À l’heure des compensations

Les anciennes puissances esclavagistes rechignent à mettre la main à la poche. Pourront-elles longtemps encore échapper à leurs responsabilités ?

Publié le 17 décembre 2003 Lecture : 5 minutes.

Du 31 août au 8 septembre 2001 se tient à Durban, en Afrique du Sud, la troisième conférence des Nations unies contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée. L’un des points à l’ordre du jour : la demande de réparations provenant des pays victimes de la traite des Noirs et de l’esclavage. Mais avant même le début de la rencontre, cette demande divise les participants. D’un côté, les pays de l’Afrique subsaharienne, des Caraïbes et de l’Amérique latine en particulier, forts du soutien appuyé des organisations non gouvernementales. De l’autre, l’Union européenne, où se trouvent la plupart des anciens États esclavagistes, les États-Unis et Israël. Pour les premiers, ces pratiques ont sans conteste contribué à la pauvreté et au sous-développement d’aujourd’hui. Pour les seconds, les gouvernements actuels ne peuvent pas être tenus pour responsables d’actes commis il y a cent cinquante ans.
À l’ouverture de la conférence, les positions de chaque camp sont donc connues. L’Afrique, par la voix de la Zambie, président en exercice de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), réclame un fonds de compensation en faveur des victimes et un plan de redressement de ces pays. L’Europe, elle, est tout juste prête à formuler des regrets. « Cette position, dira ainsi un porte-parole du Foreign Office, est commune à tous les pays de l’Union européenne et a été adoptée au Conseil des ministres européens des Affaires étrangères en juillet. » Au cours des discussions, les États-Unis, arrivés en Afrique du Sud à reculons, en profitent pour se retirer. Officiellement, en signe de solidarité avec Israël, que certains participants à la conférence, les pays arabes en tête, veulent placer dans la liste des États racistes à cause de sa politique vis-à-vis des Palestiniens. Mais personne n’est dupe : le gouvernement de George W. Bush ne veut pas être amené à piocher dans le tiroir-caisse pour dédommager les victimes américaines de l’esclavage.
En fait, tout ce débat sur les réparations est parti des États-Unis et de la communauté africaine-américaine, soutenue d’ailleurs par des associations et des avocats blancs. Leurs revendications, on l’imagine, n’ont pas manqué de s’appuyer sur le précédent juif dont les organisations ont réussi, des années après la Seconde Guerre mondiale, à se faire indemniser par l’Allemagne, la Suisse, l’Autriche, la Pologne, la Hongrie… Ainsi, au Congrès, durant les auditions du 9 février 2000 sur les réparations de la Shoah, qu’elle soutient, Maxine Waters, représentante noire de la Californie, demande publiquement « comment utiliser ce procédé pour traiter du travail forcé de mes ancêtres les esclaves, ici, aux Etats-Unis ». Elle souligne au passage que les précédentes tentatives de la communauté africaine-américaine pour porter l’affaire devant le Congrès ont toujours été considérées comme extrémistes. Bref, ce sujet, comme le fait remarquer James Leach du House Banking Committee, en réponse à Maxine Waters, plonge au coeur de « l’histoire américaine et des droits de l’homme ».
Pas seulement. Car il ne s’agit pas, loin s’en faut, d’une affaire interne des États-Unis. Les pays victimes de ce commerce honteux n’ont pas attendu les auditions sur les réparations du génocide juif au Congrès pour le comprendre. C’est ce qui explique la vitesse à laquelle ils vont se rallier à l’« appel en faveur de l’obtention de réparations pour l’esclavage et les ségrégations », lancé deux mois avant la conférence de Durban par Human Rights Watch. Pour Kenneth Roth, directeur exécutif de l’organisation basée à New York, cela ne fait aucun doute : « Les communautés qui souffrent aujourd’hui des conséquences de l’esclavage ou d’autres pratiques racistes graves doivent être indemnisées par les gouvernements responsables de ces pratiques. » Et ces conséquences sont nombreuses. Un exemple ? Après la ponction continue pour alimenter en main-d’oeuvre les colonies du Nouveau Monde, la population africaine a chuté considérablement entre 1600 et 1900, passant de 30 % à 10 % de la population mondiale. Qui peut nier aujourd’hui que la traite et l’esclavage ont contribué à édifier la richesse européenne actuelle, et à appauvrir le continent africain ? Il s’agit donc de remédier aux effets subsistants de l’esclavage ; entre autres, le sous-développement, la marginalisation des victimes sur le plan social et économique, etc.
Mais les réparateurs montrés du doigt, l’Europe en particulier, refusent cette lecture de l’Histoire. Et présentent leurs arguments : « À qui faudrait-il verser une éventuelle compensation financière si les victimes de l’esclavage ont disparu ? Tout ça relève du passé. » C’est oublier que l’esclavage s’est poursuivi jusqu’au XXe siècle. Et puis, à force de dire que c’est du passé, on finira par croire qu’il ne s’est rien passé. « L’Europe n’est pas la seule responsable. Primo, des chefs tribaux africains ont apporté leur collaboration à l’entreprise. » Certains comptoirs européens ont effectivement bénéficié de l’aide de « collabos » locaux. Mais les pays victimes ne manqueront pas de répondre que la participation de quelques Juifs au génocide de leurs frères n’a pas empêché les institutions juives d’obtenir réparation par la suite. « En second lieu, les pays arabes ont été les premiers à commencer la traite et les derniers à y mettre fin. » Et c’est là que la situation coince. Car c’est un aspect dont les pays victimes eux-mêmes parlent peu (lire « Et pour conclure »). Certains y voient l’expression de la solidarité tiers-mondiste. D’autres insistent sur le rôle de l’islam. Les pays africains à forte population musulmane placeraient Allah au- dessus de tout. Il n’est pas interdit non plus de penser à l’ignorance de certains dirigeants africains sur leur propre histoire.
Ces différents arguments expliquent sans doute l’étrange alliance pays africains-pays arabes pour qualifier le sionisme de racisme à la tribune de Durban, donnant ainsi aux États-Unis le prétexte pour claquer la porte. Les pays de l’Union européenne, dès lors, se sont retrouvés en position de force. Comme si le seul fait pour eux d’être restés valait toutes les excuses et effaçait les demandes de compensations financières. La conférence, réduite ainsi à une parodie d’elle-même, s’est conclue sur une déclaration finale aux antipodes des espoirs soulevés. Elle s’est contentée de reconnaître « la nécessité de mettre au point des programmes de développement économique et social en faveur de ces sociétés et de la diaspora, dans le cadre d’un nouveau partenariat fondé sur un esprit de solidarité et de respect mutuel ».
Trois jours plus tard, les fous de Ben Laden lancent deux avions contre les tours jumelles du World Trade Center. Le 11 septembre 2001 et la croisade du gouvernement Bush contre le terrorisme sont venus ainsi reléguer le débat sur les réparations de l’esclavage au second plan. Et, aujourd’hui, deux ans après la grand-messe contre le racisme, on a envie de dire : tout ça pour ça ? Il est clair que la question ne s’arrêtera pas là. Dans l’attente, tout le monde lorgne du côté des États-Unis, à commencer par le lobby noir-américain. Et si, au bout du compte, le gouvernement américain et les sociétés ayant fait fortune dans le commerce du bois d’ébène acceptent de dédommager la communauté africaine-américaine, les puissances esclavagistes d’hier ne pourront pas échapper longtemps à leurs responsabilités. Autant dire à payer pour ce crime contre l’humanité. En attendant d’éventuelles réparations, il conviendrait sans doute d’enseigner l’histoire de l’esclavage dans les collèges et lycées des anciennes puissances coloniales. Ce serait l’un des meilleurs moyens de lutter contre le racisme et l’intolérance.

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