Morceaux choisis

Publié le 25 janvier 2006 Lecture : 13 minutes.

OGM : pas de panique
Ce que l’on appelle les organismes génétiquement modifiés sont à l’origine de l’une des plus invraisemblables controverses (et confusion) de notre époque. Elle associe, en un même opprobre, un progrès ressenti comme incontrôlé, une mondialisation dominée par les multinationales, une raison dont on se défie désormais – cette raison plus ou moins assimilée avec la science -, le tout additionné d’un terrible sentiment de peur, d’une ignorance abyssale de ce que sont réellement les OGM, avec un zeste de politique politicienne ! Difficile, difficile…
[] Essayons, loin des polémiques, d’examiner sereinement la question des OGM. À travers les modifications génétiques réalisées sur les plantes, quels sont les objectifs visés, les cibles ?
1) Éviter l’usage des pesticides, et donc introduire les protéines tueuses d’insectes ou de parasites dans le génome de la plante cultivée. C’est l’exemple du maïs. Gain pour le producteur : une augmentation de rendement. Gain à terme pour l’environnement : l’élimination des pesticides et de leurs éventuels effets nocifs sur la santé.
Bien entendu, il faut pouvoir être en mesure d’affirmer que le gène est sans nocivité pour l’homme ou les animaux et que la nouvelle plante n’est pas susceptible de modifier les équilibres écologiques.
2) Améliorer la qualité des produits alimentaires en sélectionnant les gènes donnant meilleur goût aux tomates, aux pêches ou aux melons – et leur assurant une meilleure conservation.
Nous sommes là en terrain bien connu, car tous les produits que nous consommons sont le résultat de manipulations génétiques auxquelles on procède depuis l’Antiquité, et qui consistent à féconder des espèces voisines, à sélectionner les meilleurs résultats, à favoriser les mutations avantageuses, à croiser à nouveau, etc.
3) Minimiser les besoins des plantes et optimiser leur rendement. Les plantes ont besoin d’eau puisque c’est le constituant essentiel de leurs tissus. [] Les plantes ont besoin d’azote, élément essentiel de la matière vivante. [] Dans la nature, des bactéries associées aux racines de certaines plantes transforment l’azote de l’air pour le rendre assimilable. Dans les cultures, on remplace le processus naturel, trop lent, par l’adjonction de nitrates. [] Mais ces engrais (nitrates, phosphates, potasse) ont un effet très nocif sur les sols.
[] En outre, ils polluent les nappes phréatiques, les rivières et les retenues d’eau. Sans parler des possibles effets de toxicité directs pour l’homme et les animaux, effets que l’on ne connaît pas bien, cette contamination en produits chimiques nutritifs fait proliférer les bactéries et les algues. [] Rêvons un peu : si nous savions fabriquer, oui, fabriquer, des plantes n’ayant plus besoin d’engrais et ne consommant que la moitié de l’eau qu’elles consomment actuellement, quelles perspectives cela nous ouvrirait ! Sans parler du Sahel et des pays du Tiers Monde. Quels progrès pour la protection de l’environnement !
[] Or les premiers résultats sont là… prometteurs. [] Parmi les plants d’OGM détruits par les vandales pendant l’été 2004, certaines parcelles étaient dédiées à des expériences faites précisément pour étudier l’assimilation directe de l’azote de l’air ! Une chercheuse sud-africaine (lauréate du prix L’Oréal) a mis au point un OGM de maïs qui peut résister à la sécheresse pendant trois mois, puis, une fois arrosé, reprend sa croissance. [] Moyennant beaucoup de recherches, il se passera des dizaines d’années avant qu’on atteigne tous ces objectifs. Mais si on ne cherche pas, on ne trouve pas !
4) Fabriquer des médicaments, autrement dit remplacer la fabrication des médicaments obtenus par synthèse chimique – souvent à partir des dérivés extraits du pétrole par des processus biologiques. [] On peut encore aller plus loin, et fabriquer des aliments qui seraient aussi des médicaments, ce qu’on appelle des alicaments. Bref, on revient, par la voie de la modernité, aux racines de la pharmacopée ! [] Vous mangez de la banane et vous êtes du même coup vacciné contre la grippe et la poliomyélite. N’est-ce pas un objectif fantastique ?
Demain, toutes les vaccinations des enfants seront assurées par les fruits ou les légumes ! Or c’est précisément un de ces champs de maïs sur lesquels on expérimentait un médicament contre la mucoviscidose qui a été détruit par la Confédération paysanne Bravo M. Bové !
[] Toute cette recherche freinée désormais en France et en Europe se développe ailleurs. Devinez qui sont les deux pays les plus avancés ? Les États-Unis, bien sûr, mais aussi la Chine, l’immense et désormais dynamique Chine. [] Le résultat de toutes les actions anti-OGM, c’est donc, paradoxalement, d’assurer le monopole de fait des grandes firmes américaines Monsanto et Dupont de Nemours. En attendant les produits chinois.
Qu’on ne me fasse pas dire que je considère a priori que les recherches sur les OGM sont sans danger, à la manière d’un scientifique béat devant le progrès. Car je ne le pense nullement. Mais le débat citoyen ne peut avoir lieu entre scientifiques compétents et pseudo-écologistes sans connaissances élémentaires de biologie. Celui-ci ne peut être fécond qu’entre débatteurs partageant un minimum de savoirs sur le sujet.

Révolution démographique : ils n’ont rien vu venir !
Notre vie augmente de quatre mois tous les deux ans. Une fille qui naît aujourd’hui a une chance sur deux de devenir centenaire. [] Nous savions depuis plusieurs décennies que la durée de vie allait augmenter de manière importante, suivant un rythme soutenu. [] Il était donc tout à fait possible de prévoir les conséquences de cette augmentation. Conséquence sur notre système de protection sociale, tant sur le paiement des retraites (la proportion actifs/retraités diminuant) que sur le déficit de l’assurance maladie (les personnes âgées dépensant plus que les jeunes). Sans parler des conséquences politiques (les jeunes votant peu, le poids politique des retraités augmente d’une manière vertigineuse) et, bien sûr, des conséquences économiques, dans la mesure où les dépenses des retraités ne portent pas sur les mêmes biens de consommation que celles des jeunes actifs. []
Tous les centres d’études démographiques avaient mis en garde les pouvoirs publics sur ces évolutions inéluctables de nos sociétés. [] Qu’ont fait les gouvernements ? Peu de chose à vrai dire, jamais en tout cas ils n’ont pris globalement en considération cet immense problème. [] Si, à partir de la situation d’aujourd’hui, on extrapole à ce qu’elle sera demain, ne faut-il pas développer une autre philosophie ? La notion d’âge de la retraite ne deviendra-t-elle pas un véritable non-sens ? L’Amérique, qui a maintenu le droit à la retraite mais a supprimé son obligation, l’a déjà compris. Car priver de travail une personne qui le désire est jugé contraire à l’égalité des droits entre les citoyens. Faudra-t-il attendre trente ans pour réaliser cette évidence ?
[] Ne doit-on pas prendre sa retraite quand on le décide et toucher en conséquence le salaire de retraité auquel on a cotisé ? [] La fameuse retraite à la carte, que défendait Nicole Notat au nom de la CFDT, et que les pays les plus avancés adoptent aujourd’hui, n’est-elle pas la solution ? Sur ce point comme sur d’autres, quand comprendra-t-on que seule la diversité est synonyme d’égalité ? Au nom du même principe de diversité, faut-il rembourser de la même manière les retraités riches et les retraités pauvres ? Le remboursement uniforme, égalitaire, n’introduit-il pas une inégalité de fait ?
Compte tenu que la plus grande dépense de soins a lieu statistiquement dans les trois semaines qui précèdent la mort, faut-il envisager de fixer un âge limite pour les grandes interventions comme le préconisait le professeur Milliez ? Ou faut-il lâchement confier cette décision aux seuls médecins en leur laissant endosser le risque ? Ici, on touche au délicat problème de l’euthanasie. Faut-il légiférer ou faut-il laisser les médecins « se débrouiller » ?
[] Essayons dès à présent de mettre en uvre une réflexion susceptible de préparer l’avenir : le vieillissement dominera l’évolution de nos sociétés au même titre que la mondialisation. [] La promotion à l’ancienneté est-elle encore adaptée à une époque où « jeunes » et « vieux » seront mélangés sans hiérarchie, si ce n’est celle de la compétence ? Comment organiser une éducation, une formation sur la durée (je n’ose dire « tout au long de la vie », car ceux qui avaient promis d’agir sur le long terme n’ont rien fait, ruinant cette perspective) ? Le chantier est si vaste et les données si variables qu’il est hors de question de proposer des solutions clés en main. Un vrai Commissariat au plan devrait être institué, tant ce problème conditionne l’avenir.
[] L’accroissement de la durée de la vie alourdira les dépenses de santé. Les actifs, dont la proportion tend à diminuer, doivent-ils seuls entretenir leurs enfants et leurs aînés de deux générations ? Il est impensable que les seniors ne participent pas à cet effort. Toutes ces questions constituent les vrais problèmes d’aujourd’hui. Traiter le problème des vieux, c’est préparer l’avenir de la société.
[] Plus profondément encore, notre société, qui voit la durée de la vie s’allonger, doit intégrer cette donnée dans son attitude vis-à-vis de la mort. Lorsqu’on entend, au journal télévisé, que tel ou tel accident a provoqué deux à cinq morts, que chaque risque est présenté comme un danger mortel, on a le sentiment qu’au lieu de vivre les Français pensent surtout à ne pas mourir. Et ce n’est vraiment pas comme cela qu’on dynamise une société !
Ne serait-il pas préférable d’écouter le professeur Étienne Beaulieu (avec qui nous avons créé l’Institut d’étude du vieillissement), lorsqu’il explique que la médecine devrait travailler à modifier les conditions de fin de vie afin de faire en sorte que la période de « déchéance physique » soit raccourcie ?

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Jussieu : un désamiantage abracadabrantesque
Nous vivons un véritable scandale de l’amiante à Jussieu. Ce scandale n’a pas l’amiante pour origine, mais bien plutôt le désamiantage de l’université qui, une fois terminé, aura coûté 1 milliard d’euros en réparations, sans compter les temps morts imposés aux laboratoires de recherche, et qui aura sans doute exposé les travailleurs et les 40 000 étudiants de Jussieu à la poussière d’amiante d’un facteur 10 à 100 supérieur à l’état « normal » suivant les lieux.
[] J’affirme qu’on aurait pu mieux protéger les enseignants-chercheurs et les étudiants en dépensant de cinquante à cent fois moins et en ne mettant pas sens dessus dessous la recherche dans la plus grande université française pendant cinq ans !
Mais, me direz-vous : « Pourquoi avez-vous laissé se perpétrer ce que vous regardez comme une erreur, un gaspillage, lorsque vous étiez ministre chargé de l’Éducation nationale, de la recherche et de la technologie ?» Eh bien oui, c’est vrai, je n’ai rien pu faire, et c’est là tout le problème »
[] 14 juillet 1996 : ce jour-là, au fond du jardin de l’Élysée, Jacques Chirac était interviewé par deux journalistes. À la surprise générale, il annonça que Jussieu serait totalement désamianté avant la rentrée prochaine et qu’une loi serait votée au Parlement interdisant tout usage de l’amiante et décrétant le désamiantage de tous les bâtiments publics. Stupeur !
C’était bien sûr totalement abracadabrantesque, pour ne pas dire complètement idiot ! Penser que les vacances universitaires seraient suffisantes pour désamianter Jussieu dénotait une méconnaissance totale du dossier technique, ou un mépris complet des citoyens qui croient aux paroles du président – et au premier chef les étudiants et les personnels de Jussieu ! Pour désamianter Jussieu sans contaminer tout le quartier, il faudrait plusieurs années ! Et on n’y est toujours pas parvenu huit ans après !
[] Nouveau ministre dont l’opinion était faite, quelle était ma marge de manuvre ? Si j’appliquais ce que je croyais bon pour tous, à savoir plâtrer Jussieu, j’étais susceptible de me voir reprocher un conflit d’intérêts (compte tenu de mes prises de position publiques antérieures), y compris devant les tribunaux, puisque la loi avait été votée.
Bernard Kouchner, ministre de la Santé, me conseilla d’appliquer la décision prise par Jacques Chirac et François Bayrou, d’autant plus que nous entrions dans une difficile période de cohabitation. C’est la décision que prit le Premier ministre… et j’avalai donc mon premier chapeau !
Depuis lors, l’opération de désamiantage a été mise en route. Elle répand de la poussière d’amiante à des doses élevées un peu partout dans Jussieu. Elle désorganise recherche et enseignement. Mais le fameux comité anti-amiante, fier d’avoir fait dépenser à l’État 1 milliard d’euros, est rasséréné.
Attention, nous n’avons jamais dit que l’amiante était inoffensif ! À haute dose, je le répète, il est dangereux. Mais ce que nous affirmons, c’est qu’à très faible dose, sa toxicité n’est pas prouvée. [] Depuis l’ouverture de la faculté, 1 500 000 personnes ont fréquenté Jussieu. Il y a eu dix victimes [NDLR : cas de cancers dus sans doute à l’amiante] au total (dont j’aurais pu faire partie, et dont l’une a été un de mes amis très chers). Ces vies perdues sont bien sûr tragiques. Il faut pourtant vraiment s’interroger pour savoir si cette dépense de 1 milliard d’euros était justifiée lorsqu’on pouvait assurer la sécurité avec cent fois moins d’argent. Cette somme n’aurait-elle pas mieux été utilisée à moderniser et rendre plus efficaces les urgences des services hospitaliers ?

La vache folle : un sommet de bêtise
L’affaire de la vache folle est exemplaire, car elle illustre parfaitement le genre de risques auxquels vont être soumis les habitants d’un monde ultra-industrialisé et mondialisé dont l’évolution rapide interdit toute mise en perspective, où tout accident prend immédiatement une ampleur considérable du fait de l’omniprésence de médias obéissant à une compétition féroce. À la chasse au scoop.
La maladie de la vache folle, en langage savant, ESB (encéphalopathie subaiguë spongiforme bovine), s’est déclarée, semble-t-il, au milieu des années 1970 en Grande-Bretagne.
[] Le problème changea de dimensions en 1998 avec l’annonce que la maladie pouvait se transmettre à l’homme et provoquer la terrible maladie de Creutzfeld-Jakob, une sorte de maladie d’Alzheimer accélérée qui détruit le cerveau en quelques mois. Le problème agricole devenait un problème de santé publique ! La barrière d’espèce avait été franchie. Et la panique prit de l’ampleur, les chiffres les plus fous commençant à circuler. [] Un « expert » français indiqua au ministre de l’Agriculture qu’on pouvait s’attendre à 10 000 morts, peut-être 200 000 ! []
Entre-temps, les scientifiques anglais n’étaient pas restés inactifs. À l’aide d’expériences sur les animaux (des souris, puis des singes), ils avaient démontré que la transmission de la maladie ne pouvait s’effectuer que si l’on ingérait du tissu nerveux malade. Aucun risque de transmission par voie sexuelle, ni par voie de proximité. Aucun danger non plus à manger de la viande, qui est constituée de muscle (bifteck). Seuls le cerveau, la moelle épinière, les tissus nerveux étaient des vecteurs. Ces informations, dûment recoupées, ne firent pas baisser la psychose. Des maires, sans doute bien intentionnés et voulant montrer qu’ils étaient soucieux de la protection de leurs administrés, interdirent la viande de buf dans les cantines scolaires.
[] Du point de vue des probabilités, on avait atteint un sommet dans le registre de la bêtise. La probabilité pour qu’un enfant soit contaminé en mangeant de la viande était, en effet, inférieure à un divisé par la distance Terre-Lune mesurée en centimètres ! Elle était trois milliards de fois inférieure à ce que ces mêmes enfants se fassent écraser en sortant de l’école !
Tony Blair téléphona à Lionel Jospin pour lui dire que la viande anglaise était sans danger, que lui-même et ses enfants en mangeaient, mais rien n’y fit. La France avait déclaré la guerre à la vache folle. Malgré mes demandes répétées depuis 1998, nous avions tardé à bannir les farines animales, toutes les farines animales, mais à présent, nous inversions la vapeur.
[] Songeons qu’il y avait en France trois ou quatre cas de « vache folle », et que le premier cas de maladie de Creutzfeld-Jakob ne s’était pas encore déclaré, et pourtant c’était l’affolement dans la filière bovine ! De l’éleveur au boucher ! Et chez les consommateurs, bien sûr…
Il se produisit alors un événement qui allait jouer un rôle décisif : on annonça qu’un test mis au point en Suisse permettait de détecter la maladie. Le ministre décida donc de tester le cheptel français. Décision logique. Il décida en outre que lorsque, dans un troupeau, on détecterait une vache malade, on abattrait le troupeau.
Cette décision a priori pleine de bon sens se révéla, à l’usage, une erreur. Voici pourquoi.
Soit une maladie rare, qui atteint par exemple un individu sur 10 000. On met au point un test pour détecter si tel individu est infecté ou non. Ce test est fiable dans 99,9 % des cas, ce qui est un taux excellent.
Un individu, pris au hasard, subit le test, et celui-ci se révèle positif : il indique l’infection (moyennant, bien sûr, le coefficient d’incertitude). Quelle est la probabilité pour que cet individu testé positif soit effectivement infesté ?
Le calcul des probabilités nous répond imparablement 9 %.
Bref, alors que le test est positif, l’individu a 91 % de chances d’être parfaitement sain !
Cette politique, dénoncée par les éleveurs, était absurde et économiquement désastreuse. Aurait-on pu faire autrement ? Sous la pression de la presse, de l’opinion, du président de la République… c’était sans doute difficile. Comme dans le cas de l’amiante.
Rassurons-nous un peu pour clore le sujet. Le graphique de l’âge de naissance des vaches malades montre que la maladie est aujourd’hui éradiquée. Tout au plus peut-on s’attendre à quelques cas jusqu’en 2006. Sans plus !

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