[Tribune] Tunisie : chronique d’une déroute annoncée
Alors que les Tunisiens sont appelés aux urnes pour les scrutins présidentiel et législatifs, jamais, depuis son entrée en démocratie en 2011, le pays n’a connu de telles incertitudes.
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Sophie Bessis
Sophie Bessis est une historienne tunisienne.
Publié le 4 septembre 2019 Lecture : 6 minutes.
Avant le décès, le 25 juillet, de Béji Caïd Essebsi, le calendrier électoral prévoyait la tenue du scrutin législatif le 6 octobre, suivi en novembre par la présidentielle. La mort du chef de l’État, à quelques mois de la fin de son mandat, a modifié ces échéances. Pour respecter le délai de quatre-vingt-dix jours octroyé au président par intérim par la Constitution, il a fallu avancer le premier tour de la présidentielle au 15 septembre.
Cette inversion du calendrier a changé les priorités de la classe politique, dont les ténors se sont aussitôt fixé comme premier objectif la conquête du palais de Carthage, siège de la présidence de la République. Une trentaine de candidats sont en lice. On peut penser que la multiplicité des candidatures et les débats qu’elles suscitent sont une preuve de la vitalité de la démocratie dans le seul pays arabe où le printemps de 2011 n’a débouché ni sur une guerre ni sur une restauration dictatoriale. Mais ce constat rassurant ne saurait cacher le fait que la Tunisie est entrée dans une zone de turbulences susceptible de ralentir, voire de stopper sa marche vers un État de droit.
Offre politique fragmentée
Pour comprendre cette dérive, il faut revenir sur les cinq années de la présidence Caïd Essebsi, qui ont radicalement modifié son paysage politique.
Les élections de 2014 avaient vu s’affronter deux formations hégémoniques. D’un côté, en dépit du bilan calamiteux des gouvernements qu’il avait dirigés de 2011 à 2014 et de l’érosion de sa popularité, le parti Ennahdha gardait un socle solide. De l’autre, le parti Nidaa Tounes, créé en 2012 par Béji Caïd Essebsi, avait réussi à regrouper la quasi-totalité des forces considérées comme modernistes. Après l’installation de son fondateur à Carthage, le parti présidentiel – miné par le népotisme de son chef et les luttes de clans – s’est défait jusqu’à n’être que l’ombre de lui-même. Une demi-douzaine de candidats issus de ses rangs sont aujourd’hui candidats à la présidentielle.
Face à cette désintégration, Ennahdha demeure certes une formation structurée mais menacée elle aussi par une fragmentation de l’offre politique islamiste. Pour ne pas être absente du scrutin du 15 septembre, elle a désigné un candidat en la personne d’Abdelfattah Mourou, dirigeant historique du parti. Mais l’ex-Premier ministre Hamadi Jebali a décidé, lui aussi, de concourir, de même que l’ancien président de la transition, Moncef Marzouki, qui fut, en 2014, le candidat officieux des islamistes. Quelques petits candidats sont également proches de cette mouvance.
Conséquence de cet émiettement général, aucune personnalité consensuelle n’est actuellement capable de s’imposer. Au-delà de leurs affrontements électoraux, il y a toutefois un point qui les rapproche : leur probable incapacité à relever les redoutables défis économiques et sociaux auxquels fait face le pays.
Dégradation alarmante
En 2011, tous les laissés-pour-compte des choix économiques effectués depuis des décennies – monde rural livré à lui-même, petit peuple des banlieues urbaines, classes moyennes inférieures précarisées, vite rejoints par l’opposition politique au régime de Ben Ali – avaient crié leur refus du clientélisme, de la corruption, des inégalités et de l’accaparement de la rente étatique par une étroite oligarchie. Or, sur ce plan, les choses ont empiré depuis 2011.
La dette a explosé, la croissance est atone, le pays produit moins et importe davantage, la corruption fait des ravages et les mafias prospèrent en toute impunité
L’affaiblissement de l’État consécutif aux soubresauts post-révolutionnaires, l’absence de réflexion sur la nécessité de modifier les logiques économiques ayant conduit aux blocages actuels et le court-termisme d’acteurs politiques focalisés sur les échéances électorales, ont contribué à une dégradation alarmante de la situation. La dette a explosé, la croissance est atone, le pays produit moins et importe davantage. La corruption fait des ravages et les mafias qui contrôlent les activités illicites prospèrent en toute impunité.
Résultat de cette descente aux enfers et de l’inaction des gouvernements successifs, la situation sociale s’est elle aussi détériorée, entraînant un mécontentement général. En 2016, la nomination à la tête du gouvernement de Youssef Chahed, quadra aux allures de Monsieur Propre, avait suscité quelque espoir. En trois ans, il n’a pris aucune initiative susceptible de régler les problèmes urgents ou d’ouvrir des perspectives, et s’est épuisé en de stériles luttes de clans.
Transmué en politicien retors, il est lui aussi candidat à l’élection présidentielle malgré son bilan déplorable. Fatigués par le spectacle des querelles entre têtes d’affiche que l’intérêt du pays ne préoccupe guère, les Tunisiens sont plus désenchantés que jamais et ne croient plus en leur classe politique.
Ce sont de nouveaux venus sur la scène, à la rhétorique populiste sans complexe, qui semblent désormais les séduire. En tête des sondages figure ainsi Nabil Karoui, un des propriétaires de la chaîne de télévision Nessma, homme d’affaires douteux qui s’est mué en Père Noël pour séduire l’électorat. À la tête d’une association caritative, il distribue à grand renfort de publicité cadeaux et enveloppes aux franges les plus pauvres de la population, avides de mieux-être.
Il n’a ni programme ni connaissance des dossiers, mais il s’est constitué des réseaux et une base parmi les déshérités, dont beaucoup ne jurent aujourd’hui que par lui. Son arrestation spectaculaire le 23 août n’a fait que renforcer sa popularité.
Croyant éliminer un concurrent, Youssef Chahed, soupçonné d’être le donneur d’ordre de ce coup tordu, a transformé celui qu’on accuse de délinquance économique en victime politique et accru ses chances de l’emporter au second tour.
Aventurisme, islam politique ou « sauveurs »
Derrière lui arrive un ovni, Kaïs Saïed, dont les discours aux accents à la fois populistes et conservateurs séduisent également le chaland. Troisième figure de cette déferlante populiste, la jeune Abir Moussi, benaliste assumée, a choisi les islamistes pour cible favorite. Si un des candidats de ce trio venait à l’emporter, la Tunisie entrerait sans nul doute dans une séquence où les maux qui ravagent le pays se développeraient comme une gangrène.
Face à ces outsiders bien placés, la question est de savoir si l’électorat islamiste – il est vrai largement réduit – fera preuve de discipline en votant massivement Mourou ou s’il s’éparpillera entre ses différents prétendants. Dans le premier cas, on pourrait assister au second tour à un duel Karoui-Mourou, qui conduirait en gros les Tunisiens à choisir entre l’aventure et une monopolisation du pouvoir par Ennahdha, également susceptible d’emporter le perchoir de l’Assemblée. Or, malgré leurs accommodements avec la réalité tunisienne, les islamistes n’ont pas changé de logiciel, et l’on pourrait alors entrer dans un processus d’« erdoganisation », véritable rupture idéologique et politique dans son histoire depuis l’indépendance.
Dans ce contexte, malgré les appels à l’unité qui se multiplient du côté de la société civile, il pourrait n’y avoir aucun candidat se réclamant de la mouvance « moderniste » au second tour. Certains ont cru pouvoir trouver la parade à une bérézina annoncée en la personne du ministre de la Défense Abdelkrim Zbidi, personnage effacé, réputé intègre et dépourvu d’ambition. Se proclamant indépendant de tous les partis, il paraît toutefois hésiter sur ses alliances et s’est entouré, pour ses premiers pas sur la scène, de politiciens sans envergure. Or, s’il veut l’emporter, il doit rassembler au-delà de la famille dont il est issu et convaincre ses concitoyens qu’il est capable d’asseoir sur des bases solides la fragile démocratie tunisienne. Ce n’est pour l’instant pas le cas.
Alors le pire ou le pire ? L’aventurisme, l’islam politique ou l’émergence de « sauveurs » auto-proclamés en un moment où le pouvoir semble prêt à être ramassé par les plus démagogues ou les plus habiles ? Jamais, depuis son entrée en démocratie en 2011, la Tunisie n’a connu de telles incertitudes. Et l’on voit mal, pour l’heure, quel miracle pourrait la sortir du fossé dans lequel la médiocrité de sa classe politique l’a plongée.
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