Les nouveaux habits de Moscou

En l’espace de quelques années, la capitale sale et délabrée s’est muée en cité moderne où il fait bon vivre. Pour certains, du moins.

Publié le 18 décembre 2003 Lecture : 11 minutes.

Alors que le nord de la Russie est déjà enfoui sous la neige, Moscou, en ce début décembre, n’en est qu’à ses premiers flocons. Le thermomètre flirte avec le zéro, les élégantes ont sorti les fourrures, et il fait nuit noire à 5 heures de l’après-midi. La ville se prépare pour sa saison froide, qui va durer jusqu’en mars. Le chauffage urbain est en état de marche, les chasse-neige sont fin prêts et l’on répand déjà du sel sur les chaussées. Le promeneur romantique inspecte les toits de bois des vieilles maisons et les branches dénudées des bouleaux du jardin Alexandrovski, à l’affût du manteau blanc qui va bientôt les recouvrir. C’est l’hiver.

Dieu est de retour
Sur la place Rouge, au pied des murailles du Kremlin, se dresse la pyramide du mausolée de Lénine. En ce moment, les visites sont interdites. Peut-être la momie du père de la révolution d’Octobre est-elle, une fois encore, en train de se faire soigner ? Car en dépit des technologies les plus sophistiquées mises au service de sa conservation, Vladimir Ilitch Oulianov subit des ans l’irréparable outrage, au point de n’être parfois
plus très présentable. Devant le bâtiment, un soldat gelé fait les cent pas, oubliant le garde-à-vous que plus personne ne lui réclame.
À une portée de fusil de ce symbole, s’il en fut, de la victoire du prolétariat et de l’athéisme érigé en religion d’État, se dresse la cathédrale Notre-Dame-de-Kazan, célèbre pour avoir abrité la fameuse icône, datant de 1579, de la Vierge de Kazan. Celle-là même que Jean-Paul II a montrée à Vladimir Poutine lors de sa visite au Vatican, le 5 novembre 2003. Il aurait même parlé de la rendre à ses légitimes propriétaires si la brouille de
l’Église d’Orient avec l’Église catholique apostolique et romaine venait à se dissiper. En attendant, la ferveur des fidèles qui se pressent dans la cathédrale, détruite par Staline et reconstruite à l’identique en 1993, n’est pas feinte.
La religion fait un retour en force depuis une dizaine d’années. De nombreuses églises ont été reconstruites, et leurs bulbes dorés, surmontés de la croix slave, égaient désormais villes et villages. Ce n’est plus « l’opium du peuple », mais la manifestation d’une culture ancestrale et d’une foi sincère que de venir prier, pour les vieux comme pour les jeunes. Sur la place Rouge, le curieux de passage est invité à venir écouter la messe à Notre-Dame-de-Kazan grâce à un micro qui retransmet non pas la prédication de
l’archimandrite, mais les chants magnifiques du chur a capella, élément indispensable de la liturgie orthodoxe. Ainsi les mélomanes se laissent-ils gagner par le plaisir d’assister à deux heures de concert, debout, certes, mais baignés du parfum de l’encens et la vue bercée par les ors d’une somptueuse iconostase.

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À l’assaut des centres commerciaux
La rue Nicolskaïa, qui démarre à l’angle de la cathédrale, est aujourd’hui une longue enfilade de boutiques. La toute première offre à la vue du passant le postérieur rebondi
d’un mannequin en string, publicité remarquée pour des dessous féminins sexy. Suivent les marchands de téléphones portables, de vêtements en tout genre et de chaussures. La
première librairie est au moins à cinq cents mètres.
Cette profusion de magasins a modifié la face de Moscou. Pendant la période soviétique, les rez-dechaussée étaient le plus souvent inoccupés, lorsqu’ils ne servaient pas de
débarras. Seules survivaient quelques boutiques d’alimentation ou de vêtements, dûment numérotées, souvent vides, ou presque. On y trouvait des produits divers, en fonction des arrivages. D’où l’éternel sac en plastique pendu au bras de l’homo sovieticus et dont le nom, en russe, signifie « au cas où ». Il est aujourd’hui remplacé par un élégant sac à main chez les femmes, et, chez les hommes, par un attaché-case, emblème du business. Le commerce individuel est en plein essor, stimulé par la reprise de la consommation au début de la décennie, après les années noires qui ont suivi la chute de l’Union soviétique. Les marques occidentales prestigieuses comme Gucci, Chanel ou Armani ont envahi les magasins de luxe, notamment le Goum, sur la place Rouge. Les prix sont dissuasifs pour le Russe moyen, comme ils le sont à Paris pour le Français moyen. Mais les enseignes plus populaires comme l’espagnole Mango, la britannique Accessorize, l’italienne Benetton ou la française Promod prennent maintenant d’assaut les centres commerciaux qui s’ouvrent dans les grandes villes. Les marques russes, qui se sont adaptées à la mode occidentale, soutiennent la compétition en matière de prix et de qualité. C’est l’économie de marché. À Moscou, sous la place du Manège, les boutiques sont ouvertes même le dimanche. Elles attirent, certes, beaucoup de curieux en balade, mais aussi des clients, et leur chiffre d’affaires est en augmentation, surtout ces deux
dernières années.
Voilà le nouveau visage de Moscou, passée du statut de capitale délabrée, aux trottoirs défoncés, sale, mal éclairée, dangereuse, à celui de ville brillamment rénovée, où il fait bon vivre. À l’évidence, les systèmes d’alimentation électrique et d’évacuation
sanitaire ont été réhabilités. Plusieurs restaurations de bâtiments gouvernementaux,
ainsi que des ravalements de façade ont été financés par des capitaux privés. Les plus beaux immeubles, hérités du siècle des lumières et de l’âge d’or du XIXe siècle, ont été réhabilités, repeints et mis en valeur par des éclairages particuliers.
Étendue sur près de mille kilomètres carrés, Moscou est aujourd’hui riche de neuf millions d’habitants et, d’après la municipalité, concentre près des quatre cinquièmes des ressources financières du pays. Elle doit son dynamisme économique et culturel, parfois jalousé par la provinciale Saint-Pétersbourg, à sa double qualité de capitale politique et de métropole économique. L’équipe du maireIouri Loujkov, dont les ambitions
présidentielles n’avaient pu se concrétiser par une candidature en 2000, a travaillé pour prouver les capacités de son chef de file. Aurait-il des projets pour 2004 ?

Corruption et racket
Revers de la médaille, la création de commerces individuels ayant pignon sur rue a provoqué l’apparition de mafias qui se livrent, en toute impunité, aux menaces et au racket. Pas un propriétaire ne l’avouera, mais les habitués des cafés et des grands magasins, et même certains employés, le savent. « L’homme blond en veste de chasse qui passe tous les samedis vient chercher son enveloppe », admet l’un d’eux. Le prix de la tranquillité. Moyennant cette dîme, le magasin ne sera pas cambriolé, les vendeuses ne seront pas suivies et agressées en rentrant chez elles, il n’y aura jamais de scandale ou de bagarre dans l’établissement.
La méthode est tellement passée dans les murs que la mairie elle-même se livre à un petit chantage : chaque propriétaire est sommé d’assurer l’éclairage et le nettoyage de sa
façade et de son pas-de-porte, sous peine de se voir retirer sa licence d’exploitation
qu’il a dû naturellement acheter fort cher sans autre forme de procès. Tout s’obtient désormais par des pots-de-vin, jusqu’à l’autorisation de garer sa voiture en bas de chez soi, dans certains quartiers.
La Russie est-elle en train de vivre une nouvelle révolution sociale ? Elle a vu, dans les années 1990, l’émergence d’une petite catégorie de gens très riches, les oligarques. Sur leurs traces arrivent les cadres supérieurs qui font tourner les grandes entreprises
et en sont actionnaires ainsi que les hauts fonctionnaires. Plus discrets que leurs patrons, ils ont moins de pouvoir, mais sont plus nombreux. Apparaît maintenant une
nouvelle classe moyenne, composée de petits entrepreneurs et de cadres moyens du privé. Ils ont entre 20 ans et 40 ans et sont de gros consommateurs. Ce sont eux qui achètent les voitures et les appareils électroménagers importés, les téléphones portables et les vêtements à la mode. L’ordinateur individuel équipe déjà les entreprises, et l’expansion des cybercentres montre qu’il ne saurait tarder à entrer dans les foyers.

Où est passé le prolétariat ?
On trouve aussi, dans cette nouvelle catégorie, les petits fonctionnaires. Les enseignants, par exemple, ne perçoivent de l’État qu’un salaire de misère avoisinant les
3 000 roubles par mois (83 euros) et se débrouillent pour cumuler deux, voire trois emplois dans le privé, plus rémunérateurs, à moins qu’ils ne montent leur propre commerce. Leurs filles peuvent ainsi, comme les copines, s’acheter des pulls à 1 500 roubles sans ruiner la famille. Ils roulent en Audi ou en Volkswagen, critère qui témoigne du bien-être social en Russie. La Gigouli et la Lada, des marques russes, sont les voitures des ouvriers.
Ceux-ci se sont faits discrets, ils ne s’expriment plus comme force vive de la Nation. L’idéal social s’étant déplacé de la productivité collective vers l’enrichissement
individuel, personne ne revendique plus son appartenance à un prolétariat devenu synonyme
d’échec. Toutefois, comme les ouvriers représentent encore près de 80 % de la population, leur sort et leur opinion ne sont pas négligés par les hommes politiques. Sont-ils furieux
que les richesses du pays soient pillées par les jeunes oligarques ? On leur jette en pâture un Khodorkovski ou un Lebedev embastillés. Sont-ils irrités par les tracasseries administratives ? On change le système des papiers d’identité. Sont-ils mécontents de la corruption généralisée ? On concocte une loi annoncée à grand renfort de presse et de radio.

Haro sur les oligarques !
« Les Russes détestent les gens riches. » Plus que jamais, cette antienne est vraie. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder comment la télévision même la chaîne libérale NTV présente les oligarques : gros plans sur leurs limousines à rallonge, caméras cachées dans les restaurants de luxe qu’ils fréquentent, instantanés des femmes
endiamantées qui les accompagnent, etc. On reproche même à Roman Abramovitch, beau gosse mal rasé au petit sourire ironique, qui est pourtant un allié affiché du président Poutine, le rachat du club de football de Chelsea, en Angleterre, devenu grâce à lui l’un des meilleurs d’Europe. « Pourquoi pas le Spartak ou le Dynamo de Moscou ! » s’insurge un supporteur frustré.
Les oligarques ne constituent pas un front uni et, pour cette raison, ne sont pas encore une force capable d’affronter le pouvoir. Selon l’institut de sondage indépendant Vtsiom-A, la seule arrestation de Mikhaïl Khodorkovski a fait monter le taux de popularité de Vladimir Poutine à 82 %. Ces hommes ont acquis leur fortune en rachetant à bas prix les
entreprises fleurons de l’État soviétique en déliquescence, et la haine affichée de leurs compatriotes ressemble fort à une réaction de jalousie. « Tant de gens bénéficient
aujourd’hui d’argent malhonnêtement gagné qu’une loi anticorruption efficace serait impopulaire. Pis, elle mettrait en danger le gouvernement, affirme un cadre de Vtsiom-A.
Poutine doit en partie sa popularité au fait qu’il n’a pas déclenché de véritable lutte contre la corruption, les mafias et les petits profiteurs. » Une bonne partie de la société russe vit grâce au crédit, aux falsifications et à l’argent illégal. Un bien mauvais exemple pour la jeunesse montante qui désire, elle aussi, profiter au plus vite de cet argent facile, sans penser qu’elle pourrait déchanter si, d’aventure, un dirigeant plus déterminé s’avisait de mettre de l’ordre.

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Une activité florissante : la prostitution
Le luxe est un miroir aux alouettes qui attire dans son piège un nombre croissant de jeunes filles. Qui n’a un jour croisé, sous la belle verrière du Goum, le grand magasin de la place Rouge, une jeune Moscovite aux yeux délicatement fardés, la démarche travaillée façon mannequin, un léger sourire sur les lèvres ? Les filles raffolent de ces endroits protégés, où elles espèrent trouver un jour l’homme de leur vie, nanti d’un portefeuille bien dodu. Mais le renard les guette Étudiantes désargentées, serveuses en extra à l’hôtel Rossia tout proche, elles sont très souvent originaires de la province.
Peu éduquées, et surtout peu prévenues des dangers de la ville, elles sont les proies idéales des proxénètes. Celles qui se laissent séduire se retrouvent en quelques semaines
dans la rue, quand elles ne sont pas embarquées en direction de capitales étrangères, Varsovie, Berlin, Paris ou Tokyo.
Moscou compterait environ 60 000 prostituées venues de province ou des ex-Républiques satellites. Les hôtels internationaux leur font la chasse en postant des gardiens qui exigent de voir la carte magnétique individuelle d’accès aux chambres avant d’autoriser
quiconque, homme ou femme, à appeler les ascenseurs. L’unité spécialisée du ministère de l’Intérieur, en place depuis 1997, s’enorgueillit d’avoir repoussé les filles du centre-ville vers des endroits moins touristiques, comme les grands boulevards qui s’élancent vers la banlieue, ou encore le stade Dynamo. Cependant, ses agents se disent parfois découragés, car déplacer le problème ne signifie pas le résoudre. Le commerce continue,
souvent avec la complicité de la police, qui n’hésite pas à fermer les yeux moyennant pots-de-vin. Certains centres médicaux offrent de l’aide, des programmes d’information et de mise en garde sur les maladies vénériennes et le sida. Rien n’y fait, car l’argent reste roi. En quelques heures, une jolie blonde peut gagner aisément cinq fois le salaire mensuel d’une serveuse de restaurant.

Entre « Terminator » et Pouchkine
La société russe est-elle en déliquescence ? La réponse doit être nuancée. Certes, la disparition de l’idéologie soviétique a créé un malaise global. L’État, qui investit très peu d’argent dans l’enseignement, contribue à la baisse du niveau culturel d’une jeunesse plus passionnée par les sit-com ou les jeux télévisés que par la littérature ou le théâtre. Les antennes-satellites fleurissent, surtout dans les longues barres de logement de la périphérie. Mais les chaînes hertziennes ne craignent pas encore la concurrence.
Elles proposent les mêmes programmes de télé-réalité et de variétés qu’en France ou en Grande-Bretagne, « Qui veut gagner des millions ? » et autres « École des stars ».
Subsiste aussi un héritage de la période soviétique, le film étranger dont le doublage est assuré pour tous les personnages par une seule et unique voix, qui vient en surimpression sonore des dialogues en version originale. Avec une bonne oreille, on peut ainsi suivre le film en français ou en anglais.
Mais tous les intellectuels ne sont pas morts. Bravant les difficultés d’ordre politique, des sociologues indépendants comme Iouri Levada, le fondateur de Vtsiom-A, prennent
encore publiquement des positions susceptibles de faire réfléchir leurs compatriotes au sujet de l’avenir du pays.
Certes, les films d’action américains genre Terminator 3 font salle comble, mais le jeune cinéma d’art et d’essai ne se porte pas mal, et les salles de théâtre et de concert ne
se remplissent pas que de touristes russophiles et russophones. Dans les librairies, les romans sentimentaux, policiers ou fantastiques, traductions d’ouvrages français ou
anglo-saxons, ont la cote. Mais Pouchkine et Dostoïevski aussi. Rue Nicolskaïa, le best-seller était, début décembre, la traduction en russe de la biographie d’Hillary Clinton,
preuve que l’actualité internationale intéresse.
« Moscou n’est pas la Russie, mais elle lui ressemble », admet pour sa part Gabriel Kotchofa, professeur de géologie et de prospection des gisements à l’Académie du pétrole
et du gaz de Moscou. « On nettoie la façade, mais on ne refait pas l’escalier, ajoute-t-il avec son sens de la formule. Les milliards de dollars générés par l’extraction et la vente de nos matières premières sont trop peu réinvestis dans l’économie du pays. Nous sommes en train de fabriquer une Russie sous-développée en négligeant des pans entiers de la société, en méprisant la culture et l’éducation et en autorisant la fuite des cerveaux autant que des capitaux. » Bilan en 2008, à la fin du prévisible second et dernier ?
mandat du président Vladimir Poutine.

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