Trois siècles d’asservissement

De l’arrivée des premiers bateaux négriers à l’abolition, le statut et le nombre des esclaves ont été soumis aux besoins des plantations.

Publié le 17 décembre 2003 Lecture : 9 minutes.

Le 4 juillet 1776, treize États unis d’Amérique, qui étaient jusqu’alors des colonies anglaises, signaient une Déclaration d’indépendance dont le deuxième paragraphe commençait par ces mots : « Nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits. » Le pays qui se faisait ainsi le champion des droits de l’homme devait pourtant, pendant trois siècles, tenir dans l’asservissement des millions de Noirs et creuser entre eux et les Blancs un fossé qui, en 2003, malgré Colin Powell et Condoleezza Rice, n’est toujours pas comblé.
Generations of Captivity. A History of African-American Slaves, un ouvrage de dimensions modestes – 270 pages de texte, 98 pages de notes et de références -, apporte sur ce phénomène un éclairage fondamental. L’auteur, Ira Berlin, est professeur au College Park de l’université du Maryland. Il a déjà publié une étude sur les « deux premiers siècles de l’esclavage aux États-Unis » qui lui a valu en 1999 le prix Bancroft et le prix Frederick-Douglass.
Aux États-Unis comme en Europe, on a de l’esclavage à l’américaine une image très Autant en emporte le vent, celle des années 1850 : une riche plantation de coton dans le Sud profond, des Noirs qui chantent des gospels. La réalité est beaucoup plus variée et plus complexe. Les esclaves et les maîtres, de la fin du XVIIIe à la fin du XIXe siècle, n’ont jamais cessé de contester et de renégocier les conditions de la captivité. Les esclaves n’ont jamais été politiquement « inertes ». La réalité de l’esclavage – « l’irrésistible pouvoir de s’arroger le travail de quelqu’un d’autre » – a constamment évolué dans le temps et l’espace, d’une région à l’autre, y compris dans le Sud.
Ce n’est pas minimiser l’importance du phénomène. Berlin écrit : « Dès le départ, l’esclavage a eu une influence déterminante sur l’économie de l’Amérique, sur sa politique, sa culture et sur ses croyances les plus profondes. L’économie américaine s’est construite sur des récoltes dépendant du travail des esclaves, sur les grandes quantités de tabac, de riz, de sucre et finalement de coton vendues sur le marché international et grâce auxquelles certains se sont fait des fortunes colossales. Cette grande richesse a permis aux planteurs de se tailler une place prépondérante dans l’establishment du nouveau gouvernement fédéral en 1787, car les planteurs n’ont eu aucun mal à traduire leur pouvoir économique en pouvoir politique. Entre la fondation de la République et la Guerre civile [ce qu’on appelle en France la guerre de Sécession], la plupart des présidents – de Washington, Jefferson, Madison, Monroe et Jackson à Tyler, Polk et Taylor – étaient eux-mêmes des propriétaires d’esclaves, et généralement des propriétaires importants. Il en était de même à la Cour suprême […] et au Congrès. »
« Pendant trois siècles, les Américains ont interprété leur histoire en fonction de la lutte entre la liberté et l’esclavage – et du triomphe de la liberté. Il n’est donc pas surprenant qu’au début du XXIe siècle, plus de cent trente ans après la fin légale de l’esclavage, il continue à peser sur leur vie, car ils découvrent que leurs bâtiments nationaux ont été construits par des esclaves, que le sous-sol de leurs grandes villes regorge d’ossements d’esclaves et que leurs plus grands héros étaient des propriétaires d’esclaves et des esclaves. »
L’esclavage américain n’a pas, au départ, de connotation raciste. Ce n’est pas l’apartheid sud-africain. Il n’a pas pour objectif premier de préserver la pureté de la race blanche en lui garantissant ses privilèges politiques, économiques et sociaux. À deux reprises, la liberté l’a fait globalement reculer. À la fin du XVIIIe siècle, d’abord, dans le sillage de la Déclaration d’indépendance, de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en France et de la révolte de Toussaint-Louverture, à Haïti, en 1791-1794. La seconde fois a été la bonne, avec l’adoption du XIIIe amendement à la Constitution, le 18 décembre 1865, à la fin de la Guerre civile : « Ni l’esclavage ni la servitude involontaire, sauf à titre de punition pour crime dont l’intéressé aura été dûment reconnu coupable, ne sont admis aux États-Unis, ou en tout lieu relevant de leur juridiction. »
L’origine de l’esclavage, dans les colonies anglaises d’Amérique comme dans les îles Caraïbes, est le besoin de main-d’oeuvre. L’esclavage des Noirs a été précédé de la servitude des « engagés » blancs, en anglais indentured, travailleurs sous contrat recrutés plus ou moins de force et envoyés dans les îles comme le furent les bagnards anglais en Australie. Berlin confirme ici une vérité connue, clairement formulée par exemple par le sociologue noir Eric Williams, qui fut Premier ministre de Trinité et Tobago, dans un ouvrage publié en 1964, Capitalisme et esclavage (traduction française, Présence africaine, 1968) : « La raison d’être de l’esclavage nègre est économique et non raciale, liée non pas à la couleur du travailleur, mais au bas prix de son travail. Comparé au travail indien et blanc, l’esclave noir était éminemment supérieur. »
La modulation de l’esclavage dans le temps et l’espace en fonction de ce besoin de main-d’oeuvre – lui-même dépendant de la nature de l’activité économique (tabac, riz, sucre, coton) – est clairement illustrée par le tableau p. XX tiré des Historical Statistics du U.S. Bureau of the Census. L’opposition entre le Nord et le Sud est flagrante. Il y avait, au total, dans le sud des États-Unis, en 1860, à la veille de la Guerre civile, 3 953 696 esclaves pour 5 millions à 6 millions de Blancs. Et dans le Nord, 19 millions à 20 millions d’« hommes libres » pour 64 esclaves. Cinq États du Sud comptaient alors plus de 400 000 esclaves : la Virginie, la Caroline du Sud, la Géorgie, l’Alabama et le Mississippi.
Berlin découpe l’histoire de l’esclavage aux États-Unis en cinq périodes dans lesquelles il regroupe plusieurs « générations ». Les premières sont les « générations de l’échange [charter] ». Tout ne commence qu’au début du XVIIe siècle : cent quinze ans après la découverte de l’Amérique, les Anglais n’avaient encore pris pied nulle part sur le Nouveau Continent. Il fallut attendre le 24 mai 1607 pour que cent vingt hommes expédiés par la Virginia Company of London fondent Jamestown, sur la baie de la Chesapeake, et la première colonie anglaise. Les premiers Africains arrivent en 1619. Mais pas à fond de cale. Berlin nous fait découvrir ici ce qu’il appelle les « créoles atlantiques » : pour la plupart, ce que le nom n’indique pas, des métis qui fréquentaient les côtes atlantiques de l’Afrique et de l’Amérique, où ils côtoyaient les Européens – surtout, en ce début du XVIIe siècle, des Portugais et des Espagnols, plus quelques Hollandais. Bon nombre d’entre eux étaient interprètes, commerçants, soldats – en particulier en Floride, alors espagnole. De New Amsterdam, la pré-New York hollandaise, à la Virginie, le cinquième d’entre eux, estime Berlin, retrouvait la liberté, adoptait le christianisme et fondait une famille.
Leurs successeurs – ceux des « générations de la plantation » – n’eurent pas cette chance. Travaillant plus dur, ils mouraient plus tôt, pratiquement sans vie de famille, dans l’ignorance du droit à l’européenne. Les noms qui leur étaient attribués ou infligés témoignaient du mépris dans lesquels ils étaient tenus : simples prénoms ou, par dérision, noms de héros antiques ou d’animaux domestiques.
Ici, Berlin fait intervenir une notion mise en avant par les historiens de l’Antiquité, tel Moses I. Finley : l’opposition entre les « sociétés avec des esclaves » (societies with slaves) et les « sociétés d’esclaves » ou « esclavagistes » (slave societies). Dans les premières, les propriétaires n’ont, en général, qu’un petit nombre d’esclaves. La ligne de partage entre la servitude et la liberté reste floue. La manumission (l’affranchissement légal de l’esclave) est acceptée ou même encouragée. Dans les sociétés esclavagistes, l’esclavage est au centre de la production économique, et la relation maître-esclave est le modèle des relations sociales : mari-femme, parents-enfants, employeur-employé.
L’appétit des planteurs, le tabac dans la région de la Chesapeake, le riz en Caroline du Sud et en Géorgie, la canne à sucre dans la basse vallée du Mississippi, le coton dans tout le Sud firent de certains États américains de véritables sociétés esclavagistes. Avec des prolongements racistes souvent exacerbés pour justifier le statut inférieur des Noirs.
Dans le Nord, la fin du XVIIIe siècle permit à beaucoup de membres des « générations révolutionnaires » de conquérir leur liberté. Du pic de 47 735 esclaves en 1770, on tomba ainsi à 40 420 en 1790 et à 27 081 en 1810. C’est à cette époque aussi que le mot African apparut dans le nom des institutions africaines-américaines. Mais dans le Sud, l’esclavage se trouva largement renforcé. La menace d’émancipation conforta les planteurs dans leur détermination de le faire durer aussi longtemps que possible. À Mount Vernon, George Washington lui-même donnait instruction à ses contremaîtres de « mettre les esclaves au travail dès qu’il fait jour et jusqu’à la nuit tombée, et de veiller à ce qu’ils ne se relâchent pas ».
Tout était en place pour l’explosion que vécurent dans les années 1810-1864 les « générations de la migration ». Ce demi-siècle fut en effet marqué par ce que Berlin appelle le « second passage » – le premier ayant été la traversée sans retour des esclaves africains vers les côtes américaines. Plus d’un million d’esclaves furent transplantés des États de la côte Atlantique vers le Sud profond et ses plantations de coton et de canne à sucre, détruisant les familles et les communautés noires qui avaient pu se constituer. Cette migration engendra une activité économique qui était, dans le Sud, la plus importante après les plantations. L’achat de la Louisiane à Napoléon, négocié par Thomas Jefferson et concrétisé par son entrée dans l’Union en 1812, n’aboutit pas à la création d’un « empire de la liberté », comme l’avait promis Jefferson, mais à un empire de l’esclavage. L’État comptait 34 660 esclaves en 1810, et 331 726 en 1860. À son entrée dans l’Union, en 1819, l’Alabama, royaume du coton, avait 41 879 esclaves : il en était à 435 080 en 1860, soit 45 % de sa population. À la veille de son entrée dans l’Union, en 1817, le Mississippi comptait 17 088 esclaves : ils étaient 436 631 en 1860 pour cultiver la canne à sucre.
Jamais, cependant, les esclaves ne rendirent les armes, fondant de nouvelles familles sur leur nouveau lieu de travail, découvrant dans le christianisme une foi qui leur donnait l’espoir de la délivrance, négociant avec les slaveholders – les grands propriétaires qui dépendaient de leur travail – de meilleures conditions de vie. Surtout, les plantations et les États esclavagistes n’étaient pas des vases clos. De nombreux esclaves avaient depuis longtemps fui le Sud. Sur les quelque 250 000 Noirs qui résidaient dans le Nord en 1860, le tiers, sinon la moitié, était originaire de ces États esclavagistes. Dans les plantations mêmes, vers 1850, rares étaient les esclaves qui ignoraient l’importance du mouvement abolitionniste dans les États libres. Beaucoup suivirent l’élection de 1860 avec le plus grand intérêt, conscients de ce que l’arrivée d’Abraham Lincoln à la Maison Blanche leur apporterait…
C’est ainsi que Berlin peut titrer son épilogue : « Générations de la liberté ». Le premier coup de canon de la Guerre civile (ou de Sécession) fut tiré le 12 avril 1861 contre Fort Sumter. Lincoln attendit la difficile victoire d’Antietam pour rendre publique, le 22 septembre 1862, la « proclamation préliminaire de l’émancipation », annonçant que le 1er janvier suivant il déclarerait que les esclaves seraient « dès lors, et à tout jamais, libres » dans tous les États encore en rébellion.
On sait que tout ne fut pas simple et qu’il fallut, par exemple, attendre plus d’un siècle pour que les Noirs analphabètes puissent voter dans le Sud. « La violence qui accompagna l’émancipation conduisit Noirs et Blancs à se retirer dans deux mondes séparés », rappelle Berlin. Mais, ajoute-t-il, cette séparation fut « l’occasion pour les Noirs de redécouvrir leur histoire particulière et de revendiquer leur héritage unique ». La séparation dure encore, mais les Africains-Américains ont toujours su, dans les pires conditions, résister aux effets dégradants de l’asservissement.

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