Garde-fou contre l’arbitraire

Instituée en 1998, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples a enfin vu le jour en janvier. Reste à lui donner les moyens de ses ambitions.

Publié le 23 février 2004 Lecture : 6 minutes.

Vingt-trois ans après l’adoption, le 27 juin 1981 à Nairobi, de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, une juridiction chargée de sanctionner sa violation est née. Après moult tractations diplomatiques, plusieurs années d’atermoiement des États et d’âpres combats de la société civile, la Cour africaine des droits de l’homme est entrée en vigueur le 25 janvier, soit trente jours après la quinzième ratification de son statut (déposée par l’Union des Comores). Elle sera installée après le sommet ordinaire des chefs d’État de l’Union africaine de juillet 2004, qui désignera les juges appelés à y siéger et le pays qui l’accueillera.
Le Sénégal s’est déjà porté candidat. En réponse à une sollicitation de la Rencontre africaine pour la défense des droits de l’homme (Raddho, une organisation non gouvernementale – ONG – ouest-africaine basée à Dakar), le chef de l’État Abdoulaye Wade a donné son accord, le 9 février, pour postuler à l’accueil du siège de la juridiction naissante dans l’île de Gorée, un des centres de la traite négrière, l’un des plus graves crimes contre l’humanité.
Il a fallu attendre plus de cinq ans pour obtenir que quinze des cinquante-trois États membres de l’Organisation de l’unité africaine (l’OUA, devenue Union africaine, l’UA) ratifient le Protocole adopté le 9 juin 1998 à Ouagadougou (Burkina Faso) et portant création d’une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. Les dirigeants du continent ont tardé à accepter l’entrée en vigueur de la Cour, comme ils avaient traîné avant de retenir le principe de sa création.
Il fallait l’audace de « rêveurs » comme le Sénégalais Adama Dieng, l’actuel greffier du Tribunal pénal international pour le Rwanda, pour avancer, au début des années 1990, l’idée de la création d’une cour destinée à sanctionner les États africains coupables de violations des droits humains. À l’appui de leur thèse, ils soutenaient que les rapports et recommandations de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (créée en vertu de la Charte le 2 novembre 1987), remis aux États à l’occasion des sommets de l’OUA, ne servaient qu’à remplir des tiroirs. Avant d’ajouter que l’Afrique ne pouvait, aux yeux du reste du monde, être crédible sur le plan de la démocratie et du respect des droits de l’homme si elle ne se dotait pas de l’équivalent de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour interaméricaine des droits humains.
L’argumentation a fini par convaincre. En juin 1994, le 30e sommet de l’OUA, tenu à Tunis, demandait à Salim Ahmed Salim, alors secrétaire général, de réunir les experts gouvernementaux des États membres autour de « l’examen des possibilités de renforcer l’efficacité de la Commission et notamment de la question de la création d’une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples ». Les travaux ont abouti au Protocole adopté par les chefs d’État à Ouagadougou, après de nombreux amendements apportés par leurs ministres des Affaires étrangères.
La Cour, qui se veut un instrument juridique contre l’arbitraire, agit dans deux domaines : elle émet des avis sur des questions relatives à la Charte, et rend des décisions sur toute requête pour violation des droits de l’homme. Mais elle ne « s’autosaisit » pas. Elle ne juge qu’à la demande de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, d’un des États ayant ratifié le Protocole ou d’une organisation intergouvernementale africaine. Une ONG ayant le statut d’observateur auprès de la Commission peut déférer un cas de violation des droits de l’homme à la future juridiction, mais seulement si toutes les voies de recours internes d’un État ont été épuisées. Un individu ne peut toutefois pas la saisir, sauf dans l’une des hypothèses suivantes : s’il obtient l’assentiment de l’État concerné par le dossier, qui signe une déclaration expresse dans ce sens, ou s’il fait endosser sa plainte par une commission ad hoc de l’Union africaine. Seul le Burkina Faso, où a été adopté le Protocole créant la Cour, a, à ce jour, émis pareille déclaration, après avoir été le premier pays à ratifier.
La Cour européenne des droits de l’homme, elle, reçoit des requêtes d’individus sans aucune formalité autre que l’épuisement des voies de recours internes. Son homologue africaine, en recul sur ce point, exerce les mêmes prérogatives une fois saisie. Elle peut condamner un État à réparer (financièrement) les conséquences d’une violation des droits de l’homme qu’il a commise. S’il refuse d’obtempérer, ou décide de ne pas prêter main-forte à une enquête, elle a le pouvoir de lui infliger une amende. Ses décisions sont impératives, et s’imposent aux États qui, par le fait d’être parties à son statut, s’obligent à les exécuter. La Cour peut aussi choisir de régler une affaire à l’amiable et non suivant la procédure judiciaire.
Elle offre ainsi une garantie contre les violations des droits de l’homme en Afrique. Comme telle, sa naissance a été saluée par nombre d’organisations de défense des droits humains. « Cela constitue une nouvelle étape contre l’impunité sur le continent », a commenté la Fédération internationale des ligues de droits de l’homme (FIDH). Mais le plus dur reste à faire pour que la Cour ne soit pas, comme beaucoup de structures interétatiques en Afrique, un « machin » de plus, seulement utile à entretenir une coûteuse bureaucratie internationale. Si Amnesty International suit le mouvement, elle ne s’emballe pas outre mesure et demande à voir. C’est en effet à l’Afrique de démontrer qu’elle peut faire fonctionner la nouvelle juridiction pour plus de justice, de démocratie et de respect des droits de l’homme. Les difficultés ne manquent pas.
Sur les cinquante-trois États membres de l’UA, seuls quinze sont aujourd’hui justiciables devant la Cour. Tous les autres ne peuvent y être poursuivis, car ils n’ont pas ratifié. Et beaucoup d’entre eux ne s’empresseront pas de le faire, malgré la campagne des organisations de la société civile. Autre handicap : une victime d’arbitraire ne peut pas intenter une action sans l’accord, qu’il a peu de chance d’obtenir, de l’État qui en est l’auteur. « Si les individus n’y ont pas accès, estime Kolawole Olaniyan, conseiller juridique pour l’Afrique à Amnesty International, c’est l’intégrité et la crédibilité de la Cour qui seront ébranlées. »
Un autre enjeu a trait au règlement intérieur, actuellement en cours de rédaction. Les organisations de défense des droits de l’homme suivent de près les travaux afin d’orienter la constitution et les règles de fonctionnement de la juridiction. Le choix des juges devrait intervenir en juillet prochain. Il mettrait en avant les critères suivants : la compétence, l’impartialité, l’indépendance à l’égard de l’État d’origine, ainsi que le respect de la parité hommes-femmes et de la représentation des zones géographiques du continent. Mais le plus grand point d’interrogation concerne le financement. Les activistes des droits de l’homme réclament d’ores et déjà que la Cour soit dotée de moyens suffisants pour ne pas connaître les contraintes qui ont gêné le fonctionnement de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples depuis sa création. Cette structure, qui a toujours dépendu du secrétariat général de l’OUA, a été obligée de restreindre ses activités. Dans un continent aujourd’hui en proie à une vingtaine de conflits et à des violations massives des droits de l’homme, elle ne tient, par an, que deux sessions de quinze jours chacune, en mars et en octobre.
Le Protocole de 1998 qui crée la Cour prévoit (pour des raisons budgétaires ?) un seul juge fixe, le président, assisté de onze autres non permanents. Les organisations de défense des droits de l’homme militent pour que ces derniers soient « sédentarisés », afin d’éviter tout conflit d’intérêt entre leurs activités extérieures et leur rôle de juge à la Cour africaine. Ici, plus qu’ailleurs, l’argent est le nerf de la liberté.

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