Sortie de crise, mode d’emploi
C’est encore une fois grâce à un intense ballet diplomatique et à de multiples tractations secrètes que le pire a été évité. Pour de bon ?
« Le Groupe de travail international (GTI) n’a pas de pouvoir pour dissoudre l’Assemblée nationale. [Il] n’a pas dissous l’Assemblée nationale à l’issue de sa réunion du 15 janvier 2006. [] Le président Obasanjo, le président de la République [de Côte d’Ivoire] et le Premier ministre demandent à la population de se retirer des rues. » Il aura fallu ce communiqué final à l’issue d’un conclave de trois heures, dans l’après-midi du 18 janvier, à Abidjan, entre le chef de l’État nigérian et président en exercice de l’Union africaine (UA) Olusegun Obasanjo, son homologue Laurent Gbagbo et le chef du gouvernement ivoirien, Charles Konan Banny, pour mettre fin à trois jours de vive tension en Côte d’Ivoire.
Pour protester contre la décision du GTI de ne pas proroger le mandat des députés (arrivé à expiration le 16 décembre 2005), les « Jeunes Patriotes » de Charles Blé Goudé ont paralysé la capitale économique, dressé des barricades sur ses différentes artères, assiégé ce qu’ils appellent les « symboles de l’occupation française » : l’ambassade de France ; la base du 43e Bataillon d’infanterie de marine (Bima), à Port-Bouët ; le siège de l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (Onuci), à Attécoubé Abidjan était isolé, livré à des centaines de jeunes, comme aux pires moments des jours chaotiques qui ont suivi les affrontements sanglants du 6 au 10 novembre 2004 entre « Patriotes » et soldats de la force française Licorne.
Mais loin des pavés, de multiples tractations étaient engagées, une intense diplomatie secrète était déployée pour juguler cette crise qui a secoué le nouveau gouvernement laborieusement mis en place le 28 décembre 2005. Tout commence au début de janvier 2006. Alors que diverses hypothèses sont étudiées pour faire un sort aux députés dont le mandat a expiré, Mamadou Koulibaly, président de l’Assemblée nationale et idéologue du régime, achève de convaincre le camp présidentiel de la nécessité de proroger celui-ci. Il développe trois arguments qui emportent l’adhésion. D’abord, mettre le Parlement en congé créerait un vide susceptible de plonger le pays dans le chaos en cas de vacance du pouvoir. Ensuite, Charles Konan Banny risque de se retrouver en situation de gouverner par ordonnance. Enfin, on irait vers un précédent dangereux que pourrait invoquer la communauté internationale pour toucher à d’autres institutions du pays, donc à la souveraineté nationale. Le message passe.
Dès le 7 janvier, les « Jeunes Patriotes », le bataillon de la rue de Gbagbo, lancent un signal dans une déclaration : « Ce projet [de mise en veilleuse du Parlement], s’il était mis à exécution, constituera l’humiliation suprême face à laquelle les Patriotes, qui ont décidé d’accompagner le nouveau Premier ministre et son gouvernement pour une sortie de crise rapide, ne resteront pas inactifs. »
Laurent Gbagbo reçoit dans la foulée Charles Konan Banny et Pierre Schori, le représentant de Kofi Annan à Abidjan et coprésident du GTI. Il leur demande de laisser en place des députés, qui, de toute façon, continuent à percevoir leurs indemnités jusqu’aux prochaines législatives. Le GTI passe outre le 15 janvier, provoquant l’ire des pro-Gbagbo. Manifestement préparés à cette éventualité, les partisans du chef de l’État se soulèvent contre la présence onusienne simultanément à Abidjan, Guiglo, Duékoué, Blolequin et San Pedro, dès le matin du 16. Aux premières lueurs, Charles Blé Goudé s’installe devant la grille d’entrée de l’ambassade de France. Le site devient très rapidement un lieu de rendez-vous pour des centaines de manifestants qui brandissent des pancartes hostiles à la France et à l’ONU, vibrent au rythme de la musique « patriotique » crachée par une puissante sono, s’abreuvent de soda et d’eau en sachet vendus sur place, se nourrissent de pain, de sardines et de plats du pays fournis par des « volontaires », comme Angeline Kily, présidente du conseil d’administration du Fonds de régulation du café-cacao (FRCC), et son homologue du Bureau ivoirien du droit d’auteur (Burida), Tantie Oussou.
Dans la soirée, des émissaires de Blé Goudé se rendent à une réunion discrète au siège de l’état-major de l’armée. Le chef d’état-major, Philippe Mangou, et le chef de cabinet de la présidence, Kuyo Théa Narcisse, leur font part des « appréhensions » du chef de l’État, puis leur demandent de veiller à éviter tout affrontement avec les soldats français ou onusiens et à prendre les dispositions pour ne pas s’éterniser dans la rue. Le lendemain, 17 janvier, la situation dégénère. Pour avoir cherché à s’introduire dans le siège de l’Onuci, des manifestants sont repoussés à coups de grenades lacrymogènes et, disent-ils, de balles réelles. Les éléments de la Garde républicaine en faction sur les lieux ripostent. Échanges de tirs. Bilan : un blessé par balle à la cuisse, Konan Marcel, 22 ans. Le pire est évité.
Excédé, Pierre Schori, reçu dans l’après-midi par Gbagbo à sa résidence de Cocody, fustige les attaques contre les bâtiments, les véhicules et le personnel de l’Onuci. Et charge Philippe Mangou : « Vous faites semblant de réprimer les jeunes tout en couvrant leurs agissements. » La réponse du général fuse : « Je suis un républicain. Je ne donnerai jamais l’ordre de tirer sur des manifestants qui cherchent à protéger nos institutions que vous voulez dissoudre. » Schori se retourne vers Gbagbo : « Toutes les exactions des Jeunes Patriotes contre le personnel des Nations unies risquent de vous être reprochées personnellement. » Le chef de l’État pique une colère noire : « Est-ce une menace ? Pour qui vous prenez-vous pour me menacer ? Où vous croyez-vous ? Si je quitte cette salle, vous verrez ce qui va vous arriver. Pourquoi pensez-vous pouvoir faire tout ce que vous voulez dans ce pays ? C’est dans la presse que j’apprends que vous voulez amener 4 000 soldats supplémentaires en Côte d’Ivoire. Vous n’avez même pas eu la courtoisie de m’en informer. On verra bien si ces hommes mettront les pieds dans le pays » Ambiance
Comme pour ajouter à la tension, le président du Front populaire ivoirien (FPI, au pouvoir), Pascal Affi Nguessan, convoque une conférence de presse, déclare la décision du GTI « nulle et de nul effet », proclame le retrait de sa formation du processus de paix et du gouvernement. Il exige le départ du pays de l’Onuci et de Licorne, des « forces d’occupation, d’exploitation et d’asservissement de la Côte d’Ivoire » Cette réaction paraît excessive, assure-t-on, à Laurent Gbagbo. Lequel, pris au dépourvu, n’apprécie guère et fait part de ses réserves à l’intéressé au cours d’une « séance d’explication » à Cocody.
Dans la nuit du 17 au 18 janvier, à 4 heures du matin, le staff des « Jeunes Patriotes » décide de « prendre » la Radiotélévision ivoirienne (RTI) « pour pouvoir faire passer [ses] messages boycottés depuis le début de la crise ». Ce sera chose faite dès le lendemain matin, comme en novembre 2004, après le lancement de l’opération « Dignité ». Mais la journée du 18 commence par une mauvaise nouvelle : les affrontements entre les forces de l’Onuci et les manifestants ont fait 5 morts et 19 blessés à Guiglo, dans l’ouest du pays. La population se soulève, oblige les soldats onusiens à quitter Guiglo, Blolequin et Duékoué pour se replier à Bangolo, à proximité de la « zone de confiance ».
Gbagbo, lui, passe toute la matinée au téléphone avec Thabo Mbeki, Olusegun Obasanjo et Kofi Annan. Mbeki le rassure : « Les actions du GTI ne sont pas dirigées contre vous, mais contre moi. Le GTI est en train de remettre en cause tout le travail que j’ai effectué en tant que médiateur. Il fausse l’esprit dans lequel j’ai uvré pour faire revenir la paix, et qui est le meilleur pour avancer : le respect des institutions ivoiriennes. » Avant de promettre à Gbagbo : « J’ai parlé à Obasanjo. Il va aujourd’hui même venir à Abidjan pour définir le contenu de l’article 11 de la résolution 1633 relatif aux missions du GTI. »
Après avoir arrêté avec le président en exercice de l’UA les modalités de son arrivée à Abidjan, Gbagbo reçoit une délégation des « Jeunes Patriotes » à la mi-journée. Il insiste sur la nécessité de bien accueillir Obasanjo et de lui épargner tout signe d’hostilité : « Vous vous êtes mobilisés au point de susciter la venue à Abidjan d’un chef d’État, de surcroît président en exercice de l’UA. Ce n’est pas le moment de dévoyer votre combat par des actes incontrôlés. » La consigne est reçue cinq sur cinq. En un temps record, tous les barrages sur l’artère menant de l’aéroport à la résidence du chef de l’État sont levés. Les jeunes qui occupaient les rues se massent sur les trottoirs à 17 heures pour applaudir le cortège
Le communiqué publié à l’issue de l’entrevue entre les deux chefs d’État apparaît comme une victoire aux yeux des « Jeunes Patriotes », qui mettent un terme à leur action le 19 janvier, tout en donnant rendez-vous à leurs troupes le lendemain pour un meeting au stade de Champroux. « Afin de ne pas laisser se relâcher la vigilance ». Autant dire que la guérilla continue.
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