Que faire des islamistes ?

La participation des intégristes au processus politique divise l’opposition, partagée entre éradicateurs inflexibles et partisans d’un vaste front.

Publié le 25 janvier 2006 Lecture : 4 minutes.

Le débat sur la participation des islamistes à la vie politique n’a jamais vraiment faibli, mais il était souvent relégué au second plan. Tant qu’ils restaient en retrait de la vie publique – certains purgeant de longues peines de prison, d’autres contraints à l’exil en Europe -, les membres du mouvement Ennahdha (interdit) ne suscitaient pas de réaction. C’est à peine si des organisations de défense des droits de l’homme s’émouvaient, de temps à autre, des conditions de détention de certains d’entre eux ou des difficultés qu’ils rencontrent après leur sortie de prison.
Depuis quelques mois, cependant, la question islamiste est revenue au centre du débat national. Mieux (ou pis), elle divise la classe politique, et particulièrement les partis de l’opposition, partagés entre éradicateurs inflexibles et partisans d’une participation des islamistes modérés au processus démocratique. Ce retour du refoulé est l’aboutissement d’une série d’événements survenus sur les scènes internationale et nationale.
L’accession des islamistes au pouvoir en Turquie et en Irak, pays alliés des États-Unis, et leur entrée au gouvernement et/ou au Parlement dans d’autres pays, notamment le Maroc, l’Algérie, l’Égypte, la Jordanie, le Liban et, bientôt, les Territoires palestiniens, remettent à l’ordre du jour le débat sur l’avenir de l’islamisme.
Alors que les Américains semblent vouloir encourager l’intégration des islamistes modérés au processus politique dans le « Grand Moyen-Orient » – en témoignent leurs récentes pressions sur Le Caire et Tel-Aviv pour permettre aux Frères musulmans et au Hamas de participer aux législatives, respectivement, en Égypte et dans les Territoires palestiniens -, les islamistes sont en train d’évoluer, eux aussi, vers des positions plus centristes. Dans leur volonté de se démarquer du djihadisme – né en leur sein et qui a nui à leur image -, ces derniers insistent sur leur rejet du terrorisme et affichent leur foi en la démocratie et la liberté d’opinion. Le font-ils par pragmatisme, opportunisme ou duplicité ? Le temps le dira.
Toujours est-il que les islamistes d’Ennahdha, qui participent à cette réforme de l’islam politique, ont multiplié les contacts avec les composantes de l’opposition laïque libérale et de gauche, en espérant retrouver une place dans le champ politique national. Leurs efforts n’ont pas été vains. À preuve : en décembre 2004, une rencontre a eu lieu à Berne entre l’ambassadeur de Tunisie en Suisse, Afif Hendaoui, et un groupe de dirigeants d’Ennahdha conduit par Ameur Laaraiedh, président du bureau politique du mouvement, exilé à Paris.
Ce premier contact, qui n’a pas été annoncé officiellement en Tunisie, a été précédé – et suivi – par la libération de dirigeants du mouvement, condamnés pour la plupart en 1992 à de lourdes peines de prison pour leur appartenance à Ennahdha, dont Abdallah Zouari, ancien journaliste d’Al-Fajr (L’Aurore), organe du parti, et le porte-parole de celui-ci, Ali Laaraiedh.
Quelques mois plus tard, deux avocats islamistes, Samir Dilou et Mohamed Ennouri, ont pris part à la grève de la faim de trente-deux jours observée par huit personnalités de divers horizons pour réclamer le respect des libertés publiques et l’élargissement des prisonniers d’opinion. Ce mouvement, organisé à la veille du Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI) qui s’est tenu à Tunis du 16 au 18 novembre, a abouti à la création, le 6 décembre, d’un « Comité du 18-Octobre pour les droits et les libertés ». Ce Comité regroupe, aux côtés des grévistes de la faim, des leaders de formations de gauche comme Néjib Chebbi (Parti démocratique progressiste, PDP), Mustapha Ben Jaafar (Forum démocratique pour le travail et les libertés, FDTL) et Hamma Hammami (Parti ouvrier communiste tunisien, POCT), des personnalités indépendantes comme l’ancien député Khémaïes Chammari, mais aussi un dirigeant d’Ennahdha, Zied Daoulatli, libéré en novembre 2004 après avoir purgé une peine de quinze ans de prison.
Cette alliance contre-nature entre la gauche et les islamistes a été moyennement appréciée par le pouvoir. Des journaux de la place n’ont pas tardé à s’attaquer à ses principaux artisans, notamment Néjib Chebbi.
Le 4 janvier a été annoncée la création d’une « Coalition démocratique et progressiste », dont le principal mot ?d’ordre est le rejet de toute action commune avec les islamistes, « porteurs d’un projet de société totalitaire fondé sur l’instrumentalisation et l’exploitation de la religion ». Cette Coalition, conçue comme un pendant du « Comité du 18-Octobre », regroupe Ettajdid (Renouveau, ancien Parti communiste tunisien), deux groupuscules de gauche non reconnus : le Parti du travail patriotique et démocratique (PTPD) et les Communistes démocrates (CD), ainsi que des intellectuels indépendants, comme l’économiste Mahmoud Ben Romdhane, ancien président de la section tunisienne d’Amnesty International.
Dans leur déclaration commune, ces derniers ont souligné le danger que constitue, à leurs yeux, la remise en question par les islamistes du projet moderniste tunisien et du statut libéral des femmes instauré il y a cinquante ans dans le pays. Ils ont conforté ainsi la position du chef de l’État tunisien, Zine el-Abidine Ben Ali, qui a déclaré, le 25 juillet dernier, à l’occasion de la fête de la République, qu’il n’y a pas de place, en Tunisie, pour un parti religieux, sous quelque forme que ce soit.
Accusés de vouloir diviser l’opposition et empêcher la constitution d’un pôle démocratique face au Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, au pouvoir), qui domine la vie politique, les membres de la Coalition se considèrent, pour leur part, comme les gardiens du temple de la modernité sociale et politique tunisienne.
Au moment où le Parti de la justice et du développement (AKP, islamiste) gouverne en Turquie, où les Frères musulmans siègent au Parlement en Égypte et où le Hamas s’apprête à entrer dans le gouvernement palestinien, cet anti-islamisme viscéral peut paraître caduc. Il ne constitue pas moins, au pays de Bourguiba, un courant de pensée encore vivace dans la population et au sein de l’élite

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