Comment Banny a fait front
Le ton de Charles Konan Banny est posé, son discours rond, mais ferme. Sur les antennes de la Radiotélévision ivoirienne (RTI), le 19 janvier, son adresse à ses compatriotes s’est voulue pédagogique. Le Premier ministre a eu le temps de la préparer, d’en peser tous les termes. Mais il a préféré attendre que la situation se décante avant d’intervenir, la RTI étant entre les mains des « Jeunes Patriotes », qu’il ne veut pas voir commenter en direct ses propos. Depuis trois jours déjà, un cameraman était à son domicile de Cocody-Deux Plateaux, où il a aménagé quelques bureaux, ceux de la primature étant pour la plupart en réfection. Son cabinet n’est pas encore totalement composé, pas plus que n’est entièrement bouclée l’installation des membres de son gouvernement. Mais il y a là deux secrétaires et trois ou quatre collaborateurs.
À la télé, Konan Banny lance un appel au pays, à ceux de ses enfants qui battent le pavé, montent la garde aux barricades, squattent l’entrée de l’ambassade de France, harcèlent les Casques bleus et mettent Abidjan en état de siège. Même s’il ne le dit pas, il a essayé d’étouffer le soulèvement dans l’uf. Quand il apprend tôt le matin du 16 janvier qu’Abidjan commence à être hérissé de barricades, il appelle au téléphone le président Laurent Gbagbo, se rend à sa résidence de Cocody. Accompagné de ses ministres de la Défense, René Aphing Kouassi, et de l’Intérieur, Joseph Dja Blé. L’entretien est courtois et franc. Gbagbo indique qu’il ne fallait pas toucher à l’Assemblée nationale. Avant de prendre congé, Konan Banny demande au chef de l’État de lancer un appel au calme et de persuader les manifestants de quitter la rue.
Le discours de Gbagbo se fera attendre. Les ministres de la Défense, de l’Intérieur et leur collègue déléguée à la Communication, Martine Studer Coffi, se rendent à la RTI. Un groupe de « Patriotes » accompagnés de Philippe Mangou, le chef d’état-major des Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (Fanci), les y trouvent pendant qu’ils enregistrent leur intervention. Ils sont quasiment pris en otages et ne seront libérés que sur injonction ferme du chef de l’État. L’évidence s’impose : il faut stopper le mouvement. Une cellule de crise est mise en place autour du Premier ministre. Entre autres membres, y siègent Aphing Kouassi, Dja Blé et Studer Coffi.
Le 17 janvier, Konan Banny reçoit chez lui une délégation de « Patriotes », dont Richard Dakoury, Jean-Yves Dibopieu, Serges Koffi. Doléances de ses interlocuteurs : établissement d’un calendrier définitif du désarmement des Forces nouvelles (FN, ex-rebelles), qui occupent le nord du pays ; maintien en place de l’Assemblée nationale ; dissolution du Groupe de travail international (GTI) ; départ du pays des troupes de l’Onuci et des soldats français de Licorne ; organisation des élections dans un délai de trois mois. Konan Banny s’énerve : « Je travaille sur le DDR [Programme de désarmement, démobilisation, réinsertion], mais je ne vous donnerai aucune date. J’ai pris sur moi de tout abandonner pour venir contribuer à sauver notre pays. Vous me devez du respect. Je ne suis là que depuis un mois et demi. Je demande de la patience et de la tolérance. »
Dialogue de sourds pendant presque deux longues heures. Les « Femmes Patriotes », qui se présentent à leur tour devant le Premier ministre, avec à leur tête Me Amza Attéa et Geneviève Bro Grébé et les mêmes doléances, ne sont pas plus entendues. Rideau. Et Konan Banny de confier : « Ma conception de la République ne me permet pas d’aller dans la rue pour parler avec les jeunes. » Reste que la situation est suffisamment tendue pour le retenir tout le temps accroché au téléphone. Avec Kofi Annan, Pierre Schori, son représentant spécial en Côte d’Ivoire, les présidents Olusegun Obasanjo, Thabo Mbeki ou Mamadou Tandja. Il s’entretient aussi avec l’Élysée et le Quai d’Orsay, où, des deux côtés, on précise : « Nous sommes en contact constant avec tous les responsables ivoiriens. En particulier avec le Premier ministre, qui est très exposé. » Konan Banny n’oublie pas, non plus, de maintenir le dialogue avec les acteurs politiques. Il rencontre notamment Pascal Affi Nguessan, le chef de file du Front populaire ivoirien (FPI, parti du président) et parle au téléphone le 19 janvier avec Alassane Ouattara.
La hiérarchie militaire n’est pas en reste, elle est assidue chez lui. Philippe Mangou et les différents commandants de corps essuient son impatience de les voir rétablir l’ordre, parfois sa colère. Il est d’autant plus pressé que le pays perd de l’argent et du temps. Surtout, il ne supporte pas que certains éléments des Forces de défense et de sécurité (FDS) soient de mèche avec les « Patriotes ». La plupart du temps, c’est de cela qu’il discute avec ses correspondants au téléphone. Et qu’il dénonce inlassablement. Résultat : il désigne clairement l’obstacle à la paix, mais il admet clairement par la même occasion qu’il n’a pas de prise sur les FDS qui reçoivent des ordres de sources qu’il ne contrôle pas encore. Il s’en est ouvertement et très vivement plaint au cours du conclave qui l’a réuni, le 18 janvier, à Abidjan, avec les présidents Olusegun Obasanjo et Laurent Gbagbo.
Le communiqué publié au terme de ce huis clos ne dit rien de tout cela. Mais tout le monde a compris que Charles Konan Banny n’entend pas rester dans une posture de victime. Il semble avoir convaincu le Conseil de sécurité de l’ONU, qui a décidé, le 19 janvier, de siffler la fin de la récréation. Mais a-t-il convaincu ses compatriotes ?
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