Omerta

Publié le 17 décembre 2003 Lecture : 3 minutes.

Comprenons-nous bien ! Il n’est pas dans mon intention d’absoudre les Européens qui, des siècles durant, ont prospéré en faisant commerce du « bois d’ébène », encore moins de contribuer à effacer de la mémoire collective l’ignominie, à savoir le trafic transatlantique qui a conduit à la déportation en Amérique et dans les Caraïbes de millions d’Africains. Loin de moi également toute idée de distribuer des bons et des mauvais points. Mais une question me taraude depuis un moment. Pourquoi la traite des négriers arabes en Afrique et le long des côtes de ce continent est-elle, à ce point, l’objet d’une omerta ? Les manuels scolaires, au nord comme au sud du Sahara, n’en font pratiquement jamais mention. Et, lorsqu’il leur arrive de se rencontrer, les intellectuels des deux zones géographiques évitent soigneusement le sujet, comme s’il était tabou, préférant montrer du doigt les méfaits du colonialisme, du néocolonialisme, de l’impérialisme, de l’apartheid, brocarder la politique belliciste d’Israël à l’égard de ses voisins…

Hypocrisie ? Volonté tacite de ne pas réveiller les vieilles rancoeurs, de faire cause commune face à un Occident « arrogant et dominateur » ? Possible ! Mais, qu’on le veuille ou non, des « contradictions internes » ataviques existent au sein de la grande famille africaine dont un membre sur cinq est, aujourd’hui, arabe et où, visiblement, toutes les vérités ne sont pas bonnes à entendre. À commencer par celle-ci : bien avant les Européens, la traite « orientale » – doux euphémisme – a saigné le continent. Pendant des siècles, elle a alimenté en esclaves noirs le monde musulman, l’Inde, l’Indonésie et même la Chine, à travers le Sahara, la mer Rouge et l’océan Indien, et contribué dans ces régions à une progressive dévalorisation de l’image des Noirs, peu à peu assimilés à la figure de l’esclave.
Selon l’historien américain Ralph Austen, l’un des meilleurs spécialistes de la question, quelque 17 millions de personnes auraient ainsi été déportées par les négriers musulmans entre 650 et 1920. La traite orientale a fait donc « mieux » que la traite Atlantique. Elle constituerait même, à en croire Olivier Pétré-Grenouilleau, professeur à l’université de Bretagne-Sud, dans l’ouest de la France, « le plus grand commerce négrier de l’Histoire ». Au-delà de son ampleur, la longévité de ce « commerce » – treize siècles ! – laisse pantois. Le monde musulman ne « recruta » d’ailleurs pas que des esclaves noirs. Il puisa également dans les pays slaves, le Caucase et l’Asie centrale. Mais les Noirs d’Afrique furent, de loin, les plus nombreux.

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L’amnésie collective ne s’explique pas uniquement par le seul besoin de solidarité entre « damnés de la Terre ». De nombreux facteurs ont contribué à minorer l’ampleur de la traite orientale par rapport au trafic transatlantique. « La colonisation de l’Afrique noire par l’Europe ayant suivi de très près la fin de la traite esclavagiste, les deux événements sont parfois assimilés, souligne Pétré-Grenouilleau dans un numéro spécial de la revue L’Histoire [voir page XX]. Inversement, l’influence des pays arabes au sud du Sahara, parfois plus ancrée que celle de l’Europe, est plus diffuse et souvent plus intériorisée. »
Si quelques rares pays occidentaux et le Vatican ont présenté des excuses aux Noirs pour la traite, aucune nation arabe n’a, à ma connaissance, jusqu’à ce jour, fait un geste similaire en direction des descendants des millions d’esclaves arrachés à leur continent et traités comme des bêtes de somme au Yémen, en Arabie, en Inde, en Chine ou ailleurs. Il faut le regretter, d’autant plus que les Arabes sont aujourd’hui, dans leur majorité, des Africains…

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