Histoire édifiante d’une fausse information

Comment une rencontre imaginaire à Rabat entre trois officiers algériens est devenue, d’un journal à l’autre, un fait d’évidence.

Publié le 25 janvier 2006 Lecture : 4 minutes.

Larbi Belkheir, le nouvel ambassadeur d’Algérie au Maroc, n’en revient pas. Il retrouve dans le royaume certaines dérives de la presse qu’il croyait « spécifiques » à son pays. L’histoire dont il est bien malgré lui le héros n’est pas banale. Bien qu’elle soit parfaitement apocryphe, tout le monde y croit. Voici les faits.Au lendemain de l’hospitalisation à Paris du président Abdelaziz Bouteflika en décembre 2005, il a été annoncé qu’un conclave s’était tenu à Rabat sur l’avenir de l’Algérie. Plus précisément, a-t-on expliqué, les deux généraux Khaled Nezzar et Mohamed Lamari ont fait le déplacement pour conférer avec le général Larbi Belkheir. Les trois officiers ont été à un moment ou un autre des hommes forts en Algérie. Qu’ils se voient pour parler de la crise provoquée par la soudaine maladie du chef de l’État n’avait rien d’étonnant. À la réflexion, les choses paraissent moins évidentes : les intéressés n’ont pas, autant qu’on sache, d’atomes crochus et, surtout, comment admettre que ces « faiseurs de rois » choisissent, pour leurs tractations intempestives, le Maroc, pays voisin et frère certes, mais qui n’est pas actuellement dans les meilleures dispositions ?Le scepticisme à l’égard de la rencontre des trois généraux est rapidement balayé par les affirmations péremptoires des journaux, et pas des moindres. Si bien que le conclave de Rabat sur l’après-Bouteflika devient, d’un titre à l’autre, comme un fait d’évidence, une donnée acquise. L’événement nullement avéré va à son tour générer d’autres événements tout aussi fantaisistes, sans parler des déductions et des analyses qui ne concernent pas la seule Algérie. Revue d’une presse en voie de dérèglement accéléré.Tout est parti d’Al-Ousbou’ as-Sahafi, hebdomadaire populaire paraissant à Rabat. Son directeur, Mustapha Alaoui, est un personnage complexe : journaliste peu scrupuleux doté d’un certain talent d’écriture, penchant islamiste, antisémite à l’occasion, volontiers provocateur, il publie avec des moyens modestes la même feuille sous divers titres. Très lu, il fait partie du paysage médiatique, remplit assurément une fonction sociale en utilisant les conversations et il lui arrive souvent d’avoir affaire à la justice lorsqu’il dépasse les limites. C’est un titre de ce tabloïd dans sa livraison datée du 9 décembre 2005 qui déclenche « l’affaire » : « Les généraux Lamari et Nezzar arrivent à Casablanca. » Les deux hommes, peut-on lire ensuite, ont été « aperçus lundi (5 décembre) à la villa du richard Alami à Anfa », quartier chic de Casablanca. Ils y ont dîné avec Tewfik Basri, le fils cadet de Driss Basri, l’ancien ministre de l’Intérieur, « ami des deux généraux ». « On ne sait pas, précise encore le bref article, si leur présence est liée à la dégradation de l’état de santé de Bouteflika ni s’ils ont rencontré l’ambassadeur Larbi Belkheir. » Le caractère fumeux de l’« information » saute aux yeux, ne serait-ce que parce que les Alami fortunés sont légion à Anfa. Bref, personne n’y a prêté attention. Mais voilà que José Garçon lui donne toute sa crédibilité dans Libération, le quotidien français. Dans un papier consacré à Bouteflika, elle écrit que les « décideurs militaires » s’agitent, et ajoute : « Selon nos informations, les généraux Lamari et Nezzar ont passé plusieurs jours au Maroc très récemment Objet officiel : des affaires dans l’aviation civile. En fait, ils ont rencontré Belkheir. »Al-Ousbou’ (23 décembre) reproduit triomphalement le fac-similé de l’article paru dans Libération qui « confirme [leur] information. » Désormais, la rencontre a eu lieu « à coup sûr » entre les trois hommes. On ajoute un chapitre : « Après leur retour à Alger, Nezzar et Lamari ont convoqué Belkheir » Dans le même numéro, une info de dernière minute : « Al Ousbou’ a été l’origine du limogeage d’Ahmed Harrari, le patron de la DST marocaine (qui avait été annoncé le 14 décembre) Il n’avait pas informé le roi de la rencontre des trois généraux algériens. »La rencontre des trois généraux – et son appendice (le limogeage du patron de la DST) – reprise partout fait boule de neige. Le Journal Hebdomadaire ajoute son grain de sel. Dans son édition datée du 7 janvier, il publie une interview de Mohamed Samraoui, qui se présente comme « un ancien colonel des services algériens de renseignements ». Il n’a pas besoin de confirmer la rencontre désormais acquise, mais il donne sa « lecture » : « Il s’agit plus d’un conclave que d’une visite privée. La mission des deux généraux au Maroc a trait à l’après-Bouteflika : ils devraient discuter des candidats et des propositions du général Taoufik Mediène, chef de la sécurité militaire. »On résiste mal à un sentiment d’accablement et de tristesse lorsqu’on parcourt également une chronique d’Al-Alam, le quotidien vénérable du parti de l’Istiqlal depuis un demi-siècle. L’auteur n’est autre que son directeur, Abdeljabbar S’himi. Homme de culture et de talent, sérieux, respecté, ce vétéran de la presse marocaine gobe toute l’histoire, de la rencontre des généraux au changement à la tête de la DST. Il réfléchit sur les « illusions du pouvoir » qu’illustrent les défaillances des services de sécurité. Et de conclure « sur les illusions qui finissent par révéler la réalité, mais parfois trop tard ». Pas un instant il ne s’interroge sur les illusions d’une information frelatée et confondue avec le bidonnage.Le mot de la fin, on le laisse à un journaliste qui officie dans un hebdomadaire qui ne manque pas de qualités mais n’est pas toujours scrupuleux sur la véracité des faits qu’il publie : « Inutile de vous dire que je n’ai jamais cherché à vérifier l’information, de peur qu’elle ne soit fausse. » Précisons honnêtement que la phrase figure dans un billet, mais, au-delà de l’ironie, elle reflète une mentalité qui depuis quelque temps fait beaucoup de dégâts dans la presse marocaine.

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