L’enfant sage du rap

À l’occasion de la sortie de son sixième album, « Mach 6 », rencontre avec MC Solaar. Sous le signe d’une Afrique idyllique.

Publié le 23 février 2004 Lecture : 6 minutes.

Après deux années passées « à regarder la télé », le rappeur français, né à Dakar de parents tchadiens, passe le mur du son avec Mach 6, son sixième opus. À 34 ans, il n’a rien perdu de sa sérénité ni de sa malice. Un style tranquille et des paroles positives. Pas un mot plus haut que l’autre, pas de virulentes critiques. Ce collectionneur de dictionnaires, diplômé en philosophie, se joue des syllabes, tisse des rimes et mélange les notes de la kora et du balafon avec celles des violons de l’orchestre de Moscou. Parce que « le rap est une musique ouverte ». Son propos n’use pas les neurones, mais il est loin d’être innocent. MC Solaar assume « son » rap, plus littéraire et moins belliqueux que celui de ses confrères. Et rêve d’une Afrique idyllique.

Jeune Afrique/L’intelligent : Vous avez passé deux ans devant votre téléviseur, qu’en avez-vous retenu ?
MC Solaar : L’information passe enfin dans les deux sens. On n’a jamais autant critiqué des médias qui, en même temps, nous dévoilent le dessous des cartes. Nous avons gagné en maturité, et les informations qui étaient auparavant la chasse gardée de quelques universitaires sont désormais partagées. Seule n’a pas évolué l’image de l’Afrique. On n’est jamais très loin des clichés, safaris au Kenya et famine en Éthiopie. Quand on évoque un conflit, on se contente de lectures « ethniques » ou « claniques ». Je suis sûr que derrière les coups d’État et les guerres, il y a des enjeux économiques du genre cacao, or, uranium, diamant…
J.A.I. : En dépit de la réalité, vous pensez que « l’Afrique va partir » et vous chantez « Hijo de Africa » ?
M.C.S. : « Hijo de Africa », c’est-à-dire « fils d’Afrique », est une chanson à plusieurs niveaux de lecture. Il y a différentes Afrique. Celle où, malgré la misère, les guerres et la galère, il y a de la joie dans la famille, les arts, la nature. Et puis il y a la progression du sida, le déséquilibre économique Nord-Sud, etc. Je veux briser le regard trop condescendant sur l’Afrique. Il faut que les gens aillent y casser leurs clichés et découvrent qu’il s’y passe des choses passionnantes. Les gens travaillent, dansent la rumba et peignent. Pourquoi ça n’avancerait pas, avec toute cette richesse ?
J.A.I. : Parlez-nous de votre Afrique.
M.C.S. : Mon Afrique, c’est celle de la pochette du disque. Une Afrique où un homme de type « mélano-africain » se tient prêt à aller dans l’espace. C’est ma vision du futur de l’Afrique, terre première, terre des arts premiers, terre de Lucie. J’aime les histoires de griots, les traditions, mais j’aime une Afrique économiquement conquérante, avec des laboratoires, des brevets, des pilotes qui rêvent d’espace et des stations qui lancent des satellites. Les Indiens le font, les Chinois reviennent de l’espace, pourquoi pas les Africains ?
J.A.I. : Quels sont les derniers albums de musique africaine que MC Solaar a écoutés ?
M.C.S. : [Rires.] Il n’y en a pas beaucoup ! Mes souvenirs remontent à la période Langa-Langa stars. Quand je vais au Mali ou à Dakar, j’entends la rumba partout. La dernière fois que j’ai entendu un son « révolutionnaire », c’était le zouglou, en 1992 en Côte d’Ivoire, une sorte de rap très engagé sur les conditions de vie des étudiants. Tout récemment, j’ai découvert les Gaou et le mapouka : waoouh ! danger public ! [Il éclate de rire.]
J.A.I. : Si on vous dit N’Djamena, Touba ou Le Caire, comment réagissez-vous ?
M.C.S. : N’Djamena ! Une ville où j’irai cette année. J’ai parlé avec des rastas sénégalais qui m’ont raconté leur capitale, Touba, ainsi que leur guide Cheick Amadou Bamba. J’ai eu l’impression d’apprendre quelque chose et je l’évoque dans « Hijo de Africa ». Et Le Caire c’est la ville de mes 12-13 ans, pleins de bons souvenirs avec les matchs du Zamalek à la télé, le foot dans les rues, les pyramides… C’était extraordinaire. Mon premier voyage hors de la banlieue parisienne.
J.A.I. : Vous assumez ce côté « seul contre tous » dans le milieu du rap français ?
M.C.S. : Au départ j’ai été attaqué, à cause de mon naturel, de mon style et de mes thèmes peu conventionnels. Je ne voulais appartenir à aucun clan. J’ai mis du temps à assumer cette situation. Cette fois, c’est bon ! J’aime ma capacité de nuisance. Et je regrette le manque de maturité des groupes. Nous avions pourtant tous les ingrédients pour prendre notre destin en main. Nous avons abandonné cela à des maisons de disques et à des gens qui n’y comprenaient rien. Je souhaitais que les rappeurs vivent le succès et y puisent la force de bâtir des labels, une véritable économie, comme aux États-Unis. Au lieu de tourner des clips et d’aller en boîte pour draguer. Mais il n’y a guère de résultats. Un comédien comme Dieudonné a acheté son théâtre. Dans le rap français, personne n’a construit « sa maison ». C’est un échec. Il n’y a que des passagers et peu de pilotes.
J.A.I. : Votre révolte est-elle différente de celle des autres rappeurs ?
M.C.S. : Chez moi il n’y a pas de place pour la révolte personnelle du genre « ça ne va pas, pourquoi je n’ai pas de voiture de luxe, pourquoi lui, pourquoi pas moi… Rolex, Rolls… ». Ça, c’est un mode de révolte à l’américaine. Je préfère parler des choses qui concernent plus de monde.
J.A.I. : Quels sont les thèmes de ce sixième album ?
M.C.S. : Le thème le plus réaliste est celui du titre, « ça me hante ». J’ai rencontré un jour, dans un avion pour Dakar, un jeune homme en pleurs installé à bord par des policiers. Il m’a raconté comment il venait d’être expulsé de France parce qu’il n’avait pas renouvelé sa carte de séjour. Il ne lui restait que quelques mois pour obtenir le diplôme récompensant des années de sacrifice. On l’a expulsé sans qu’il ait le temps de rentrer chez lui prendre quoi que ce soit. Globalement, je parle de la condition de l’homme moderne qui voit son destin lui échapper de plus en plus.
J.A.I. : Vous condamnez la « nazification » de la musique. Que voulez-vous dire ?
M.C.S. : Les nazis avaient pour projet de créer une race d’hommes, avec des caractères particuliers. De plus en plus souvent, les maisons de disques tentent de tout mettre en ordre. Rien ne doit dépasser. « Nazification » est un peu plus fort que « standardisation », mais c’est la création qu’on tue. Si on habitue les gens à écouter toujours la même chose, ils ne voudront plus rien découvrir. On est loin des années 1980, avec l’émergence de la world music, l’explosion du rai, du rap, du raggamuffin ou de la musique africaine.
J.A.I. : Comment reste-t-on un enfant sage quand on vit dans une banlieue difficile ?
M.C.S. : Ce n’est possible que grâce au respect pour les parents. Si l’on ne veut pas ternir la réputation de sa famille, on ne fait pas de conneries. Après, il faut aimer les gens en restant humble. Ces valeurs te servent de gouvernail. Surtout quand tu te rends compte que ta maman travaille dur [NDLR : comme infirmière] et que c’est tendu dans le porte-monnaie. Tu évites d’ajouter à son tracas. Ma mère était absente, mais elle gardait l’oeil sur ce que nous faisions, mon frère et moi. Elle tenait à ce que j’ai mon bac. Après, j’ai pris goût aux sciences humaines, comme la philo et l’histoire.
J.A.I. : MC Solaar sera bientôt papa. Votre maman chantera-t-elle des berceuses africaines ?
M.C.S. : Bien sûr ! Bien sûr !

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