Les Forces nouvelles au bord du schisme

Entre Guillaume Soro et Ibrahim Coulibaly, dit « IB », les couteaux sont tirés. Jusqu’où ira l’affrontement fratricide des chefs de file des ex-rebelles ?

Publié le 23 février 2004 Lecture : 8 minutes.

Officiellement, tout va bien. Aucun différend n’oppose Guillaume Soro, le secrétaire général des Forces nouvelles, au sergent-chef Ibrahim Coulibaly, dit « IB ». Bien entendu, ces dénégations n’abusent personne. Une sourde bataille met bel et bien aux prises ces deux personnages clés de l’ex-rébellion ivoirienne. Leurs divergences de points de vue, leurs dissensions voire leurs affrontements finissent même par menacer la cohésion des Forces nouvelles. On sait que cette formation a pris la succession du Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI). Et qu’elle contrôle tout le nord du pays.
S’achemine-t-on vraiment vers un schisme ? Seule certitude, Soro reste le secrétaire général incontesté des Forces nouvelles. « Nous ne lui avons jamais disputé ce poste », confirment les partisans de son rival. Celui-ci, qui estime avoir été l’instigateur et le premier coordinateur de la rébellion, souhaite simplement être nommé président d’honneur.
Installé à Ouagadougou, IB n’avait manifesté que du bout des lèvres sa « sympathie » pour le mouvement. À la fin de 2002, il avait même refusé de rentrer au pays, en dépit des sollicitations de ses camarades. Au cours des mois suivants, on n’avait plus entendu parler de lui que de manière sporadique. Jusqu’à son arrestation à Paris, le 23 août 2003, qui allait déclencher une véritable réaction en chaîne.
Que faire ? L’état-major des Forces nouvelles a longuement hésité. Fallait-il mobiliser les militants et soutenir bruyamment le détenu ? C’eût été révéler l’importance d’un personnage que la direction, au fil du temps, était presque parvenue à mettre entre parenthèses. Mais il ne fallait pas non plus donner l’impression d’un « lâchage ». Soro a finalement choisi une position médiane : il a sobrement exprimé sa solidarité avec IB, mais en s’abstenant de le présenter publiquement comme un « frère d’armes ». Parallèlement, il est discrètement intervenu auprès de Michèle Alliot-Marie, la ministre française de la Défense, lors d’une visite de celle-ci en Côte d’Ivoire, les 14 et 15 septembre 2003. Il lui aurait expliqué que, compte tenu de la réputation de héros du sergent-chef, des manifestations antifrançaises étaient à craindre s’il n’était pas libéré rapidement. IB a été relâché, sous contrôle judiciaire, le 16 septembre. Sa liberté conditionnelle est confirmée, le 17 février, par la Cour de cassation, mais il reste mis en examen pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste », « recrutement de mercenaires » et « tentative de déstabilisation » de la Côte d’Ivoire.
Pour Soro et ses partisans, il n’est pas question d’accepter la nomination d’IB à la présidence d’honneur des Forces nouvelles. Au moins dans l’immédiat. Non qu’ils contestent l’importance de son rôle au sein du groupe de jeunes révoltés qui, en décembre 1999, provoquèrent la chute du président Henri Konan Bédié. Certains de ces derniers, tel Issiaka Ouattara, dit « Wattao », ne siègent-ils pas aujourd’hui dans les instances dirigeantes des Forces nouvelles ? Ils reconnaissent également volontiers que, contraint à l’exil au moment où le général Robert Gueï arrêtait, emprisonnait, torturait et exécutait les jeunes gens qui lui avaient permis de prendre le pouvoir, il n’a jamais hésité à recueillir les proscrits, à les aider et à leur prodiguer des conseils. À mi-voix, on ne fait même pas mystère de sa participation à l’élaboration de la tentative de coup d’État du 19 septembre 2002.
Que reproche-t-on alors à IB ? « Lorsque Fozié Tuo, Chérif Ousmane et Wattao sont rentrés en Côte d’Ivoire pour passer à l’action, il est resté au Burkina, assène Sidiki Konaté, le porte-parole de Soro. De plus, il n’est pas sur le terrain. Il ne travaille pas, comme nous le faisons, à faire appliquer les accords de Marcoussis. » Les partisans d’IB rétorquent que si leur chef avait été sur place, « les choses auraient mieux tourné ». Vincent Rigoulet, son chargé de communication, va plus loin. « De tous les exilés au Burkina, explique-t-il, il était le seul à bénéficier du statut de réfugié politique et était donc sous le contrôle des autorités burkinabè. Sa présence sur le sol ivoirien aurait constitué la preuve d’une « agression extérieure » susceptible de déclencher l’intervention de la France, au nom des accords de défense qui la lient à la Côte d’Ivoire. » L’explication vaut ce qu’elle vaut…
Quoi qu’il en soit, la rupture, sur ce plan-là, semble consommée : IB ne sera pas, dans l’immédiat, président d’honneur des Forces nouvelles. Mais il ne s’agit pas d’une simple querelle de leadership. Le problème est plus sérieux et il ne cesse de s’aggraver, comme en témoigne la petite guerre des communiqués et des interviews dans la presse ivoirienne. Pourtant, à titre personnel, IB s’est longtemps gardé de tout commentaire. Il ne s’est exprimé ni sur les négociations de Lomé (octobre 2002-janvier 2003) ni sur la signature des accords de Marcoussis (24 janvier 2003). Lors de la constitution du gouvernement de réconciliation nationale, en mars 2003, son nom n’a été à aucun moment officiellement évoqué pour un portefeuille ministériel. Selon toute apparence, il n’a pas non plus été consulté sur le retrait des ex-rebelles du gouvernement, en septembre.
Brusquement, le 20 décembre, IB se décide à rompre le silence, depuis sa résidence forcée parisienne. D’abord, de façon un peu brouillonne, par l’intermédiaire du caporal-chef Bamba Kassoum, dit « Kass ». Sur les ondes de Notre patrie, la chaîne de télévision de Bouaké, celui-ci déclare qu’IB est désormais le véritable chef des Forces nouvelles et que « le retour au gouvernement des ministres issus de nos rangs ne sera possible que si notre président y apporte sa caution ». Mais « Kass » commet ensuite l’énorme erreur de s’en prendre physiquement à Soro, qu’il menace d’une arme, en pleine rue, à Bouaké. Et devant témoins. Il est aussitôt désarmé et relevé de toutes ses fonctions de commandement. L’incident n’empêchera pas le ministre d’État de regagner son poste à Abidjan, le 22 décembre, mais l’alerte a été chaude. Soro sait désormais qu’on en veut à sa vie.
Son rival multiplie les déclarations au cours du mois de janvier. Il salue d’abord la proposition de Kofi Annan, le secrétaire général des Nations unies, de dépêcher quelque six mille Casques bleus en Côte d’Ivoire. Puis il s’oppose ouvertement à la proposition du président Laurent Gbagbo d’organiser plusieurs référendums. « Conformément aux accords de Marcoussis, dit-il, il ne doit y en avoir qu’un seul. »
Pendant ce temps-là, sur le terrain, la bataille d’influence se durcit et met à mal l’unité des Forces nouvelles. Le 8 février, Adama Coulibaly, dit « Adam’s », le commandant de la zone sud de Korogho, est abattu de plusieurs balles. Il était, selon certains, un partisan avéré d’IB. On ne connaîtra peut-être jamais l’identité et les mobiles des commanditaires de ce meurtre. Adam’s participait activement, à Abidjan, aux réunions de la Cellule technique opérationnelle (CTO) chargée de mettre au point l’intégration des troupes des Forces nouvelles aux Fanci, les forces armées nationales, dans le cadre du programme de démobilisation-désarmement-réinsertion (DDR) prévu par les accords de Marcoussis. « Il n’était pas du côté d’IB, c’était un homme à nous », proteste Sidiki Konaté. Les « pro-IB », à l’inverse, estiment qu’il a été éliminé parce qu’il avait signé, avec d’autres chefs de guerre, un manifeste pour la réintégration d’IB dans les Forces nouvelles.
Il est certain que ce dernier est en désaccord avec la manière dont le désarmement est conduit. Il estime que les opérations devraient être menées simultanément chez les ex-rebelles et chez les miliciens loyalistes. Pour lui, il est inacceptable que le Nord soit désarmé alors que « Laurent Gbagbo se surarme, notamment avec du matériel lourd ». Si Adam’s a payé de sa vie cette divergence de vue, c’est parce qu’il était pourvu d’un incontestable charisme : quand il parlait, on l’écoutait. Même s’il participait aux travaux de la CTO, il n’est pas exclu qu’il ait désapprouvé le caractère unilatéral du programme DDR.
Prudent et avare de sa confiance, ce « vieux de la vieille » fut un mutin de la première heure lors du coup d’État du général Gueï. En 2000, après la tentative avortée de renversement du général factieux (le fameux « complot du cheval blanc »), il sera arrêté et torturé. En septembre-octobre 2002, il combattit en première ligne contre les Fanci et fut l’un des artisans de la reprise de Man par les rebelles. Craint autant qu’admiré, il administrait sa zone comme un véritable proconsul.
Il y a trois mois, Adam’s a été déplacé de Man vers Korhogo par le colonel Soumaïla Bakayoko, chef de l’état-major militaire. Les Forces nouvelles se sont en effet résolues à redistribuer les attributions territoriales des différents commandants, afin de mettre fin aux abus de pouvoir qu’ils couvraient de leur autorité. Désoeuvrés, mal payés et assurés de l’impunité, les ex-combattants se laissent en effet un peu trop volontiers tenter par l’argent facile et les trafics en tout genre. Certains sont presque devenus des bandits de grand chemin. La perspective de devoir rendre leur kalachnikov et de renouer avec une vie de travail, peut-être de misère, n’a rien, il est vrai, de très enthousiasmant. En fait, leur situation actuelle n’est guère différente de ce qu’elle était avant le déclenchement de l’insurrection armée. Le problème est qu’entretemps on les a fait rêver. Et qu’ils attendent que les promesses soient tenues. Mais la redistribution des cartes entreprise par Bakayoko se révèle, à l’usage, délicate. Les ex-rebelles ne constituent pas en effet une armée classique. Dans leurs rangs, chaque homme choisit son chef et lui reste fidèle.
Dans l’entourage d’IB, à Paris, on observe avec un sentiment d’impuissance ces changements d’affectation qui ont pour conséquence immédiate l’éparpillement de leurs partisans. Surtout, on pleure amèrement Adam’s. Le 6 février, deux jours avant l’assassinat de celui-ci, IB a annoncé sa décision « d’entrer en politique ». Pourtant, ses moyens apparaissent limités, même s’ils sont sans doute suffisants pour tenir les positions acquises. Le 12 février, lors d’une visite éclair à Dakar, Soro a annoncé qu’il ne serait pas candidat à la présidence, en 2005. Déclaration surprenante, puisque, en toute occurrence, il n’aura pas, l’an prochain, l’âge requis pour se présenter. Il faut sans doute y voir une réponse implicite à IB, qui l’accuse de « vouloir le pouvoir pour le pouvoir » et de « préparer son parcours politique, peut-être même au détriment de ceux qui sont aujourd’hui ses alliés ».
Ce que, naturellement, Soro conteste avec la dernière énergie. Selon lui, son seul objectif est de contribuer à l’organisation d’élections libres et démocratiques. En sa qualité de ministre de la Communication, il promet de veiller à ce que les temps de parole sur les antennes publiques soient équitablement répartis entre les futurs candidats. « Les Forces nouvelles, jure-t-il, vont tout faire pour assurer la bonne tenue de la consultation, condition indispensable de la réconciliation nationale. Ensuite, elles envisageront l’hypothèse de se transformer en parti politique. Car pour se présenter à une élection, la popularité ne suffit pas. Il faut des réseaux, une équipe, un projet. » Faut-il y voir, là encore, un appel du pied à l’intention d’IB, en vue d’une future réconciliation ?

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