Salif Keita ou le retour aux sources
Après s’être imposé sur la scène mondiale, le chanteur malien revient à ses racines africaines dans son dernier album. Interview.
C’est dans le studio qu’il vient d’ouvrir à Bamako que le chanteur malien Salif Keita a enregistré son dernier album, M’Bemba (Universal Music). Acoustique et rythmé, ce nouvel opus privilégie la kora et le balafon, ainsi que les langues traditionnelles malinké et bambara. M’Bemba, qui est un hommage à l’ancêtre de Salif, l’empereur Soundiata Keita, pourrait être aussi l’album de ses adieux à la scène musicale. À 56 ans.
Militant à SOS-Racisme dans les années 1980, les colères de l’artiste contre le sort réservé à ses compatriotes vivant en France sont restées dans les mémoires. Vingt ans plus tard, il s’indigne toujours face aux problèmes de racisme et d’exclusion en France.
J.A./L’INTELLIGENT : Comment va la musique malienne aujourd’hui ?
Salif Keita : Elle est à l’image de ce qui se passe partout ailleurs sur le continent. Les artistes produisent des uvres, mais ne vivent pas de leur art. Entre les maisons de production qui font des bénéfices énormes et le piratage, les musiciens feraient mieux de changer de métier. Non, je plaisante ! Seulement, au rythme où vont les choses, le risque est grand de les voir disparaître. C’est bien beau de voir ses talents reconnus, mais si ça ne nourrit pas son homme, la motivation manquera forcément.
L’heure serait donc grave ?
La musique a évolué et fait connaître l’Afrique. Au Mali, elle est le pétrole du pays, nous y avons le plus grand nombre d’artistes du continent. Cependant, malgré les peines que les uns et les autres se donnent pour exceller dans ce domaine, nos dirigeants ne lui accordent qu’une importance mineure. On continue de la considérer comme un art marginal, dévolu à certaines castes. Dans les sociétés modernes, la musique est une profession à part entière au même titre que la médecine. Elle est enseignée dans des écoles, les musiciens suivent des formations, vont à la rencontre de maîtres qui résident dans d’autres contrées.
Si le griot, dont le seul rôle est de perpétuer les traditions orales, peut demander à telle personnalité noble liée à sa famille par le pacte traditionnel de payer son eau, son électricité ou de faire bouillir sa marmite, il est une autre catégorie qui ne fera jamais cela : l’artiste, le chanteur, le guitariste ou le batteur professionnel. Celui-là ne compte que sur le fruit de son labeur. Il ne dort jamais, ou peu, toujours en éveil pour nourrir son art.
Que préconisez-vous ?
Nous n’avons pas le pouvoir, mais demandons simplement que les autorités prennent conscience que, de la même manière que se lever le matin pour se rendre à son travail, chanter ou jouer d’un quelconque instrument musical est aussi un métier. Qu’elles aident ceux qui l’exercent à lutter contre le piratage. Si celui-ci persiste, c’est à cause de leur complicité passive. Pourtant, il suffit qu’on désigne un réseau de fabricants de faux billets pour que la police, la gendarmerie et la douane soient mobilisées et opèrent une descente dans la zone suspecte. Le piratage est un délit du même ordre.
Vous envisagez réellement de quitter la scène musicale ?
Oui. Je pense à arrêter la musique.
Par manque d’inspiration ou par dépit ?
Rien de tout cela. Je pense avoir fait mon temps, même si j’ai encore des choses à donner. C’est ma mère… [Un long silence. Il lève la tête, fait un geste de prière.] Peu de temps avant sa mort, il y a deux ans, elle a rendu grâce à tout ce que j’avais fait pour elle. Puis, elle m’a avoué qu’elle priait Dieu pour que j’exerce un métier autre que la musique. Ce jour-là, j’ai compris qu’elle me soutenait sans vraiment aimer ce que je faisais. Étant donné son grand âge, je n’ai pas voulu la contredire ni la contrarier. Quoi qu’il en soit, je n’oublierai jamais que la chanson m’a ouvert bien des voies et offert la notoriété. M’Bemba est donc dédié à mon ancêtre [l’empereur Soundiata Keita, NDLR], mais marque aussi le respect de la volonté de ma mère.
Renoncer à la musique vous attriste ?
Absolument pas. Réaliser le vu de ma mère est tout aussi gratifiant que le succès dans l’exercice de ma passion.
Vous avez été instituteur. Qu’allez-vous faire désormais ?
La craie, c’est fini pour moi ! [Il rit, évoque des souvenirs et le regard qu’on portait sur son albinisme.] Je nourris un fort intérêt pour l’agriculture. Personne n’est né prédestiné à faire ceci ou cela. Les mains qui savent tenir un micro ou une guitare sauront aussi porter la houe et la hache ! Avec mes maigres moyens, j’achèterai des engrais, des tracteurs…
Vous resterez au Mali ?
Où voulez-vous que j’aille ? Le président Amadou Toumani Touré a remis de l’ordre dans le paysage politique. Il a combattu la corruption, résolu la question du nord avec les Touaregs. Aujourd’hui, le pays est une terre tranquille. Si l’on devait s’y nourrir de foin ou de bouillie, je le ferais. Avec fierté, puisque personne ne viendra m’insulter ou me dire « rentre chez toi ! ».
On vous l’a dit en France ?
Pas en ces termes. Mais en près de vingt ans à Montreuil (en région parisienne), j’ai observé bien des attitudes vexatoires. L’hypocrisie a volé en éclats avec la crise des banlieues…
Lors du 23e Sommet France-Afrique à Bamako, le président français Jacques Chirac a prononcé un discours plein de promesses adressé à la jeunesse africaine.
Cette grand-messe est également une hypocrisie ! Je parlais de la récente crise des banlieues. Elle est le fait d’une France qui refuse d’intégrer ses enfants d’origine africaine. À ceux-là, on rappelle régulièrement leurs origines. Ils subissent la discrimination, sont marginalisés, ne trouvent pas de travail… Que la France règle ses problèmes avant de prêcher la bonne parole ailleurs. Comment Chirac peut-il parader à Bamako au lieu de balayer devant les portes de l’Élysée et de Matignon ?
Vous êtes en colère ?
Il y a de quoi ! Je suis fiché à l’aéroport de Paris. À plusieurs reprises, je me suis opposé à des reconduites à la frontière, avec des passagers menottés – qu’ils soient maliens, arabes ou autres. Je menaçais de semer la zizanie une fois dans les airs. Autrefois, on nous faisait venir en France comme des esclaves enchaînés, et maintenant qu’on n’a plus besoin de nous, on nous renvoie enchaînés ou les yeux bandés ! C’est quoi ce mépris ?
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