Mauvais calcul

L’administration Bush avait évalué à quelque 60 milliards de dollars le coût de la guerre. Un chiffre totalement fantaisiste.

Publié le 25 janvier 2006 Lecture : 5 minutes.

Avant l’invasion de l’Irak, Lawrence Lindsey, le conseiller économique du président George W. Bush, avait estimé que la guerre pourrait coûter 200 milliards de dollars. La Maison Blanche l’a immédiatement viré. Lindsey, effectivement, se trompait. Mais son erreur était plutôt qu’il sous-estimait largement les coûts. L’administration ne fera pas mieux : ses estimations – de 50 à 60 milliards de dollars – étaient aussi fantaisistes que les armes de destruction massive de Saddam Hussein. Une récente étude de Linda Bilmes, de l’université Harvard, et du Prix Nobel Joseph Stiglitz, de l’université Columbia, donne des chiffres plus réalistes*.
À ce jour, les États-Unis ont dépensé 251 milliards de dollars (soit 207 milliards d’euros). Et l’hémorragie continue. Si Washington commence à retirer ses troupes cette année, mais maintient une présence de plus en plus allégée dans les cinq prochaines années, le coût additionnel sera d’au moins 200 milliards de dollars, selon le « scénario a minima » envisagé par Bilmes et Stiglitz. Selon leur « scénario raisonnable », le coût additionnel serait de 271 milliards de dollars, parce que les troupes resteraient jusqu’en 2015. Il faut y ajouter : les soins médicaux ; le coût des blessures ; les pensions d’invalidité ; le coût de la démobilisation ; la nécessité de dépenses militaires accrues (en partie en raison de frais de recrutement plus élevés après la guerre) ; et les intérêts de la dette. Plus la présence des troupes se prolongera et plus ces dépenses seront élevées. Dans le scénario a minima, le coût budgétaire total est évalué à 750 milliards de dollars. Dans le scénario raisonnable, il est de 1 184 milliards. Dans cette hypothèse, le coût budgétaire minimal représente dix fois le total de l’aide au développement annuelle officielle accordée aux pays en développement.
Voyons maintenant les coûts pour l’économie américaine. Dans le scénario a minima, le supplément est de 187 milliards de dollars pour le coût budgétaire, même si l’on ne prend pas en compte l’impact macroéconomique. Dans le scénario raisonnable, le supplément est de 305 milliards de dollars. Au premier rang de ces coûts, la différence entre les salaires que les rappelés perçoivent dans leurs occupations normales et la solde inférieure qu’ils touchent sous les drapeaux. Bien que la vie n’ait pas de prix, le gouvernement lui en attribue forcément un en prenant ses décisions. Partant de l’échelle d’évaluation de l’Agence de la protection de l’environnement, qui est de 6,1 millions de dollars, les auteurs concluent que le coût des pertes humaines sera d’au moins 23 milliards de dollars. S’y ajoutent les coûts économiques des blessures graves, sans oublier la dépréciation accélérée du matériel militaire.
Jusqu’ici, la facture s’élève à un minimum de 839 milliards de dollars, hors intérêts. Ce n’est malheureusement pas tout. Dans un secteur au moins, le coût supplémentaire est évident : le bond du prix du pétrole. Lindsey aurait déclaré que « le meilleur moyen d’empêcher une envolée des cours du pétrole, c’est une courte guerre bien menée en Irak ». Erreur : la production irakienne de pétrole a chuté d’environ 2,6 millions de barils par jour avant la guerre à 1,1 million aujourd’hui. Avant la guerre, on pensait que le cours du pétrole évoluerait entre 20 et 30 dollars le baril. En fait, il représente désormais plus du double. L’hypothèse des auteurs est que dans le scénario a minima, 5 dollars de cette hausse sont dus à la guerre. Dans le scénario raisonnable, l’impact est de 10 dollars par baril. Une augmentation de 5 dollars représente un coût global de 25 milliards de dollars par an aux États-Unis ; et une augmentation de 10 dollars, un coût de 50 milliards.
Des prix du pétrole élevés ont d’importants effets macroéconomiques. Sur le court ou le moyen terme, les dépenses des consommateurs, sous l’effet du recul de leur pouvoir d’achat, tendent à se réduire plus rapidement que celles des producteurs, qui eux s’enrichissent. Les Banques centrales, qui craignent l’inflation, adoptent elles aussi une politique monétaire plus stricte. Quant à la politique fiscale, en général, elle ne s’adapte pas rapidement à de tels changements. Avec un « multiplicateur de revenus » modeste de 1,5, l’estimation des pertes additionnelles du scénario a minima est de 187 milliards de dollars sur cinq ans. Avec un multiplicateur de 2 et l’effet supplémentaire sur les prix, l’addition s’élève à 450 milliards de dollars.
Les auteurs envisagent deux autres hypothèses concernant le coût de la guerre en Irak : premièrement, les dépenses se font essentiellement hors États-Unis ; deuxièmement, elles ne contribuent pas directement à la relance de la consommation, ni maintenant ni dans l’avenir. Dans cette perspective, les coûts macroéconomiques peuvent s’élever à 850 milliards de dollars et les coûts totaux à 1 850 milliards de dollars.
Les deux auteurs sont des anciens de l’administration Clinton. Dans le climat de tension qui règne actuellement à Washington, cela pourrait suffire pour qu’on affirme que leurs analyses ne sont pas valables. Bien à tort. Que l’on croie ou non que la guerre en Irak était justifiée, il n’est pas bon qu’une décision de faire la guerre ait été prise en l’absence de toute analyse sérieuse des coûts probables. Personne ne peut dire qu’une telle analyse était impossible. J’ai moi-même publié un article sur ce sujet dans le Financial Times du 4 février 2003. William Nordhaus, de l’université Yale, avait déjà fait une étude très solide où il indiquait que le coût minimal envisageable était de 100 milliards de dollars et qu’il était parfaitement concevable que cette guerre puisse coûter pas loin de 2 000 milliards de dollars.
Les estimations de Bilmes et Stiglitz ne prennent pas en compte non plus une foule d’effets économiques et non économiques importants. Par exemple : les coûts supportés par le reste du monde, notamment ceux qu’entraîne le renchérissement du baril ; les coûts consécutifs au lien établi – qui, de toute évidence, n’existait pas avant la guerre – entre l’Irak et le mouvement djihadiste ; les coûts résultant de l’augmentation des revenus de certains des régimes les plus détestables du monde, notamment l’Iran ; les coûts qui découlent du renoncement à l’option de faire la guerre ailleurs ou de se battre en Irak dans de meilleures conditions, avec de meilleures informations et une meilleure préparation ; les coûts du ressentiment des musulmans ; les coûts d’une atteinte à l’efficacité de l’appareil militaire américain ; les coûts d’une division de l’alliance occidentale ; les pertes humaines irakiennes ; les coûts d’une décrédibilisation des États-Unis, qui sont entrés en guerre pour de mauvaises raisons, et le tort qu’a fait à leur réputation le scandale des tortures. On peut mettre sur l’autre plateau de la balance les profits que retireront de cette guerre l’Irak, le Moyen-Orient et le monde. Mais cela dépend de l’émergence en Irak d’un ordre démocratique stable et pacifique. Ce qui est encore loin d’être le cas.
Ceux-là mêmes qui étaient pour la guerre doivent en tirer deux leçons. La première est que le recours à la force militaire est beaucoup plus coûteux que nombre de gens ne se l’imaginent. La seconde, que de telles décisions politiques exigent qu’on réfléchisse aux coûts et aux conséquences possibles. Les États-Unis et le monde auront à supporter pendant des années les conséquences de l’erreur qu’a commise l’administration américaine en ne faisant ni l’un ni l’autre.

* The Economic Costs of the Irak War, www2.gsbcolumbia.edu/faculty/jstiglitz

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