politique et la littérature.

Publié le 23 février 2004 Lecture : 5 minutes.

Le Franco-Camerounais Eugène Ébodé, 42 ans, est un touche-à-tout atypique : ex-footballeur, écrivain et homme politique, il passe d’un monde à un autre avec une facilité déconcertante. Son dernier livre, La Divine Colère (éditions Gallimard), constitue le deuxième volet de ses souvenirs du Cameroun. Avec nous, il retrace son parcours et passe l’actualité en revue. Du football africain à la politique française, en passant par la laïcité, la discrimination positive, l’immigration, le Front national…
Ses premières amours ? Le football, évidemment. Enfant, après les cours qu’il goûte assez peu, il joue avec ses amis. Une orange, un objet suffisamment rond pour rouler dans la poussière d’un terrain vague de Douala : c’est le foot « système D ». À 18 ans, il devient, dès la première journée de championnat, le gardien titulaire du Dragon de Doula, club de première division. À peine quelques mois plus tard, il est convoqué en équipe nationale junior, les Lionceaux du Cameroun. Il vit son rêve, exulte. Hélas ! il rompt avec ce milieu qu’il n’imaginait pas aussi perverti par les croyances d’un autre âge et les magouilles. Première fracture : sa sélection doit jouer un match au Caire. L’Égypte ? « Un rêve intime », qui s’écroule quand son entraîneur lui annonce qu’il ne fera pas partie du voyage, invoquant un obscur problème de visa. Il change de club, intègre la Dynamo de Douala. À 20 ans, après une ultime épreuve, il jette l’éponge. Son club est en quarts de finale de la Coupe d’Afrique des vainqueurs de coupe contre l’Asec Abidjan. Une nouvelle fois, il est écarté. « Le sorcier de l’équipe [sic] a dit aux dirigeants que si je participais à la rencontre, je nous porterais malheur », explique-t-il. Il exorcisera cette blessure grâce à l’écriture. La sorcellerie deviendra une obsession sibylline de son oeuvre. Sa passion du foot est restée intacte, mais il a abandonné la pratique professionnelle. Un monde nouveau s’est ouvert à lui : la littérature. Depuis l’âge de 15 ans, il écrit. Au collège Liebermann de Douala, la fièvre le prend. Il rédige des petits textes, des pamphlets. Douala-l’Africaine nourrit son imagination, il découvre Césaire, Mongo Béti, Cheikh Amidou Kane mais aussi Dostoïevski. C’est le début d’une nouvelle aventure.
Août 1982 : il quitte le Cameroun pour la France. Sa mère ne croit pas à l’ascension sociale par le sport et souhaite qu’il retrouve son frère dans l’Hexagone. Il débarque à Orly. « Même en plein été, il faisait froid, se souvient-il. Un froid plus symbolique qu’il n’y paraît. L’absence de chaleur humaine, la solitude, le bitume et le béton à perte de vue : j’étais perdu. » Une tentative avortée de renouer avec le foot à Argenteuil, en banlieue parisienne, et il quitte l’Ile-de-France après le baccalauréat pour l’Institut d’études politique d’Aix-en-Provence. Il s’immerge dans Marseille pendant trois ans. Après Douala, la cité phocéenne devient son second port d’attache. Petits boulots, études, stade Vélodrome : Marseille, ville cosmopolite, ouverte, en perpétuelle effervescence, lui plaît. Il devient l’ami de Joseph-Antoine Bell, gardien mythique de l’« ohème » et des Lions indomptables. En 1987, il rentre à Paris, intègre le Celsa puis obtient un DESS en relations publiques. Au milieu des années 1990, il se convainc de plonger dans l’écriture. Le Briseur de jeu voit le jour en 2000. C’est le premier volet d’une « revisitation » d’une Afrique en mutation, opus poursuivi par La Transmission et, dernièrement La Divine Colère. Il romance sa propre histoire, injecte un zeste de fiction et quelques soupçons de nostalgie, raconte son père, conseiller municipal de Douala, homme à femmes et de tradition. Son modèle en littérature ? Le poète russe Alexandre Pouchkine. Il caresse le rêve de reprendre son oeuvre inachevée, Le Nègre de Pierre le Grand, l’histoire de son arrière-grand-père maternel noir (Abraham Hannibal), originaire du Nord-Cameroun…
Vient enfin le temps de la politique. Le point de départ de cette aventure ? « La trajectoire personnelle d’enfants venus d’ailleurs, la stigmatisation de l’immigré est horripilante », explique-t-il. Il a souhaité devenir l’un des hérauts de cette immigration trop peu représentée dans la vie publique. « La forme d’aigreur que nourrit le sentiment de rejet, de part et d’autre, m’insupporte, poursuit-il. Tout comme je n’accepte pas le cliché facile de l’immigré-victime. » Il veut être là où se forme l’espérance politique. Sa voisine de palier, chef de cabinet du maire de Villepreux, lui ouvrira les portes de ce monde. Au début, ils ne font qu’échanger, débattre. L’envie d’aller plus loin le tenaille. Il devient, à Achères (Yvelines), directeur adjoint à la Jeunesse puis directeur des Affaires culturelles et enfin directeur de cabinet du maire. En mars 2001, il est élu conseiller municipal de Villepreux.
La discrimination positive ? « Je ne peux être opposé à un procédé destiné à combler un grand retard. Mais la notion de mérite est évidemment primordiale. » Le voile, la laïcité : « L’ensemble des jeunes doivent recevoir le même message, les mêmes codes, sans parasites, pour devenir les acteurs d’une nation qui a une histoire particulière. » La laïcité doit donc être défendue.
Les élections régionales arrivent à grands pas. Le spectre du Front national, agité à chaque scrutin, menace. « C’est une inquiétude, effectivement, commente-t-il. Le vote FN n’est pas que celui des petites gens, comme on veut le faire croire, mais aussi de ceux qui expriment leur peur du lendemain ou de l’autre. La gauche en a profité, la droite également. Désigner la communauté immigrée à la vindicte populaire est une hérésie, une posture suicidaire. Je regrette de n’avoir jamais vu un immigré confronté lors d’un débat à ce type qui cultive la haine. Cela aurait pourtant été la meilleure des réponses. »
Avec Eugène Ébodé, le football n’est jamais loin. Les déclarations de Michel Platini sur la valeur du foot africain, comparant leur retard en la matière à celui enregistré en termes de PIB, le font bondir : « L’Afrique est pourtant en progrès. Un pays comme le Mali a pu organiser une compétition d’envergure [la CAN 2002, NDLR], le Cameroun et le Nigeria sont champions olympiques, il y a plus de bons joueurs du continent dans les clubs européens… N’oublions pas que l’Afrique est pillée, désossée. L’exode des joueurs prend chaque jour plus d’ampleur. Il n’y a certes plus de Weah, de Pelé ou de Milla, mais ces stars cachaient un vide abyssal. Aujourd’hui, les bons, voire très bons joueurs se comptent par centaines. La Coupe du monde 2010 sera l’occasion de se situer. Le choix de l’Afrique du Sud serait symbolique. La cohabitation des communautés est un enjeu. Il faut préparer des stades, mais aussi les sociétés de nos pays. Le développement durable, c’est bien, mais l’humanité durable, c’est mieux. Et quel que soit le pays organisateur choisi, il ne faut pas que le reste de l’Afrique soit écarté. »

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