Souvenirs de France…

Un siècle et demi après son abolition, l’esclavage continue à imprégner les mentalités des Guadeloupéens et des Martiniquais.

Publié le 17 décembre 2003 Lecture : 4 minutes.

Il est loin le temps où les économies antillaises avaient une valeur stratégique pour l’Europe, du fait de la canne à sucre. Cette culture nécessitant une main-d’oeuvre abondante, les Français y envoyèrent des travailleurs de métropole. Mais ces « engagés » ne suffisaient pas à satisfaire les besoins des planteurs. C’est ainsi que, dans le dernier tiers du XVIIe siècle, les Français renforcèrent le système esclavagiste, déjà expérimenté par les Espagnols et les Portugais dans leurs colonies d’Amérique.
Lancée tardivement, la traite négrière française se développe à vive allure. En 1701, la Guadeloupe compte 7 143 esclaves, contre 4 028 Blancs. En Martinique, le mouvement a été encore plus rapide : à la même date, on enregistre 16 371 esclaves et 6 991 Blancs. Mais c’est à Saint-Domingue, dont la France prend possession en 1697, que le phénomène est le plus spectaculaire. La future Haïti devient au XVIIIe siècle le premier producteur de sucre au monde. Au fur et à mesure qu’augmente la population blanche, les besoins en main-d’oeuvre croissent. Dans les années 1770-1780, Saint-Domingue reçoit près de 60 % des Noirs arrachés à l’Afrique par les Français. Lorsque la Révolution française éclate, ils sont officiellement plus de 400 000. Soit six fois plus qu’en Martinique ou en Guadeloupe à la même époque. Saint-Domingue accueille 1 600 vaisseaux tous les ans, dont 800 à 900 partent de la seule ville de Bordeaux.
L’esclavage a été un élément structurel des sociétés antillaises. La preuve la plus éclatante en a été l’établissement, en 1685, à la demande de Louis XIV, du Code noir. Dans ce tristement célèbre document, Colbert synthétise les instructions royales concernant le traitement, par les planteurs, de leur main-d’oeuvre servile. Certes, quelques dispositions visent à limiter l’arbitraire des maîtres blancs. Ainsi les traitements inhumains sont-ils prohibés, il est interdit de faire travailler les esclaves le dimanche et les jours de fête, les planteurs doivent leur assurer une nourriture suffisante, les membres d’une même famille ne peuvent être vendus séparément, etc. Mais la promulgation même de ce Code signifie que l’esclavage a valeur légale au bon royaume de France.
Les révolutionnaires de 1789, pour leur part, ont d’autres priorités que les droits de l’homme dans d’aussi lointaines contrées. Ce n’est qu’en 1794 que la Convention, pressée par la Société des amis des Noirs, elle-même soutenue par de brillants personnages tels que Lavoisier, Condorcet, La Fayette ou l’abbé Grégoire, décide l’abolition de l’esclavage dans toutes les colonies.
Mais peu de temps après, les Antilles connaissent de graves désordres, qui voient notamment l’occupation de la Martinique par les Anglais et le soulèvement des Noirs de Saint-Domingue. En 1801, au plus fort de la rébellion des esclaves, Napoléon Bonaparte lance une expédition de plus de 30 000 soldats sur Saint-Domingue pour tenter de garder la colonie dans le giron de la France. Mais la mission échoue. Saint-Domingue devient indépendante le 1er janvier 1804 sous le nom d’Haïti. Napoléon en aura tout de même profité pour rétablir l’esclavage dans les îles voisines. Il ne sera définitivement supprimé qu’avec la Révolution de 1848. Encore faut-il observer qu’au milieu du XIXe siècle les conditions économiques ont changé. Les plantations antillaises sont supplantées par celles, plus grandes et autrement plus rentables, de Cuba, du Brésil et des États-Unis.
Avec la IIIe République se met en place une politique d’assimilation, qui permet à la Martinique et la Guadeloupe de bénéficier peu à peu du même régime administratif et politique que la métropole. Le point d’orgue de cette évolution étant l’érection des deux îles (ainsi que la Guyane et la Réunion) en départements d’outre-mer.
Entre les descendants des esclaves nord-américains et leurs homologues des Antilles, la géographie a induit une différence considérable. Les seconds ont aujourd’hui un territoire à eux. Loin d’être des minorités, ils en constituent l’essentiel de la population. Que leur île soit indépendante, comme la Jamaïque et Haïti, ou qu’elle soit restée dans le giron de l’ancienne puissance coloniale, comme c’est le cas de la Guadeloupe et de la Martinique.
Ces deux dernières ne sont pas restées françaises par hasard. Depuis l’installation des premiers colons, en 1625, les liens avec la métropole ont toujours été très étroits. Les relations économiques ont longtemps été régies par le système de l’exclusif, selon lequel les îles étaient tenues de fournir des produits tropicaux tels que le café, le sucre ou l’indigo, tout en servant de débouché au commerce métropolitain.
Près de quatre siècles plus tard, les liens de dépendance économique sont tout aussi forts, même si le flux est inversé. La Martinique et la Guadeloupe tirent aujourd’hui une bonne partie de leurs revenus des transferts de l’État français, qui ne lésine guère sur les dépenses pour maintenir les deux anciennes colonies sous sa coupe. Résultat, si le niveau de vie des deux îles est encore sensiblement inférieur à celui de la métropole, elles font figure de pays de cocagne dans la région, notamment auprès des Haïtiens. Revers de la médaille, les Antilles françaises ont une économie complètement sous perfusion, qui nourrit un sentiment d’impuissance et une mentalité d’assistés chez leurs habitants.
Les Antillais sont-ils aujourd’hui totalement français ? Oui, dans la mesure où ils ont acquis les mêmes droits que leurs compatriotes métropolitains et bénéficient d’un niveau de vie qui se rapproche du leur. Mais un siècle et demi après son abolition, l’esclavage continue à imprégner les mentalités des Guadeloupéens et des Martiniquais. Le travail manuel, par exemple, reste entaché d’une dépréciation fondamentale. Les rapports familiaux et l’instabilité qui les caractérise sont eux aussi un héritage direct d’un système où la femme était réduite à une fonction de génitrice, alors que les enfants étaient enlevés à leurs parents et vendus. Une telle inhumanité ne pouvait que laisser des traces.

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