La belle frivole et l’esclavagiste

L’historien et philosophe Claude Ribbe s’est mis dans la peau de la sulfureuse Pauline Bonaparte pour éclairer l’histoire d’Haïti.

Publié le 23 décembre 2003 Lecture : 6 minutes.

Le 26 novembre 1801, une flotte de trente-six navires de la marine française quitte Brest. À ord, vingt-trois mille soldats de l’armée napoléonienne. Au même moment, d’autres navires partent de Rochefort. Leur mission ? Rétablir l’esclavage à Saint-Domingue et garder la colonie rebelle, qui fait vivre un Français sur huit, dans le giron de la métropole. Le commandant de l’expédition : le beau-frère de Napoléon Bonaparte, Victor-Emmanuel Leclerc, promu capitaine-général pour la circonstance. Le mari de la belle et frivole Pauline, qui a pris place à bord, saura-t-il mener à bien cette mission, à la fois secrète et dangereuse ?
Une vingtaine d’années plus tard, à Florence, où elle a trouvé refuge, rongée par la maladie, Pauline revient sur les événements. Son récit, écrit à la première personne, sonne comme une confession. Tout y passe : la défaite de l’expédition, son retour crâne rasé en France avec les restes momifiés de Leclerc, la colonie qui devient indépendante sous le nom d’Haïti le 1er janvier 1804… Elle ne cache rien non plus de ses multiples aventures. Mais ça, on le sait. Là où Claude Ribbe innove, c’est en donnant à voir une Pauline humaniste, loin de l’image superficielle à laquelle on est habitué. La jeune femme entre ainsi dans une rage folle en apprenant l’objectif réel de l’expédition, s’émeut des massacres perpétrés par les soldats français… L’auteur, ancien élève de l’École normale supérieure, historien et philosophe de formation, lui prête sûrement certaines de ses idées et connaissances. Peu importe. Au final, cela donne un roman très agréable à lire sur ce chapitre méconnu de l’Histoire de France.

Jeune Afrique/L’intelligent : En fait, Pauline Bonaparte, c’est un prétexte
Claude Ribbe : Oui, dans une certaine mesure. Bien sûr, on pourrait penser qu’il n’y a pas grand rapport entre cette libertine frivole et le drame d’Haïti. C’est l’attitude
qu’ont adoptée jusqu’ici la plupart des biographes de Pauline. Cependant, c’est un peu rapide. N’oublions pas que la sur de Napoléon fut l’un des témoins privilégiés de cette tragédie. La plupart des auteurs qui ont évoqué l’expédition de Saint-Domingue ne se sont jamais beaucoup souciés d’elle. Quant aux biographes, l’expédition n’était pour eux qu’un épisode « exotique » censé donner un peu de piquant à la vie déjà assez « relevée » de la princesse Borghese. La tentation était donc grande de mêler deux histoires finalement
aussi méconnues l’une que l’autre et de faire de Pauline à la fois la narratrice et l’héroïne de ce roman. De plus, c’était une manière de permettre à un lectorat plus large de découvrir un épisode que les livres d’histoire n’évoquent pas, puisqu’il est convenu que l’année 1802, l’année du Consulat, était une année de paix et de prospérité.
J.A.I. : Pourquoi un roman sur la colonie française de Saint-Domingue ?
C.R. : C’est l’aboutissement du travail que j’ai débuté en réhabilitant le général
Alexandre Dumas. J’avais adopté le mode de la biographie tout en me servant parfois des techniques du roman. Mais afin d’expliquer pourquoi le racisme s’est durablement installé en France en 1802, il fallait bien, à un moment ou à un autre, revenir plus en détail sur les événements de Saint-Domingue. Par ailleurs, la perspective du bicentenaire d’Haïti donne une bonne occasion de faire enfin la lumière sur ces moments sombres de notre histoire. On a beaucoup parlé de l’Algérie. Jamais d’Haïti. Pourtant, le comportement
horrible que les Français ont eu là-bas vaut les pires moments de la bataille d’Alger. J’en donne quelques aperçus dans mon livre. Je n’ai fait, pour cela, que reprendre des témoignages d’officiers français qu’on ne peut guère suspecter d’avoir été favorables aux Haïtiens.
J.A.I. : Que représentait Saint-Domingue dans l’économie française du XVIIIe siècle ?
C.R. : Un rouage essentiel. Saint-Domingue faisait vivre un Français sur huit et garantissait l’équilibre du commerce extérieur de la France. Par ailleurs, le commerce triangulaire était vital pour l’activité des principaux ports de commerce. C’était la clé de voûte du système colonial français. Les Anglais ne s’y étaient pas trompés : quand Pitt
voulut abattre la France, il imagina de soutenir les mouvements abolitionnistes de l’époque à partir de Londres. L’ abolition de l’esclavage visait essentiellement Saint-
Domingue et les cinq cent mille esclaves que les Français y avaient déportés depuis l’Afrique. Déstabiliser Saint-Domingue, c’était vraiment mettre la France en danger.
J.A.I. : C’est ce qui justifierait l’expédition, très lourde pour l’époque
C.R. : La situation avait un peu évolué en 1802. De fait, l’esclavage était aboli depuis plus de huit ans. Un homme fort avait fait son apparition : Toussaint-Louverture. Le Directoire en avait fait un général et un gouverneur français. Bonaparte avait le choix de s’appuyer sur lui ou d’essayer de l’éliminer. Après avoir hésité, il opta pour la seconde solution en tentant du même coup de rétablir l’ancien régime colonial, c’est-à-dire l’esclavage et la traite. Bonaparte se fonda sur la vision désuète du lobby colonial qui hantait à l’époque les bureaux du ministère de la Marine. Ce fut une très grave erreur politique. Pour ne parler que du côté français, plusieurs dizaines de milliers de
soldats et de nombreux civils y laissèrent aussi la vie. Bonaparte en porte l’entière responsabilité.
J.A.I. : On ne parle pas du tout de ces événements dans l’histoire officielle. La France aurait-elle un problème de mémoire ?
C.R. : La France a effectivement des trous de mémoire. C’est Bonaparte qui a commencé en utilisant l’université impériale et tous les moyens de propagande dont il disposait pour faire disparaître toute trace de l’expédition et diaboliser le jeune État d’Haïti. Pendant deux cents ans tout cela a très bien fonctionné. Personne n’avait intérêt à revenir sur cette ténébreuse affaire. On craignait que la Guadeloupe et la Martinique suivent l’exemple. N’oublions pas que le père du système éducatif français, Jules Ferry, était un colonialiste acharné. Ce n’est pas pour rien qu’on l’appelait le « Tonkinois ».
Bref, les historiens français, qui ne sont trop souvent que de zélés fonctionnaires, n’ont jamais cherché à rétablir la vérité. Quant aux romanciers, ils rêvent encore du bon vieux temps des colonies, fascinés qu’ils sont par l’exotisme et la « couleur locale ». Et puis, il y a le mythe de Napoléon qui fait encore rêver des millions de gens. Pas seulement en France, d’ailleurs. Ce n’est pas facile, pour les admirateurs de l’empereur, d’admettre que le vainqueur d’Austerlitz a aussi rétabli l’esclavage et qu’une bande de « nègres » lui a administré une magistrale raclée. Ce n’est pas facile de dire que le pays des droits de l’homme, donneur de leçons s’il en est, est finalement l’un des pays les plus racistes au monde. Ce n’est pas facile de dire que Bonaparte, après tout, n’était qu’un homme de son temps, un lecteur attentif de Buffon et de Voltaire, et qu’il y a quelque chose de pourri dans nos références humanistes et républicaines.
J.A.I. : Vous présentez une Pauline Bonaparte très humaniste. Est-ce pour faire oublier son image de femme frivole ?
C.R. : On peut être à la fois frivole et humaniste. Du reste, l’image frivole de Pauline me plaît assez. Tous les chroniqueurs de l’époque qui n’étaient pas inféodés à Bonaparte
reconnaissent qu’elle avait aussi des qualités de cur et d’intelligence. Elle était lucide et avait le courage de ne pas mâcher ses mots. Son combat pour sa propre liberté de femme pouvait la rendre sensible au combat des Haïtiens. J’ai la conviction qu’elle était capable de choisir son camp. Ses liens avec le général Dumas étaient en tout cas incompatibles avec une approbation inconditionnelle de la politique esclavagiste de Napoléon.

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