Une leçon de journalisme

Publié le 23 décembre 2003 Lecture : 6 minutes.

L’extrait sélectionné est tiré de l’excellent Scotty – James B. Reston and the Rise and Fall of American Journalism, de John F. Stacks. Cette biographie de l’un des plus grands journalistes du XXe siècle, correspondant, puis chef de bureau du New York Times à Washington, aborde le thème, toujours à la mode, des relations entre journalisme et pouvoir. Quand Kennedy acheva la rencontre la plus délicate de sa vie avec le leader soviétique Nikita Khrouchtchev, la première personne à qui il se confia ne fut pas l’un de ses conseillers, ni son vice-président et encore moins son épouse. Encore sonné par son entretien, JFK parla à James Reston. Et de Truman à Carter, en passant par Eisenhower, Lyndon Johnson, Nixon et Ford, il en fut de même. Drôle de destin que celui du plus puissant, du plus admiré et du plus influent éditorialiste américain. Celui d’un homme qui côtoyait les plus hautes sphères du pouvoir, au fait de tous les secrets, et qui n’était au départ qu’un pauvre immigré écossais.
Stacks, reporter au Time pendant près de trente ans, signe là une oeuvre brillante. L’histoire secrète d’un homme, mais aussi celle de ce qui s’est réellement passé derrière les portes de la Maison Blanche. Et une leçon de journalisme…

«Le journalisme n’est peut-être pas une spécialité comme le droit ou la médecine, mais la couverture de l’actualité exige un vrai savoir-faire. Comme pour les métiers manuels, il y a dans la presse une large possibilité de perfectionnement qui va de la compétence à la maîtrise, au talent et même à l’art. Les meilleurs journalistes ont des qualités particulières qui les placent au-dessus de leurs collègues. La première, c’est la curiosité. Le désir de savoir comment marche le monde, comment les gens vivent, de comprendre ce qui se passe réellement derrière les apparences, c’est ce qui motive les
meilleurs journalistes. On dit couramment dans la profession que faire du journalisme, c’est comme être payé pour être étudiant toute sa vie. C’est vrai. Pour le journaliste qui réussit qui passe des chiens écrasés, comme on dit, aux informations municipales, puis nationales, aux campagnes présidentielles, à la Maison Blanche, à des reportages
lointains à l’étranger , le métier est une éducation permanente. La matière première, ce sont les nouvelles, et le travail d’un journaliste, c’est de découvrir ce qui est nouveau, ce qui est différent, ce qui est vraiment important, par opposition à ce qui
paraît seulement l’être. Les meilleurs articles ne sont pas seulement ceux qui racontent ce qui est arrivé, mais aussi ceux qui expliquent pourquoi c’est arrivé et ce qui peut s’ensuivre. L’objectif n’est pas de découvrir une vérité scientifique profonde, mais ce que font de leur vie les êtres humains, comment ils travaillent, comment marchent leurs
affaires, qui sont réellement les personnages publics dont on parle. Le journaliste est un amateur curieux qui explore des mondes peu familiers pour des lecteurs trop absorbés par leur propre vie pour satisfaire eux-mêmes leur curiosité. Pour le journaliste curieux,
la joie de la découverte peut venir du banal comme de ce qui est particulièrement important. Je me souviens du plaisir que j’ai eu, quand j’avais 22 ans, à découvrir comment fonctionnait une coopérative d’élevage artificiel, comment étaient classées les
vaches, et comment, avec une étonnante précision, on les incitait à donner un lait abondant. Je me souviens du plaisir que j’ai eu, près de vingt ans plus tard, à découvrir exactement comment Ronald Reagan travaillait à la Maison Blanche.
Le journalisme n’est pas un travail universitaire. Pour découvrir la réalité des choses, laissant de côté le problème de connaître intégralement cette réalité, le journaliste-enquêteur doit trouver des gens qui savent réellement ce qui se passe et leur faire expliquer ce qu’ils font et pourquoi. Le journaliste joue consciemment avec le fait que retenir l’attention de quelqu’un est déjà flatteur pour celui qui provoque cette attention. Mais plus l’information est secrète, mieux elle est gardée, et plus est délicate la transaction entre le journaliste et sa source. Mener à bien cet échange c’est-à-dire amener quelqu’un à livrer des informations qui vont parfois contre son intérêt est le grand art de l’enquête journalistique. Aussi la deuxième qualité du bon journaliste est-elle d’établir une relation de confiance avec les gens qui ont les informations. Cette relation peut prendre plusieurs formes. Elle peut être simple et directe : la source a une information qu’elle veut rendre publique, et le journaliste
peut lui faire ce plaisir. La situation peut être plus compliquée : la source a l’information qu’elle veut rendre publique, mais elle ne veut pas être identifiée, comme la personne qui l’a rendue publique, et tient à rester une source anonyme. Ou plus compliqué encore : la source ne veut pas rendre l’information publique, mais ne veut pas
non plus mentir au journaliste, craignant pour sa propre réputation ou celle de ce dernier. La source livre alors l’information et fait confiance au journaliste pour qu’il ne l’utilise que plus tard, comme référence, dans un autre article. La confiance qui intervient dans une telle relation doit jouer dans les deux sens : la source doit avoir
confiance dans le journaliste, et le journaliste doit, dans une certaine mesure, croire ce que lui dit la source. Il y a des degrés et des variantes : le journaliste peut croire la source, mais il doit être conscient des limites des informations que détient la
source et avoir en tête qu’elle doit se protéger. Les bons journalistes savent persuader
les sources de leur parler. Les grands journalistes savent faire en sorte que les sources
aient envie de leur parler.
La source doit non seulement avoir confiance dans la totale honnêteté du journaliste, mais
aussi faire confiance à la bonne intelligence et à la bonne compréhension que le journaliste a du sujet en question et être convaincue que l’article à venir ne sera pas déformé par son ignorance. C’est le troisième atout majeur du grand journaliste : il
connaît le sujet en question presque aussi bien que la source. Il ne lui suffit pas d’être curieux ; il doit être aussi suffisamment bien informé pour replacer la nouvelle information dans son contexte, pour juger de sa valeur, pour expliquer comment elle modifie les informations que l’on possède déjà sur le sujet. Le bon journaliste doit la replacer dans le contexte de ce qui est connu. Il a besoin de lire plus qu’il n’écrit, de connaître ce qui a déjà été publié sur le sujet en question. Le journaliste doit être un acharné, une personne qui veut atteindre sinon le niveau et l’expertise du spécialiste universellement reconnu, du moins un niveau de connaissance qui réduise le fossé entre la source et lui.
Le grand journaliste doit dominer son sujet, être assez indépendant pour juger de la vérité des informations, de la sagesse des intéressés, des conséquences probables des événements dont il rend compte. En même temps, il doit être assez proche de ces événements pour être connu des sources bien informées, pour qu’on lui fasse confiance, pour avoir accès à ceux qui savent. C’est un jeu de califourchon particulièrement délicat, où il faut être quelqu’un de l’extérieur qui s’arrange pour être aussi à l’intérieur et voir ce qui s’y passe. Réussir dans ce métier, en particulier réussir au sommet d’un métier où l’on traite souvent des problèmes les plus urgents et les plus importants qui se posent dans le pays et même dans le monde, exige un rare mélange d’ambition et de réserve, de curiosité et de discrétion, de désir passionné de dire et d’expliquer et de conscience de ce qui ne doit pas être dit.
Pour le journaliste, il y a toujours un risque de dérapage. Un article plein d’erreurs factuelles peut être lourd de conséquences. Être considéré comme quelqu’un qui est au service d’un parti ou au service d’intérêts particuliers est, de même, mauvais pour la réputation du journaliste. La combinaison de l’erreur et du plaidoyer est catastrophique. Ces dangers augmentent en proportion directe de la célébrité et du prestige du journaliste. La célébrité attire naturellement l’attention sur l’échec professionnel. Et cette célébrité même, les succès et les scoops accumulés au long des années peuvent entamer le scepticisme du journaliste. Il peut sembler au journaliste célèbre, au soir
d’une vie professionnelle comblée d’honneurs, que personne n’oserait lui mentir. Mais aucun journaliste n’est à l’abri d’un tel risque. Le journalisme est un métier où les fautes et les erreurs de jugement sont visibles pour tous. C’est un numéro de corde raide, souvent exécuté devant un très large public.

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