Qui gouverne vraiment ?

Le gouvernement est divisé en clans. Le chef de l’État, diminué par la maladie. Son entourage en profite et cherche à s’emparer du pouvoir.

Publié le 25 janvier 2006 Lecture : 9 minutes.

Sous d’autres cieux, la Cour suprême aurait constaté son incapacité à gouverner et l’aurait destitué selon une procédure clairement définie par la Loi fondamentale. À défaut, l’armée l’aurait débarqué pour enrayer la dangereuse dérive de son pays, qu’il dirige rongé par la maladie, en proie à de fréquents comas diabétiques et à des troubles répétés de la mémoire. Mais Lansana Conté continue à régner sur la Guinée, sans être dans les dispositions physiques de la gouverner. « Le chef de l’État ne l’est plus que de nom, lâche un ministre de son gouvernement. Coupé depuis plusieurs mois des dossiers, il oublie presque tout. Pour revenir à une question abordée avec lui la veille, il faut lui rafraîchir la mémoire. Vulnérable, Conté n’a d’opinion sur les choses que celle que lui façonnent ceux qui l’entourent. Ces derniers peuvent lui faire signer n’importe quel document et lui inspirer toute forme de décision. Reclus dans son village de Wawa, il est cerné, au cours de ses descentes à Conakry, par des proches qui réduisent tout accès à lui. Des ministres nommés il y a deux ans peinent ainsi jusqu’ici à lui faire signer les décrets nommant les membres de leurs cabinets. »
Les rares fois où il lui arrive de prendre des décisions, elles sont mal ou pas du tout appliquées. Les exemples foisonnent. Devenue ministre de l’Information en février 2004, Aïssatou Bella Diallo attendra deux ans sans pouvoir faire nommer ses collaborateurs. Après de longs mois de course-poursuite, elle parvient, début janvier 2006, à faire signer par le chef de l’État le décret organisant son cabinet. Le secrétaire général de la présidence de la République, Fodé Bangoura, bloque la publication de l’acte. Motif ? Il est opposé à la nomination à la direction de la Radiotélévision guinéenne (RTG) du journaliste de carrière Alpha Kabinet Keïta, au détriment de son candidat, Issa Condé. Lequel assurait l’intérim d’Aïssatou Bella Diallo à la tête de la RTG depuis qu’elle a été promue ministre. Une intervention du chef de l’État aura été nécessaire pour que Bangoura se résolve à laisser s’appliquer un décret pourtant dûment signé.
Lansana Conté ne conserve de sa puissance d’antan que les apparences. L’ex-colonel, entré par effraction dans l’histoire de la Guinée à la faveur d’un coup d’État un jour d’avril 1984, avant de régner d’une main de fer sur le pays deux décennies durant, n’est plus que l’ombre de lui-même. Sa capacité à faire peur s’est émoussée, tout comme son impressionnant physique de garde du corps d’il y a vingt ans a laissé place à la silhouette fragile d’un homme âgé, amaigri et éprouvé par la maladie.
Les collaborateurs de « Mangué » (surnom de Conté qui signifie « le chef », en soussou) goûtent au fruit défendu de la désobéissance. Comme dans la cour de Pétaud, ils se disputent dans le désordre l’argent et des parcelles d’autorité. Autrefois concentré entre les mains du seul chef de l’État, le pouvoir est aujourd’hui éclaté. Parmi ceux qui se sont emparés des plus gros morceaux, trois personnalités importantes de l’armée : le chef d’état-major Kerfalla Camara, son adjoint Arafan Camara, et le ministre de la Défense de fait, Kandet Touré, directeur de cabinet de ce département directement dirigé par Conté depuis la violente mutinerie militaire des 2 et 3 février 1996. Ces trois responsables ont un accès illimité au chef de l’État, de jour comme de nuit, au village comme à Conakry. Leurs desiderata passent comme lettre à la poste. Ils en informent le chef de l’État plus qu’ils ne recueillent son agrément. Le 4 novembre 2005, ils lui ont fait signer, les yeux fermés, un décret mettant à la retraite 1 872 officiers, sous-officiers et hommes du rang. Une façon pour eux de juguler le mécontentement des jeunes et des soldats peu gradés, en faisant de la place pour les promouvoir. En dépit de la crise économique aiguë qui frappe le pays, une source proche du ministère des Finances assure que l’armée obtient, et sans délai, tout ce qu’elle réclame (riz, fournitures diverses, augmentations de soldes, primes pour les fêtes religieuses).
Principal appui d’un pouvoir de moins en moins légitime, Kerfalla Camara prend de plus en plus du galon. Le 2 octobre 2005, devant l’indisponibilité du chef de l’État terrassé par une de ses récurrentes rechutes, c’est à lui qu’a échu l’honneur de déposer la gerbe de fleurs sur la place des Martyrs, en ce jour marquant le ?quarante-septième anniversaire de l’indépendance du pays. Ni le président de l’Assemblée nationale, ni le premier président de la Cour suprême, ni celui du Conseil économique et social, encore moins le Premier ministre, n’ont eu ce privilège. Tant pis pour les normes de préséance républicaine.
Aucune règle hiérarchique n’est aujourd’hui respectée en Guinée. Le fonctionnement du gouvernement est symptomatique de l’anarchie institutionnelle qui règne dans le pays. Sur fond de querelles de succession et de conflits de leadership, les ministres s’affrontent les uns les autres, aussi bien en conseil interministériel que par journaux interposés. Nommé Premier ministre le 9 novembre 2004, mais privé jusqu’ici de la possibilité de former « son » gouvernement, Cellou Dalein Diallo ne parvient pas à asseoir la moindre autorité ni à prendre la plus petite décision. Ne comptant dans l’équipe qu’une poignée de fidèles (tels les ministres des Mines Cheikh Tidiane Souaré, des Affaires étrangères Fatoumata Kaba, et de l’Information Aïssatou Bella Diallo), il butte sur le tir de barrage des autres coachés par Fodé Bangoura. Avec la bénédiction de ce dernier, Jean-Claude Sultan, ministre des Postes et Télécommunications, a superbement ignoré les instructions de Cellou Dalein Diallo sur l’attribution de la quatrième licence de téléphonie cellulaire mise en vente en 2005 par le pays. Le Premier ministre ayant ordonné de l’accorder à la Société nationale des télécommunications (Sonatel) du Sénégal, auteur de la meilleure offre, et d’annuler l’adjudication au profit d’Investcom, Sultan a refusé d’obtempérer et décidé de concéder la licence à titre définitif à ce groupe libano-luxembourgeois. Même l’intervention du chef de l’État n’y a rien fait. Le ministre est resté sourd à l’intercession de Conté, qui, en présence de Cellou Dallein Diallo, lui a demandé de reprendre la procédure d’appel d’offres.
Du fait de ses opinions changeantes, les ministres se réfèrent aujourd’hui moins à Lansana Conté qu’à Fodé Bangoura. Proche collaborateur du chef de l’État, porté à dire « le président m’a dit » pour se faire obéir, Bangoura jouit d’une influence bien singulière. À la fois différente de celle que possédait le tout-puissant ministre des Finances, de 1997 à 2000, Ibrahima Kassory Fofana, qui pouvait dire « non » sans ambages à Conté, et de celle de Sidya Touré, Premier ministre de 1996 à 1999, qui usait d’arguments économiques pour rallier le chef de l’État à ses positions.
S’il n’affronte pas « Mangué », Bangoura sait s’y prendre pour infléchir ses décisions. « Gardien du palais », il ne soumet à la signature du « patron » que les documents qui l’agréent, n’introduit auprès de lui que les visiteurs qui l’enchantent. Connaissant profondément le chef de l’État, qu’il côtoie quotidiennement depuis une décennie, il sait faire passer certaines décisions, enfoncer les adversaires, bien présenter les amis S’il n’y arrive pas seul, il active d’autres leviers du réseau qui cerne le chef de l’État. Ainsi a-t-il procédé à l’occasion de la fête de fin d’année.
Pour contrecarrer la décision de Conté de laisser son Premier ministre prononcer le traditionnel discours du 31 décembre, Bangoura a mis à contribution la personne qui exerce la plus forte influence sur le président : sa deuxième épouse, l’ex-miss Guinée, Hadja Kadiatou Seth Conté. Le chef de l’État a fini par lire, laborieusement, un texte rédigé par Bangoura lui-même.
Hors de l’armée, du gouvernement, et du cercle de ses collaborateurs, quelques personnes jadis écrasées par la forte personnalité du chef de l’État commencent à prendre de l’étoffe. Et à jouir d’une influence sur la marche de ce qui reste de l’État. Elles se recrutent dans la famille, le monde des affaires, les milieux maraboutiques, mais également parmi les éléments de la garde présidentielle, ainsi qu’au sein du petit personnel des maisons et des champs du président
Hormis Hadja Kadiatou Seth, revenue au premier plan après s’être retirée plusieurs mois au Maroc avec ses huit enfants, une autre femme est vivement courtisée par ceux qui cherchent postes ou autres grâces présidentielles. Il s’agit de Zainab Kandeh, une intime de Conté qui fut mariée à Julius Madabio, éphémère chef d’État putschiste en Sierra Leone.
Arrivée en Guinée à la fin des années 1990 pour lancer la revue Guinéoscope, la Française Chantal Colle, devenue la « madame communication » du président, fait aujourd’hui partie de ceux qui façonnent son opinion. Cette femme au regard perçant est en permanence aux côtés de Conté.
Mais l’un des hommes les plus proches du chef de l’État est sans nul doute le businessman Elhadji Mamadou Sylla, président du patronat, première fortune du pays, patron du tentaculaire groupe Futurelec. Ce Diakhanké de 46 ans très introduit au palais, surnommé « le vice-président de la Guinée » du fait de l’énorme influence qu’on lui prête, est l’une des rares personnes qui reçoivent des visites fréquentes de Conté à son domicile ou à ses bureaux. Craint, lié à des personnalités à tous les niveaux de l’État, Sylla s’est invité le 26 décembre à un conseil interministériel au cours duquel il a pris à partie le Premier ministre, en présence du chef de l’État. Il est vrai que, non instruit par l’exemple de son prédécesseur François Lonsény Fall (qui a démissionné pour avoir été désavoué par le chef de l’État quand il a voulu s’attaquer aux monopoles détenus par Sylla), Cellou Dalein Diallo a ouvert les hostilités en commanditant en 2005 un audit sur Futurelec. Président de l’Union pour le développement intégré de la Basse-Guinée (Udibag, un groupe de pression réunissant tous les cadres issus du pays soussou comme Conté), il est soupçonné d’être derrière nombre de décisions du chef de l’État et de ses proches collaborateurs, comme Fodé Bangoura.
Un autre homme d’affaires revient dans le giron présidentiel après des années de disgrâce : le Malien Elhadji Chérif Aïdara. Autrefois titulaire de la place aujourd’hui occupée par Elhadji Mamadou Sylla, il était si proche du chef de l’État que ce dernier a fait de lui le parrain de l’un de ses enfants, qui porte d’ailleurs son prénom. Il revient peu à peu en grâce, et se fait de plus en plus fréquent aux côtés de son « ami ».
Superstitieux, porté à recourir aux philtres magiques et autres sacrifices et offrandes, Lansana Conté s’est toujours entouré de guérisseurs et de prédicateurs. Avant de prendre une décision, de nommer à certains postes, et d’opérer des choix personnels, il n’est pas rare qu’il consulte des marabouts. Qui ne se privent pas de bien monnayer cette position privilégiée. Le « marabout du président » aujourd’hui le plus en vue est une ancienne relation revenue en force après des années de froid. Issu de l’ethnie diakhanké, comme le patron des patrons, Elhadji Ibrahima Diaby aurait été réintroduit par Sylla.
La liste des « visiteurs du soir », capables de susciter ou d’infléchir une décision du président après une conversation autour d’un plat de borokhé (« riz à la sauce feuille », un des mets les plus prisés du pays), ne s’arrête pas là. D’autres personnes ont l’oreille du président. Ainsi du directeur général adjoint de la douane, Bruno Bangoura, un ancien international de football devenu proche à force de régler les problèmes d’argent et de logistique du président. Ainsi également du Libano-Guinéen Adnan Abou Kalil, directeur de la Loterie nationale de Guinée (Lonagui), et de son épouse Mado Thiam, directrice générale du Trésor.
Au cur d’énormes enjeux, Lansana Conté subit les choses plus qu’il ne les contrôle. Tous les jours qui passent, il perd un peu plus le contrôle sur les leviers de commande de l’État. Au point d’être devenu un simple faire-valoir au service des intérêts et des calculs de son entourage ?

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