Abdul Qadeer Khan

L’ascension et la chute du père de la « bombe islamique », héros national au Pakistan et maître du marché noir de l’atome.

Publié le 23 février 2004 Lecture : 20 minutes.

« Qui est le plus important, le Pakistan ou notre héros national ? C’est le Pakistan ! » Sanglé dans son treillis, les yeux embués d’émotion, le président Pervez Musharraf s’adresse en cette soirée du jeudi 5 février 2004 à ses 150 millions de concitoyens, tétanisés par le drame qui, depuis la veille, a pour cadre les casernes de Rawalpindi, la ville-garnison jumelle de la capitale, Islamabad. En filigrane, derrière la silhouette compacte du chef de l’État, presque trop grande pour lui, se profile une ombre aussi familière et populaire aux yeux de tous les Pakistanais que le fut en son temps celle de Muhammad Ali Jinnah, le père de l’indépendance. L’homme est grand, massif, charismatique, et les femmes, dit-on, se sont longtemps pâmées devant sa beauté un peu empâtée. Son visage se décline partout depuis vingt ans : sur d’immenses panneaux à l’entrée des villes, sur les livres d’école, sur le pare-brise des voitures, sur les flancs des camions qui hoquètent le long des routes de montagne. Pour la plupart des Pakistanais, il est un mythe, celui qui a forgé leur fierté et lavé leur honneur des humiliations que l’Inde voisine et ennemie a fait subir au « pays des Purs ». Il est Abdul Qadeer Khan, le
Dr Khan, et si les sondages de popularité existaient au Pakistan, nul doute que, face à lui, Pervez Musharraf tutoierait le ridicule. On ne se compare pas au père de la bombe.
Mais le général Musharraf est au pouvoir, et, en ce 5 février, c’est lui qui prononce cette étrange sentence : « Notre héros national a commis des erreurs, c’est regrettable. Il les a reconnues. J’ai donc décidé de lui pardonner. » Théâtre ? Tragi-comédie ? Reality show ? La quasi-totalité des Pakistanais a d’ores et déjà tranché : il s’agit d’une pièce montée. La veille, en effet, le Dr Khan était apparu sur les écrans de télévision, l’air aussi contraint que contrit, les mains un peu tremblantes. « Chers Frères et Soeurs, avait-il marmonné en anglais devant ses compatriotes médusés, j’ai, de mon plein gré, choisi de m’adresser à vous pour vous présenter mes plus profonds regrets et mes excuses les plus sincères… Ce que j’ai fait et ce que mes collaborateurs ont fait sur mes instructions l’a été sans aucune autorisation officielle. Je n’ai jamais informé le gouvernement de mes activités. Je suis le seul responsable de tout… Je vous demande humblement de bien vouloir me pardonner… » Aussitôt avoué, aussitôt absous. Après une réunion aussi formelle qu’expéditive du Conseil national de commandement, Abdul Qadeer Khan voyait sa demande de grâce acceptée avec reconnaissance par le chef de l’État. Pour services rendus à la patrie, mais surtout en échange de son silence, celui qui fut pendant un quart de siècle la plus grande source privée de prolifération d’armes nucléaires au monde est admis à faire valoir ses droits à la retraite. Ainsi s’achève un scénario à la fois imparable et cousu de fil blanc dont l’ultime scène a été mise au point au début de janvier dans le cadre feutré et enneigé de Davos, en Suisse, lors d’un tête-à-tête entre Pervez Musharraf et le vice-président américain Dick Cheney. Khan avoue, prend tout sur lui, exonère de toute responsabilité l’establishment militaire pakistanais dans son gigantesque trafic et échappe par là même à un mandat d’arrêt international, à la prison, à un procès et à l’infamie. À 68 ans, celui que les médias occidentaux dépeignent sous les traits d’un Dr Folamour musulman acharné à propager la « bombe islamique » – existe-il une « bombe chrétienne » ? une « bombe juive » ? une « bombe hindoue » ? – tombe comme un bouc émissaire expiatoire. Coupable, certes, d’avoir confondu le programme nucléaire pakistanais avec sa propriété privée, coupable d’avoir aimé l’argent et de s’être laissé guider par un ego d’une mégatonne, victime surtout d’un nouveau monde unipolaire, celui de l’après-11 septembre 2001, où les clients apeurés livrent leurs fournisseurs au moloch américain avec la même insouciance que les seconds leurs offraient, il y a peu, des plans de bombes atomiques clés en main…
Personnage hors normes, Abdul Qadeer Khan a toujours puisé dans les drames de son enfance une double fascination contradictoire : celle de la guerre, celle de la paix. À l’entrée de ses bureaux d’Islamabad est accroché aujourd’hui encore un immense tableau rougeoyant. Sur fond de flammes et de corps martyrisés, on y voit un train surgir de l’enfer, les wagons bondés de réfugiés hagards, fuyant les massacres intercommunautaires qui, il y a un demi-siècle, déchirèrent le sous-continent après l’éclatement du Raja – l’Empire britannique des Indes. Ce Dernier Convoi, titre de l’oeuvre, décrit le sort réservé à nombre de musulmans lors de leur longue route vers le Pakistan nouvellement créé. Lorsque éclate, en 1947, cette effroyable guerre religieuse, Khan a 11 ans. Il vit à Bhopal, en Inde, où son père est instituteur et où sa famille est installée depuis des siècles. L’État du Madhya Pradesh, à majorité musulmane, est moins affecté que les autres par le raz-de-marée de violence qui, en quelques années, fera 1 million de morts et 30 millions de déplacés – la plus grande migration de l’Histoire. Abdul Qadeer Khan n’en conserve pas moins, inscrit en lettres de feu, le souvenir de ces trains fantômes souillés de sang et empestant l’odeur des cadavres en putréfaction de ses coreligionnaires, qui venaient échouer en gare de Bhopal. 1952 : l’étau se resserre. La famille Khan doit fuir à son tour vers la Terre promise. Le voyage à travers le désert du Rajasthan est épuisant et les militaires indiens volent tout ce qu’ils peuvent, y compris le stylo du jeune Abdul Qadeer. Ainsi naissent des haines inextinguibles. « Dès mon plus jeune âge, j’ai eu soif de revanche, dira-t-il plus tard, mais le désir de paix a fini par l’emporter chez moi sur le désir de vengeance, étant entendu bien sûr qu’il n’y a pas de paix durable sans équilibre des forces. »
C’est donc une famille traumatisée, à l’instar de centaines de milliers d’autres venues d’Inde, qui s’installe dans un quartier modeste de Karachi. Élève doué, particulièrement en sciences, Abdul Qadeer obtient, en 1960, une bourse pour aller étudier à Berlin-Ouest, puis à Delft, aux Pays-Bas, enfin à Louvain, en Belgique. Diplôme d’ingénieur métallurgiste en poche (il n’a jamais été physicien nucléaire, contrairement à ce que croient nombre de ses compatriotes), cet expatrié au nationalisme ardent vit avec passion, puis avec une profonde affliction, les guerres perdues du Cachemire et du Bangladesh face à « l’arrogance » indienne. Employé dans un laboratoire de recherche à Amsterdam, il épouse une jeune Sud-Africaine d’origine néerlandaise – une Afrikaner – rencontrée lors d’une soirée chez des amis. Femme ambitieuse et, dit-on , intrigante, Hendrina lui donnera deux filles ainsi que les contacts de quelques spécialistes du nucléaire au pays de l’apartheid, dont il utilisera plus tard les compétences. Lorsque l’Inde, en 1974, fait exploser sa première bombe atomique, provoquant au Pakistan un véritable choc national, Abdul Qadeer Khan effectue un stage rémunéré au sein du consortium anglo-germano-néerlandais, Urenco, à Anselmo, aux Pays-Bas. Enthousiasmé, « transporté d’ardeur patriotique », confiera-t-il, par le discours du premier ministre Zulfiqar Ali Bhutto jurant que les Pakistanais se procureront eux aussi leur bombe quitte à « manger de l’herbe et des feuilles » pour cela, Khan fait parvenir via son ambassade un message au chef du gouvernement : « Je suis à votre disposition. » Cela tombe bien, effectivement. Car Urenco est une société dite classifiée fabriquant un matériel sensible à double usage civil et militaire : des centrifugeuses destinées à la production de l’isotope 235, ingrédient essentiel entrant dans la composition de la plupart des armes nucléaires.
Sans que l’on sache très bien comment ou par qui, la réponse de Bhutto ne se fait pas attendre : c’est un feu vert. Pendant trois mois donc, Khan va consciencieusement se livrer à un espionnage industriel en règle. Il photocopie, recopie, photographie tout ce dont il a besoin, utilisant au besoin les services d’amis néerlandais naïvement manipulés. Une activité qui lui vaudra, en 1983, un procès par contumace à Amsterdam à l’issue duquel il sera condamné à quatre ans de prison – peine annulée un peu plus tard pour vice de forme. Entre-temps, Abdul Qadeer Khan avait quitté le pays des polders sans esprit de retour. Fin 1974, il est de nouveau au Pakistan avec, dans sa mallette, les plans complets d’une centrifugeuse, la future Pak 1. Accueilli à bras ouverts, reçu par le Premier ministre en personne, l’ingénieur prodigue se voit aussitôt affecté à la Commission nationale de l’énergie nucléaire que dirige le physicien Muhammad Bashir ed-Din Mahmud. Ce dernier, un « vieux turban » proche déjà de l’extrémisme religieux (il sera arrêté et interrogé par le FBI après le 11 septembre 2001), ne tarde pas à être mis sur la touche. Éclaboussé par ses échecs – le Canada a cessé toute assistance au Pakistan dans le domaine du nucléaire et la France est paralysée par le veto américain -, Mahmud cède la place à son rival plus jeune, plus déterminé, adepte de méthodes moins classiques et surtout extrêmement ambitieux. De Bhutto, Khan obtient qu’on lui confie la création d’un centre de recherche et de production d’uranium enrichi à Kahuta, dans la grande banlieue d’Islamabad. En deux ans, temps record, l’affaire est bouclée. Pour ce faire, Khan a puisé dans le listing de la centaine de sociétés contractantes d’Urenco, qu’il a subtilisé avec son habituelle maestria. Françaises, allemandes, britanniques, autrichiennes : aucune d’entre elles ne soulève la moindre objection face aux propositions du Dr Khan. Au contraire, elles se précipitent.
Le Centre de Kahuta – qui deviendra quelques années plus tard, en toute modestie, les Khan Research Laboratories (KRL) – inauguré à la fin de 1976, restait à élaborer la bombe. Patiemment, nonobstant les régimes qui, de Bhutto à sa fille Benazir en passant par Zia ul-Haq et Nawaz Sharif se succèdent dans le sang et les larmes sans jamais le toucher, Abdul Qadeer Khan construit son réseau. Une véritable raffinerie qui va de Zurich à Kuala Lumpur, de Dubaï à Berlin, de Pékin à Madrid, Paris et Johannesburg, et dont la particularité – le génie si l’on peut dire – sera, comme on le verra, d’être réversible. Monté pour approvisionner le Pakistan en matériels sensibles, il fonctionnera en sens inverse (et presque simultanément) pour « servir » les clients du Dr Khan. Aveuglé par ce marché lucratif, aucun de ses fournisseurs n’a le mauvais goût de signaler qu’au grand bazar de la prolifération Abdul Qadeer Khan se met très vite à commander bien au-delà de ce dont le Pakistan a besoin. D’autant que le docteur n’agit évidemment pas seul. Les KRL où il travaille sont placés sous étroite protection de l’armée, ceinturés de batteries de missiles sol-air, et les chefs d’état-major interarmes successifs, du général Beg au général Musharraf lui-même en passant par le général Karamat et le général Waheed, veilleront toujours à ce que leur accès soit interdit aux civils, y compris aux Premiers ministres Benazir Bhutto et Nawaz Sharif. Quant à Khan, il n’a jamais cessé de travailler en étroite collaboration avec cet État dans l’État qu’est l’ISI (Inter Services Intelligence Agency), l’omniprésente agence de renseignements et d’action militaire, spécialiste des actions clandestines et vivier d’officiers dont le nationalisme sourcilleux flirte souvent avec le panislamisme le plus échevelé. C’est sous ce lourd parrainage, grâce à son réseau, mais aussi avec l’aide d’experts chinois dépêchés par leur gouvernement afin de neutraliser la montée en puissance de l’Inde, qu’Abdul Qadeer Khan parviendra enfin, le 28 mai 1998, au faîte de sa gloire…
Depuis une dizaine d’années déjà, tous les spécialistes et les services de renseignements savaient que le Pakistan possédait le know how et les ingrédients nécessaires pour fabriquer une bombe. Restait à le proclamer à la face du monde. Ce 28 mai au matin, cinq explosions souterraines blanchissent les monts Chagaï en plein coeur du Balouchistan. Ce n’est pas Khan qui appuie sur le bouton, mais il est là, en état d’extase, comme le sont la quasi-totalité de ses concitoyens. Deux semaines auparavant, l’armée pakistanaise avait testé avec succès un missile d’une portée de 1 500 km capable d’être doté d’une charge nucléaire, le Ghaouri, du nom d’un célèbre conquérant musulman de l’Inde au XIIIe siècle. La panoplie est donc complète, et le docteur Khan est, littéralement, porté aux nues. Les Pakistanais ont enfin leur héros, ils vont apprendre à le connaître avec autant d’avidité que des midinettes devant leur idole.
Il y a d’abord le mythe, soigneusement entretenu. Deux fois décoré de la plus haute distinction pakistanaise, le Nishan i-Imtiaz, président à vie de l’Académie nationale des sciences, docteur honoris causa de toutes les universités du pays, celui qui, en vingt ans, est parvenu à doter le Pakistan d’un centre de recherche nucléaire, d’une usine d’enrichissement de l’uranium par ultracentrifugation, d’un réacteur à eau lourde capable de produire du plutonium, de cinq bombes atomiques et d’un missile évolutif (le Ghaouri 2, d’une portée de 2 000 km, sera lancé en 1999) a quelque chose d’un dieu vivant. « Je suis un postier, dit-il, faussement modeste, Dieu m’a donné l’intelligence, je la distribue. » Et puis : « Qui a fait la bombe ? C’est moi. Qui a fait les missiles ? Je les ai faits pour vous. » Et puis : « Je n’ai pas construit une arme de destruction massive, j’ai construit une arme de paix massive. » Adulé, peint, chanté, héros d’un feuilleton télévisé retraçant sa vie, Abdul Qadeer Khan cultive une triple image, beaucoup plus authentique et sincère sans doute que ses adversaires – pour qui il n’est qu’un bricoleur arriviste et vaniteux – voudraient le faire croire. Celle d’un nationaliste pakistanais, celle d’un croyant fier et fervent, celle d’un entrepreneur de talent. Ses convictions panislamiques et le plaisir qu’il prend à défier cet Occident qui refuse aux musulmans ce qu’il accorde aux chrétiens, aux hindous, aux juifs et aux athées – le droit de maîtriser l’atome et de posséder une bombe – sont ainsi réels et profondément ancrés. En apparence, la vie qu’il mène dans sa villa de fonction du district E7, quartier chic du nord d’Islamabad, a toujours été des plus simple. Khan lit, écrit, joue avec son perroquet Polly, recense les oiseaux du parc, étudie la marche des fourmis sur le gazon et n’oublie jamais d’apporter des pommes et des bananes aux singes qui peuplent la colline d’en face avant de partir au bureau. Certes, en cette fin des années 1990, Abdul Qadeer Khan est devenu totalement inaccessible au commun des mortels. Il ne se déplace qu’en cortège étroitement protégé, toutes sirènes hurlantes, et la bonne société de la capitale rit sous cape lorsqu’il inaugure le nouveau mausolée du sultan Shahabuddin Ghaouri, dont il se prétend le lointain descendant. Le peuple, lui, applaudit. Car non content de rendre au Pakistan son honneur, Khan est un altruiste. N’a-t-il pas financé de A à Z cinq cliniques entièrement gratuites pour les pauvres d’Islamabad ? N’a-t-il pas fondé deux instituts polytechniques et lancé une campagne nationale contre l’analphabétisme ? Qui oserait chercher des poux dans la tête d’un tel homme ?
Des journalistes de la presse anglophone pakistanaise – les arabophones lui sont totalement acquis – osent pourtant soulever la question qui fâche : celle de l’origine des fonds, apparemment sans limites, dont jouit le docteur. Courroucé, mais malin, ce dernier a une réponse toute prête et en partie fondée : il ne paie rien, tout simplement, puisqu’on lui donne tout. Son domicile, ses véhicules, ses dîners au restaurant, ses voyages à l’étranger, ses cliniques, ses instituts, tout cela lui a été offert par de généreux donateurs, qu’il s’agisse de l’État, de riches particuliers ou de simples quidams. « Je ne peux pas, confie-t-il désolé, m’arrêter au bord de la route pour boire un thé, faire réparer ma voiture ou tenter d’acheter un billet d’avion pour mes filles sans qu’on m’offre tout cela. Les Pakistanais sont ainsi. Ils veulent tous me remercier. Que Dieu les bénisse. » Et d’expliquer doctement que, dans ces conditions, il a bien du mal à dépenser son salaire officiel de 2 000 dollars mensuels. Tout cela est exact, mais ne concerne que la partie émergée de l’iceberg. Car ce que l’on apprendra, une fois venue l’heure de la disgrâce, c’est qu’Abdul Qadeer Khan est devenu, en deux décennies, l’une des plus grosses fortunes du pays. Quatre villas à Islamabad, un hôtel particulier à Londres, une collection d’armes et de voitures anciennes, une résidence de rêve sur la rive iranienne de la mer Caspienne et des licences de pêches attenantes, des terrains en Afrique du Sud et même un hôtel à Tombouctou, au Mali : l’argent semble couler à flots sur le petit ingénieur d’Anselmo devenu héros national. Père généreux, il dépense 1 million de dollars pour le mariage de chacune de ses filles et fait venir sa belle-famille pour l’occasion d’Amsterdam, en jet privé. On apprendra aussi que le Dr Khan a offert une maison au gourou un peu sorcier qui lui lit régulièrement les lignes de la main et qu’il s’est associé en affaires avec un mafieux indien réfugié à Karachi du nom de Daoud Ibrahim, par ailleurs exécuteur de basses oeuvres pour le compte de l’ISI. On apprendra, enfin, qu’il possède une demi-douzaine de comptes bancaires répartis entre Beyrouth et Dubaï sur lesquels dorment des sommes considérables.
D’où vient l’argent ? Depuis la fin des années 1980, Abdul Qadeer Khan mène une double vie. Acheteur de matériels sensibles, de plans top-secret et de technologie sophistiquée pour le Pakistan le jour, revendeur pour son compte la nuit. Dans la confession écrite de douze pages qu’il a remise le 4 février au président Musharraf, le docteur reconnaît ainsi avoir proposé de « partager », un terme qu’il préfère à celui de « vendre », son savoir-faire et celui du Pakistan à cinq pays considérés comme très risqués, si ce n’est comme voyous, par le maître américain : la Syrie, l’Irak, l’Iran, la Corée du Nord et la Libye. Sur ces cinq offres, deux ont tourné court. Sa rencontre, en 1995, à Beyrouth, avec un officiel syrien de premier rang n’a ainsi pas eu de suite. Tout comme sa proposition, formulée en octobre 1990, à Bagdad, de vendre une centrifugeuse à l’Irak : craignant un piège américain, Saddam Hussein avait alors donné l’ordre d’interrompre tout contact avec Khan. La collaboration avec la Corée du Nord, où Abdul Qadeer Khan a effectué une douzaine de voyages – le tout dernier en juin 2002 – relève, elle, de l’exploitation judicieuse d’un accord secret d’État à État. Conclu en décembre 1993, lors d’une visite à Pyongyang de Benazir Bhutto, le troc pakistano-coréen portait sur la livraison par Islamabad des plans de la centrifugeuse Pak 1 en échange du schéma détaillé de fabrication et de montage du missile balistique Nodong, qui servira de modèle au Ghaouri. Pour son propre compte, Khan a ensuite assuré le service après-vente et la fourniture de pièces de rechange. Tous les documents relatifs au deal nord-coréen ayant été détruits en septembre 2002 par l’ISI sur ordre, dit-on, de Pervez Musharraf lui-même, il sera bien difficile d’en savoir plus. Avec l’Iran et la Libye, le trafic du Dr Khan ne bénéficiait, tout au moins officiellement, d’aucune « couverture » de ce type. Les premiers contacts entre le Pakistanais et ses interlocuteurs iraniens ont lieu dès 1987, à Istanbul, à Casablanca et à Madrid. Ambitieux, Abdul Qadeer Khan propose un programme de fabrication de 50 000 centrifugeuses Pak 1 permettant, à terme, de produire trente bombes par an ! Prudents, les Iraniens se contentent d’acheter les plans. En 1989, nouveau contact, cette fois à Téhéran. Les Iraniens commandent divers équipements, le schéma précis du Khan Research Center, ainsi que des centrifugeuses clés en main. En un temps record, le docteur leur donne satisfaction, quitte à fourguer au passage des centrifugeuses d’occasion, usagées et parfois contaminées. Son réseau tourne alors à plein régime, alimenté par deux hommes de confiance. Muhammad Farooq, directeur des KRL jusqu’en 2000, sert d’interface avec l’ISI, qui ferme les yeux. Bukhari Sayed Abu Tahir, un Émirati d’origine sri lankaise installé à Dubaï où il gère une société écran (SMB Computers), s’occupe des finances. Khan lui-même répartit les marchés : ce que les surplus pakistanais ne peuvent fournir, il les commande à une société malaisienne, Scomi Precision Engineering, au sein de laquelle Kamaluddine Abdullah, fils du Premier ministre Abdullah Ahmad Badawi, possède des intérêts.
La Libye, où le Dr Khan se trouvait encore en visite privée à la mi-2003, sera le dernier et le plus rémunérateur des contrats. Khan y vend en vrac des plans de têtes nucléaires emballés dans des sacs en plastique d’une teinturerie d’Islamabad, des composantes de centrifugeuses que les Libyens entasseront dans des baraques mobiles en préfabriqué avec plan de montage et garantie de service après-vente et même, à titre de bonus, les plans rédigés en chinois d’une bombe atomique à implosion plutôt rudimentaire élaborée au début des années 1960 sur ordre de Mao Tsé-toung et transmis vingt ans plus tard aux autorités pakistanaises. Une véritable frénésie d’achat qui amènera le Dr Khan à se rendre pas moins de quarante-quatre fois à Dubaï entre 2000 et 2003 pour y rencontrer ses interlocuteurs. Et qui causera aussi, en partie, sa perte. Début octobre 2003, le cargo allemand BBC China fait une escale technique dans le port de Tarente, en Italie, en route vers Tripoli. Agissant sur renseignement de la CIA, qui suit le navire depuis la Malaisie, la police italienne saisit à son bord deux mille « pièces de machines de précision » destinées au Conseil libyen de la recherche scientifique. Il s’agit en fait des composantes d’une trentaine de centrifugeuses de type Pak 2, fabriquées par Scomi Precision Engineering. Une découverte qui sera pour beaucoup dans la décision de Mouammar Kadhafi d’abandonner définitivement son programme d’armes de destruction massive.
Depuis quelques années déjà, Abdul Qadeer Khan se sait traqué. Dès l’arrivée au pouvoir de Pervez Musharraf, en 1999, la CIA et le Mi6 britannique, qui ont pénétré une partie de son réseau, mettent en garde le nouveau président contre ses agissements. En mars 2001, le général cède à la pression : il écarte le Dr Khan de la direction des KRL, mais le nomme aussitôt conseiller scientifique du Premier ministre avec rang de ministre. Peu après le 11 septembre, les Américains reviennent à la charge : selon eux, Abdul Qadeer Khan pourrait être en contact avec des milieux proches d’el-Qaïda par l’entremise de certains scientifiques intégristes de son entourage (l’un d’eux a rédigé une thèse sur la température des flammes de l’enfer !). Si les partis islamistes pakistanais ont effectivement protesté contre son limogeage des KRL, l’accusation manque pour le moins de substance : Khan est peut-être un national-islamiste, il n’a jamais été un fondamentaliste, comme le démontrent ses connexions irakiennes et surtout libyennes. Peu importe, puisqu’il s’agit de faire peur… Lors d’une rencontre avec Musharraf, au début de 2002, le secrétaire d’État Colin Powell a cette phrase : « Selon nos informations, les KRL ont produit depuis vingt ans une tonne d’uranium enrichi. Avez-vous vérifié la destination de chaque gramme ? Êtes-vous sûr que tout est sous votre contrôle ? » Le 6 octobre 2003, c’est le coup de grâce. Ce jeudi-là, Pervez Musharraf reçoit, dans sa résidence militaire de Rawalpindi, le général John Abizaid, patron du Centcom, et le secrétaire d’État adjoint Richard Armitage. Avec un luxe de précisions inouï, un peu comme s’ils avaient implanté un émetteur sur son corps, les deux Américains décrivent au président, documents à l’appui, tous les détails du réseau Khan. Sans oublier de mentionner les complicités internes à l’appareil de sécurité pakistanais dont il bénéficie. Nullement gênés, les deux hommes exhibent notamment un dossier subtilisé par un agent du MI6 britannique à l’intérieur même de l’ambassade du Pakistan à Londres, démontrant que le bon docteur avait entretenu des relations quasi officielles avec le régime de Pyongyang jusqu’en août 2002. Acculé, Musharraf est bien obligé de promettre l’ouverture d’une enquête. Le 15 octobre, six scientifiques proches de Khan sont arrêtés à Islamabad et interrogés par l’ISI – une comédie, puisque les services pakistanais savent déjà tout.
Fin novembre 2003, Abdul Qadeer Khan est interrogé pour la première fois, dans les casernes de Rawalpindi, par une commission d’enquête composée de trois généraux. Il avoue tout, mais ajoute aussitôt que tous les chefs d’état-major interarmes qui se sont succédé à la tête de l’armée pakistanaise depuis un quart de siècle ont été tenus au courant de ses activités, soit directement par lui-même, soit par l’entremise de l’ISI. Cette confession, dont les Américains obtiennent presque immédiatement une copie, embarrasse au plus haut point le chef de l’État. Elle le concerne directement bien sûr. Khan et lui ont souvent dîné ensemble en tête à tête, ils se connaissent bien et s’apprécient mutuellement. Mais elle éclabousse au-delà cette institution qu’est l’armée pakistanaise, forte de son demi-million d’hommes en armes et bénéficiaire d’une rente de situation colossale : 22 % du budget annuel de l’État, dans un pays où l’éducation et la santé ne reçoivent chacune que 4 % du même budget ! Une inquiétude qui rejoint, fort heureusement pour Musharraf, les préoccupations de Washington. Soucieux de ne pas déstabiliser un allié qui leur a tout de même livré un bon millier de membres ou sympathisants d’el-Qaïda depuis le 11 septembre 2001, les Américains vont alors pousser le général-président à négocier un compromis avec Khan : son silence et sa contrition contre son impunité et la garantie que ses biens ne seront pas touchés. Ficelé à Davos en janvier 2004, lors de la rencontre Dick Cheney-Musharraf, cet accord de l’ombre débouchera sur la tragi-comédie du 4 février.
Certes, plusieurs partis de l’opposition pakistanaise – particulièrement les religieux – ont manifesté leur colère face au « lâchage » du « héros national ». Une grève générale a même été déclenchée le 6 février, suivie avec enthousiasme par les commerçants, les transporteurs et les étudiants. Rien de bien grave pourtant. En résidence surveillé dans sa villa d’Islamabad, gardé par une vingtaine de militaires, à l’abri derrière ses hautes grilles d’acier, le père de la bombe pakistanaise se morfond loin des regards. Interdit de mosquée, interdit de contacts non autorisés, interdit de parole, l’enfant de Bhopal a dû se contenter de regarder à la télévision ce qui ressemble peut-être à la fin d’une époque – son époque. Après plusieurs jours de négociations, les ministres pakistanais et indien des Affaires étrangères réunis à Islamabad ont annoncé, le 18 février, la mise au point d’une « feuille de route » commune pour mettre enfin un terme à un demi-siècle de tension, trois guerres et une folle course aux armements. Décidément, le monde de l’après-11 septembre n’est plus celui d’Abdul Qadeer Khan. Prudent – lui qui ne le fut pas toujours -, malin et ingénieux, comme à son habitude, le docteur a cependant pris quelques précautions préalables. Si l’on en croit ses proches, l’une des ses filles, Dina, aurait quitté le Pakistan pour Londres il y a un mois, emportant avec elle une demi-douzaine de disquettes et de CD-Rom sur lesquels seraient enregistrées les véritables confessions de son père. Une assurance vie, en quelque sorte…

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