Jean Rouch, l’Afrique chevillée au cur

L’ethnocinéaste français a trouvé la mort dans un accident de la route, au Niger, pays qui l’a vu naître au continent. Il avait 86 ans.

Publié le 23 février 2004 Lecture : 5 minutes.

Pouvait-on lui rêver plus belle mort ? Le cinéaste et ethnologue Jean Rouch est décédé au Niger, dans la nuit du mercredi 18 au jeudi 19 février, dans un accident de la route sur l’axe reliant Tahoua à Birnin n’Konni. À quelques kilomètres de la frontière nigériane. Le cinéaste nigérien Moustapha Allassane, ébloui par les phares d’un véhicule, a voulu se rabattre sur la droite, où il a percuté de plein fouet l’arrière d’un camion. L’auteur célébré de Moi, un Noir, prix Louis-Delluc en 1958, est mort sur le coup. Il avait 86 ans. Les autres passagers sont indemnes.

Toute sa vie est là, concentrée dans ses derniers instants. Le Niger. Les films : il allait participer à une rétrospective sur le cinéma nigérien, du 14 au 22 février. Les projets plein la tête : il souhaitait réaliser Le Rêve plus fort que la mort, un documentaire sur le musée de l’Homme. Les amis : outre Moustapha, il était accompagné de l’acteur Damouré Zika et de sa propre épouse, Jocelyne Lamothe.
L’année dernière, avec des « ailes de résistant », Jean Rouch défendait bec et serres le musée de l’Homme, dont les collections sont promises au démantèlement en faveur du Musée du quai Branly – illustre projet présidentiel. Mais quoi de plus normal de la part du fils de Jules Rouch, océanographe et directeur du Musée océanographique de Monaco, qui, après l’école navale, s’était embarqué pour l’Antarctique avec l’explorateur Jean-Baptiste Charcot ?
Né le 31 mai 1917, en pleine guerre mondiale, Jean Rouch hérite du virus des voyages et s’initie très tôt au cinéma. Alors qu’il n’a que 6 ans, son père l’emmène voir Nanouk l’esquimau, de Robert Joseph Flaherty, l’un des inventeurs du documentaire moderne. Plus romantique, sa mère lui présente Douglas Fairbanks, dans le rôle de Robin des Bois. Gamin de Montparnasse, habitué du Cercle du cinéma créé par Henri Langlois (futur fondateur de la Cinémathèque), élève sérieux et brillant, docteur ès lettres, il entre à l’École des ponts et chaussées et en sort ingénieur en 1937. Cruel hasard de l’Histoire, au lieu de construire des ponts, il commence par détruire ceux de la Marne pour tenter de ralentir l’offensive allemande au début de la guerre. Peine perdue, c’est la débâcle.

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De retour du front, il fait la connaissance, au musée de l’Homme, du célèbre ethnologue Marcel Griaule, spécialiste des Dogons du Mali. Mais il ne souhaite pas rester dans l’ambiance du Paris occupé et s’engage dans les Travaux publics des colonies, qui dépendent alors du gouvernement de Vichy. Le hasard de l’alphabet lui fait prendre la route du Niger. En janvier 1996, il racontait à Jeune Afrique : « En septembre, nous rejoignons Marseille. Puis, par bateau, nous rallions Casablanca et Dakar. Nous sautons ensuite dans un train à destination de Bamako, mais à cause de la fièvre jaune qui sévit dans la région, nous faisons halte, non loin, à Koulikoro. Là, nous nous séparons. Mes camarades prennent le chemin de la Guinée, de la Côte d’Ivoire, etc. En octobre, je me retrouve alors seul, en plein coeur de l’Afrique. Pour rejoindre le Niger, j’embarque sur un navire merveilleux, Le Mage, un bateau à roue, comme il y en a sur le Mississippi. » Nous sommes en 1941. Avec lui, il emporte trois livres : L’Afrique fantôme, de Michel Leiris, un Rimbaud du Mercure de France, et La Phénoménologie de l’esprit, de Hegel. C’est grâce à ce dernier qu’il rencontre Damouré, sans emploi, mais qui se présente comme relieur. L’ouvrage de Hegel pâtit d’un excédent de colle (Damouré en a utilisé tellement qu’on ne peut plus ouvrir le livre), mais une indéfectible amitié voit le jour. Au Niger, Jean Rouch supervise la construction de routes ; quinze mille à vingt mille ouvriers sont sous sa responsabilité. Sa véritable naissance au continent noir a lieu à 10 kilomètres de Niamey, au cours d’un rite funéraire. « La foudre avait frappé dix manoeuvres. La vieille Songhaï était merveilleuse, à la fois digne et drôle. Nous sommes partis dans un gazogène avec des batteurs de calebasses, des violonistes, des danseurs de possession. J’ai assisté à l’un des rituels les plus sauvages et les plus beaux de ma vie, elle-même purifiant les corps en les frottant avec du lait qu’elle crachait sur eux puis organisant une danse de possession pour demander au génie du tonnerre les raisons de son acte. » (Le Monde, février 1991) La prise de conscience est brutale, la vocation suit : « Je me suis dit : cela ne peut pas s’écrire, cela ne peut que se filmer. » Rouch va mêler l’ethnologie et le cinéma et bâtir une oeuvre riche de quelque cent vingt films de factures et de formats différents. Après la guerre, il poursuit ses missions en Afrique, arpente le Niger, le Sénégal, le Mali, le Ghana. Encouragé par Griaule, puis par le savant Théodore Monod, il écrit des articles et prend des photos. Et s’achète une petite caméra. Son premier court-métrage, il le tourne en 1947, lors d’une expédition en pirogue sur le Niger. Au pays des mages noirs est filmé en 16 mm, caméra à l’épaule, au plus près des corps, en prise directe avec la vie. Puis vient, en 1949, Initiation à la danse des possédés, qui obtient le Grand Prix du premier Festival international du film maudit présidé par Jean Cocteau, à Biarritz. Un festival au cours duquel il rencontre une bande de jeunes allumés dingues de cinéma : Truffaut, Godard, Chabrol, Rivette… Le film ethnographique et ses méthodes fécondent la « Nouvelle Vague ».
Les titres des films de Jean Rouch parlent d’eux-mêmes : Les Magiciens de Wanzerbé (1949), Yenendi, Les Hommes qui font la pluie (1951), Mammy Water (1955), Sakpata (1963), etc. Impossible de les citer tous. En 1955, la sortie des Maîtres fous, sur les rites vaudous, choquera certains par ses scènes de possession. Sa subjectivité assumée – il filme « en amateur », avec « un regard d’enfant, étonné tout le temps » -, il l’appelle « cinétranse », une manière de tourner en plans-séquences qui caractérise notamment La Chasse au lion à l’arc (Lion d’or de la XXVIe Mostra de Venise en 1965) ou Jaguar (1955). Fiction et réalité s’entremêlent.
En 1968, Jean Rouch réussit un morceau de bravoure : il retourne sa caméra vers l’Occident et, dans Petit à Petit, place avec humour la France sous le regard de Nigériens. Qui n’ont rien à envier aux Persans de Montesquieu !

Directeur de recherche au CNRS, spécialiste des Songhaïs, président de la Cinémathèque française (1987-1991), résistant inlassable, référence de nombreux cinéastes comme Éric Rohmer, Raymond Depardon (pour qui « il nous a fait sortir du colonialisme puis du postcolonialisme ») ou encore Chris Marker, Jean Rouch n’a cessé de filmer et de revenir, encore et toujours, à l’Afrique. Et à son pays d’adoption, le Niger : « Mon seul loisir consiste à nager dans les eaux claires du fleuve. Je rencontre ainsi mon vieux compagnon de route, Damouré Zika. Je suis témoin de rituels de procession, j’assiste à une chasse à l’hippopotame à Ayorou. Tout cela se trouve dans mes films. J’en ai réalisé près de soixante-dix sur le Niger, son fleuve et ses populations. Je suis devenu un homme du fleuve et du pays. Le Niger est devenu ma famille artistique et émotionnelle. » Une partie de la mémoire du Niger est aujourd’hui sur les pellicules de Jean Rouch. Et Jean Rouch appartient aujourd’hui à la mémoire du Niger.

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