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Le charbon, le pétrole et le gaz fournissent les trois quarts de l’énergie consommée dans le monde. Et la demande en hydrocarbures ne cesse d’augmenter. Une tendance qui explique bien des tornades géopolitiques.

Publié le 22 décembre 2003 Lecture : 7 minutes.

Le monde a soif d’énergie. Pour répondre à ses besoins, il faudra, selon l’Agence internationale de l’énergie, investir 16 000 milliards de dollars (13 000 milliards d’euros) dans le quart de siècle à venir. Le nucléaire étant réservé à quelques pays industrialisés, les ressources éoliennes ou solaires restant largement du domaine des expériences locales, cette soif devra pour longtemps encore être étanchée par le charbon, mais surtout par le pétrole et le gaz. En 2003, ces énergies dites fossiles ont représenté les trois quarts des ressources consommées.
Chaque jour, quelque 75 millions de barils de pétrole sont nécessaires pour satisfaire les besoins de l’homme. En 2020, il en faudra 115 millions, soit 50 % de plus. Le Moyen-Orient fournit actuellement à lui seul 43 % de l’or noir, et le golfe Persique recèle 64 % des réserves prouvées. Au vu des faibles coûts d’exploitation, de l’importance des investissements en cours et de l’éventuel retour de l’Irak dans le cercle des grands producteurs, la région pourvoira à 51 % des besoins de la planète en 2020 si rien n’est fait. Aujourd’hui, seuls cinq pays (hors OPEP) en exportent des quantités importantes : le Mexique, la Norvège, Oman, la Russie et l’Angola.
Économistes et autres stratèges trouvent bien excessif le poids du Moyen-Orient. Les 908 milliards de barils de réserves mondiales prouvées ne couvrent que quarante années des besoins planétaires et aucun grand gisement n’a été découvert depuis longtemps. Surtout, les attentats du 11 septembre 2001 ont fracassé bien des certitudes sur la stabilité de la région. Deux ans après, on assiste à une grande redistribution des cartes, qui devrait marquer la prochaine décennie. Avec une seule ligne directrice pour l’Occident : diversifier au maximum les sources de l’or noir afin d’éviter les pénuries et maintenir le prix du baril dans une fourchette comprise entre 25 et 30 dollars. L’OPEP semble vouloir jouer le jeu. Depuis trois ans, dans un contexte de crise économique engendrant une baisse de la demande, elle diminue sa production (environ 28 millions de barils par jour en 2003). Automatiquement, la même période a vu croître de 26,5 % la quantité de pétrole issue de Russie, de la mer Caspienne, du Canada et des profondeurs de l’Atlantique, essentiellement au large de l’Afrique. Soit un supplément de 3,3 millions de barils par jour. D’ici à 2007, la production dans ces zones devrait connaître une nouvelle augmentation de 5 millions de barils par jour.
Pas un continent n’aura échappé à la tornade géopolitique de l’année 2003. Certes, les majors américaines et Washington en ont souvent écrit le scénario. Mais la riposte à cette hégémonie s’organise. Comme un symbole : la rencontre historique, du 2 au 4 septembre à Moscou, entre le prince héritier saoudien Abdallah Ibn Abdelaziz et Vladimir Poutine. Ces représentants de nations qui ne s’étaient guère fréquentées depuis Staline et qui, à elles deux, pèsent 16 millions de barils par jour, ont bien sûr parlé de pétrole. Traditionnelle alliée des Américains (qui se méfient d’elle depuis les drames de New York et Washington), l’Arabie saoudite a annoncé qu’elle « étudiait en détail » la participation des entreprises russes à l’exploitation de ses hydrocarbures. Un accord de coopération intergouvernemental dans le domaine énergétique a été signé pour cinq ans…
L’Irak n’est pas le seul pays à avoir fait les frais de la « pétro-diplomatie ». Si George W. Bush n’avait pas craint une rupture de ses approvisionnements, Hugo Chávez, le président vénézuélien, aurait sans doute connu une année plus calme. Le Venezuela est l’un des principaux fournisseurs des États-Unis. Avant 1998, il jouait la carte du prix bas, respectant mollement les quotas fixés par l’OPEP. Arrivé au pouvoir en 1998, le tiers-mondiste Chávez, adepte d’une hausse des cours, a changé la donne. Et dû affronter une offensive d’envergure dès le 2 décembre 2002. Derrière la charge des opposants, encouragés par la Fedecámaras, la fédération des patrons, et surtout les dirigeants (anciens ou actuels) de l’entreprise PDVSA (Petróleos de Venezuela), beaucoup ont vu la main de la CIA américaine. La grève générale et les manifestations qui ont duré jusqu’en février 2003 ont coûté plus de 4 milliards de dollars au pays. Au plus fort de la crise, la production pétrolière est passée de 3 millions à 150 000 barils par jour. Depuis, négociations et périodes de crise alternent. Longtemps dans le peloton de tête des pays producteurs, le Venezuela s’est retrouvé relégué au huitième rang en 2003, payant chèrement son attitude envers Washington.
Les États-Unis, plus que tout autre, ont besoin d’énergie, comme l’a encore prouvé la gigantesque panne sur les réseaux électriques californiens puis new-yorkais, en août dernier. Le pays doit importer 12 millions des 20 millions de barils de pétrole qu’il consomme chaque jour (soit 27 % de la consommation mondiale !). Au mois de novembre, George W. Bush a fait accepter par la Chambre des représentants un budget de 15 milliards de dollars pour la prospection de nouveaux champs pétrolifères dans le golfe du Mexique. Il s’était déjà rendu en Afrique – plus sûre car les réserves y sont bel et bien prouvées – du 7 au 12 juillet. Le continent fournit aux États-Unis 15 % de leurs importations, part que Washington souhaite faire monter à 25 %. Le périple du président s’est terminé au Nigeria, pays où les prospections, largement financées par les groupes anglo-américains, se multiplient pour faire passer la production de 2 millions à 4 millions de barils par jour. On sait aussi l’importance qu’accorde la Maison Blanche à la situation en Guinée équatoriale, où les majors américaines s’implantent massivement. À l’époque de la colonisation, missionnaires et militaires arrivaient main dans la main. Aujourd’hui, les armées accompagnent d’abord et avant tout les compagnies pétrolières. D’où le projet de base américaine à São Tome, au coeur de ce nouveau royaume de l’or noir que devient le golfe de Guinée. C’est par exemple au Cameroun qu’arrive le pétrole tchadien depuis la mise en service, au début de l’année, de l’oléoduc partant du champ pétrolier de Doba.
En 2001, derniers chiffres connus, l’ensemble des investissements directs pour l’Afrique s’est élevé à 17 milliards de dollars. Hors Afrique du Sud et pays du Maghreb, les principaux bénéficiaires sont trois pays pétroliers : l’Angola (1,1 milliard), le Nigeria (1,1) et le Soudan (0,59). Les États-Unis viennent de déployer beaucoup d’efforts pour rétablir la paix dans ce dernier, afin de faire de Port-Soudan une « pompe à essence » pour leurs armées, grâce à la construction d’un pipeline menant aux gisements du Sud.
Mais les Américains n’ont pas eu l’exclusivité de la désorganisation d’un régime. Vladimir Poutine ne serait ainsi pas étranger au départ d’Edouard Chevardnadzé de Géorgie. En 1988, l’URSS était le premier producteur mondial de pétrole, avec 12 millions de barils par jour. Quelques années plus tard, son héritière, la CEI, voyait sa production s’effondrer à 7 millions de barils, avant de remonter, aujourd’hui, à 9,82 millions, soit plus que l’Arabie saoudite (8,5) ou les États-Unis (8,1). Devenue deuxième exportateur de brut avec 5,8 millions de barils, la seule Russie est le principal exportateur mondial de gaz. Jusqu’à présent, elle a plus ou moins suivi la politique de l’OPEP en réduisant volontairement ses exportations quand la demande faiblissait. Mais les compagnies russes, dont Ioukos, ont énormément investi pour remettre en état les installations avec l’aide, le plus souvent, de compagnies occidentales. Pour s’y retrouver, elles doivent vendre beaucoup de pétrole. Mikhaïl Khodorkovsky, l’ex-PDG de Ioukos, jeté en prison le 25 octobre par Poutine, était le chantre du développement de la production. Il est trop tôt pour savoir si le Kremlin reprendra à son compte cette stratégie, au risque de faire baisser les prix.
En 2004, les regards devraient se tourner vers la Chine. L’empire du Milieu s’industrialise très vite. En 2003, 69 % de la croissance mondiale de la consommation d’énergie primaire (gaz, pétrole ou charbon) étaient dus à l’augmentation de ses besoins. D’ici à 2020, la consommation énergétique des Chinois va doubler ! Un symbole. Entre le bassin du Tarim (à l’est du pays) et Shanghai, la construction du plus grand gazoduc du monde (4 200 km) va bon train. Financé par PetroChina, mais aussi par Shell et par le géant russe Gazprom, il coûtera autant que le barrage des Trois-Gorges. À terme, la Chine compte s’en servir pour acheminer du gaz venu du Kazakhstan, du Turkménistan, voire des rives de la Caspienne. Justification des spécialistes chinois pour cet investissement gigantesque : atteindre l’indépendance énergétique. Trente pour cent de la consommation du pays provient de l’étranger, soit 65 millions de tonnes de pétrole achetées en 2001. Or 60 % de ce pétrole a dû suivre une route contrôlée par les États-Unis. Intolérable quand on sait que le gouvernement pense que Washigton constitue la première menace contre la sécurité de la Chine en matière d’énergie…
Vraiment, le monde a soif. Pourtant, il est urgent de réduire la consommation de la planète, et de faire des économies. Un Américain consomme l’équivalent de 8 tonnes de pétrole par an. Avec un niveau de vie identique, un Européen en consomme la moitié. George W. Bush a juré de ne pas toucher au sacro-saint American way of life. Ses déboires en Irak et le gouffre financier que représentent les dépenses militaires pourraient amener ses successeurs à revoir cette position et considérer que l’accès au pétrole devient hors de prix. Mieux vaudrait donc financer les recherches susceptibles d’ouvrir la voie à d’autres énergies.

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