[Tribune] Tunisie : quand la mort de Béji Caïd Essebsi ressuscite celle de Bourguiba

L’une des plus belles images de l’enterrement du président Béji Caïd Essebsi est celle où le convoi funèbre s’arrête devant l’icône en bronze de Habib Bourguiba, au milieu d’une marée humaine dont la ferveur semble faire tout autant le deuil du disciple que du maître, dont les funérailles furent occultées en leur temps.

Le président Béji Caïd Essebsi pose à côté du buste de Habib Bourguiba, père de la Tunisie moderne (image d’illustration). © Ons Abid pour JA

Le président Béji Caïd Essebsi pose à côté du buste de Habib Bourguiba, père de la Tunisie moderne (image d’illustration). © Ons Abid pour JA

aissa_baccouche

Publié le 27 août 2019 Lecture : 4 minutes.

Béji Caïd Essebsi, dont le corps repose désormais dans le caveau familial contigu au mausolée de Sidi Belhassen Chedly, l’un des apôtres du soufisme, est entré, avec tambour et trompette le 27 juillet 2019, au panthéon des grandes figures de l’histoire de la Tunisie. Qui l’eut cru, il y a huit ans et demi de cela, quand gronda une révolte dont les meneurs entendaient faire table rase du passé ?

Si Béji, il l’a reconnu lui-même, appartenait à ce dernier. « C’est vrai, a-t-il assené a ses contempteurs, je fais partie, ainsi que cheikh Rached [Ghannouchi, son frère ennemi], des archives. Sauf que nous ne sommes pas dans la même boîte », a-t-il ajouté avec délectation.

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Ce propos illustre parfaitement le caractère enjoué du personnage, qualifié par celui qui lui succéda aux Affaires étrangères, Hédi Mabrouk (1921-2000), dans son livre Feuillets d’automne, de « persifleur ». Après avoir quitté le perchoir de l’Assemblée nationale en 1991, en tirant un trait sur sa période « novembriste » (courte et non concluante), Béji Caïd Essebsi a savouré dans sa maison de La Soukra – plus précisément dans celle de son épouse Saïda, née Farhat – le temps heureux du troisième âge. Il gardait, néanmoins, l’œil ouvert sur le microcosme tunisois, et tendait l’oreille aux bruits et chuchotements provenant du palais présidentiel, perché sur la colline de Sidi Bou Saïd, son village natal.

Le double exploit de Si Béji

Une apparition dans la petite lucarne, au lendemain du 14 janvier 2011, le rappelle aux bons souvenirs des Tunisiens. Le 27 février de la même année, Fouad Mebazaa, qui assumait l’intérim de la présidence de la République après l’envol de Ben Ali vers son lieu d’exil, l’appelle à la rescousse pour mettre de l’ordre dans les affaires de l’État. Ce qu’il fait admirablement, à la tête d’un gouvernement composé d’hommes d’État aguerris. Si Mohamed Ennaceur (l’actuel président intérimaire), par exemple, a ainsi été appelé, pour la troisième fois de sa carrière, à présider le département des Affaires sociales.

Comme le claironna Al Moutanabi, l’un de ses poètes arabes préférés, les vents soufflent dans un sens contraire à celui qui sied aux voiliers

Après cet intermède de quelques mois, Caïd Essebsi mène le pays à bon port, c’est-à-dire les premières élections libres depuis belle lurette. Il quitte ensuite la Kasbah pour rejoindre, comme d’habitude, son doux cocon familial. Mais comme le claironna Al Moutanabi, l’un de ses poètes arabes préférés, « les vents soufflent dans un sens contraire à celui qui sied aux voiliers ».

Le non-respect par les constituants du délai imparti à la rédaction de la nouvelle Loi fondamentale – un an – , ainsi que les affres du gouvernement de la Troïka, amènent Si Béji à remettre le pied à l’étrier. Après moult péripéties, il réalise un double exploit : franchir enfin les portes du Palais de Carthage dans la peau du président, le 29 décembre 2014, à l’âge de 88 ans ; et neutraliser ses adversaires qui prônaient un autre modèle de société que celui initié, dès l’indépendance, par Bourguiba.

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Le plus illustre des bourguibiens

Bourguiba, le mentor et le bien aimé. Dès son installation, le disciple fait brandir dans le palais bustes et portraits du « combattant suprême ». C’est devant celui du proscrit de Bordj Le Bœuf que tous ceux qui quittaient le bureau présidentiel posaient, sous l’objectif des caméras de la télévision tunisienne. Même le chef d’Ennahdha, farouche ennemi de Si Lahbib ad vitam aeternam, n’échappe pas à la règle.

L’attachement à Bourguiba, en dépit de courtes périodes de désamour, Si Béji l’a immortalisé dans un livre paru en 2008, Le bon grain et l’ivraie, dans lequel il prédisait que la statue équestre de l’homme du 1er juin – une œuvre de notre ami Hachemi Marzouk, déboulonnée en 1987 – sera rétablie, en lieu et place, sur la plus belle avenue de Tunis – qui porte d’ailleurs le nom du libérateur. Ce fut fait le 24 mai 2016.

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Jusqu’à son dernier soupir, Caïd Essebsi était, de tous ses pairs, le plus illustre des bourguibiens. L’une des plus belles images de l’enterrement du premier président de la 2ème République est bel et bien celle où le convoi funèbre s’arrête magistralement devant l’icône en bronze, au milieu d’une marée humaine dont la ferveur semble en finir avec le deuil de Bourguiba, dont les funérailles furent occultées en leur temps, c’est-à-dire en l’an 2000.

Destourien-démocrate

En ce jour du mois de juillet de l’an 2019, nous faisions le deuil du maître et de son disciple, que j’ai fréquentés depuis 1969. Si Béji était en charge du ministère de l’Intérieur quand j’ai été élu secrétaire général de l’Union générale des étudiants de Tunisie (Uget), lors d’une période agitée pour le régime bourguibien. Ahmed Ben Salah a été limogé le 7 novembre de la même année, et l’Uget en a subi le contrecoup, puisque nous considérions à l’époque que le leader du mouvement coopératif était, plus qu’un bouc émissaire, une victime d’un système peu démocratique.

Si Béji, qui a été plus tard exclu du PSD pour avoir dénoncé les mêmes tares, a animé un périodique nommé Démocratie. Cette voie que n’emprunta guère Bourguiba, Si Béji ne s’en démarquera jamais. Pour lui, comme pour beaucoup de ma génération, l’expression destourien-démocrate n’est pas un oxymore. Aujourd’hui, l’ère du président Caïd Essebsi est close. Avec faste et éclat.

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