Bachar el-Assad

Processus de paix au Moyen-Orient, Hezbollah, relations avec les États-Unis, Irak, démocratisation du monde arabe… Tels sont les principaux sujets abordés par le président syrien dans une longue interview au « New York Times ».

Publié le 18 décembre 2003 Lecture : 24 minutes.

Candidat unique à la succession de son père, décédé le 10 juin 2000, Bachar el-Assad a hérité, à l’âge de 35 ans, de la Joumloukiya, acronyme arabe composé du début de « république » (joumhouriya) et de la fin de « monarchie » (mouloukiya). Depuis, les espoirs de réforme qu’il incarnait ont été déçus. À sa décharge, il est l’otage du système qui l’a mis au pouvoir. Ce statut d’héritier le confine dans le rôle de continuateur de la triple mission du père : pérenniser le Baas, récupérer le Golan et maintenir la Syrie dans son rôle de leader régional. Sa réussite dans la réalisation de ces trois objectifs ne dépend pas uniquement de ses talents de stratège. Comme il l’explique dans un long entretien accordé au New York Times quelques jours avant la capture de Saddam.

New York Times : Parlons d’abord des relations israélo-syriennes, car l’on n’y a enregistré, depuis longtemps, aucun signe d’évolution. Aimeriez-vous voir l’administration Bush tenter de relancer des négociations ?
Bachar el-Assad : Nous ne nous bornons pas à le désirer, à le souhaiter : nous ne cessons de le demander.
N.Y.T. : Par où commenceriez-vous les négociations ? Étant donné les discussions antérieures touchant au tracé de la frontière, commenceriez-vous à nouveau par là ?
B.E.A. : Certains parlent ainsi, comme si la Syrie n’acceptait que ce seul point de départ. D’autres prétendent qu’il y a des conditions syriennes, et ma réponse est non : la Syrie ne pose pas de conditions. Nous disons seulement ceci : les négociations devraient être reprises au point où elles se sont arrêtées, tout simplement parce que nous avons déjà obtenu beaucoup de résultats. S’il n’en était pas ainsi, cela signifierait que nous repartirions de zéro.
N.Y.T. : Selon certaines rumeurs, la Syrie enverrait des messagers. On a dit que votre frère s’était rendu en Jordanie pour rencontrer un responsable israélien…
B.E.A. : Mon frère n’a pas d’activité politique et n’est jamais allé en Jordanie.
N.Y.T. : La question est plus large : y a-t-il eu des rencontres exploratoires entre la Syrie et Israël à propos d’une reprise des négociations ?
B.E.A. : Non. Nous sommes attentifs à toute indication venue de médiateurs. Ces médiateurs, arabes et étrangers, sont des amis de la Syrie. Mais les indications que nous attendons viendraient des États-Unis et non d’Israël ; si les Américains n’ont pas l’idée et la volonté de faire la paix au Moyen-Orient, il n’y aura pas de paix.
N.Y.T. : Voyez-vous le début d’une « vision » de la part de l’administration Bush ?
B.E.A. : Prenons les deux côtés de cette « vision ». Nous sommes d’accord avec ce que vous dites concernant une solution à deux États et le démantèlement des implantations : ce sont de bons principes. Ils marquent un début, mais ils restent des principes. Il faut leur adjoindre les mécanismes qui permettront de les mettre en oeuvre.
N.Y.T. : Quand vous parlez de mécanismes, entendez-vous que les Américains doivent user de leur influence sur Israël ?
B.E.A. : J’entends qu’ils le doivent sur toutes les parties en cause, sans favoriser un côté contre l’autre. Les termes de référence adoptés à Madrid étaient fondés sur les résolutions du Conseil de sécurité. Ceux qui mettent en oeuvre ces résolutions et les décisions de Madrid sont ceux qui veulent la paix, et vice versa.
Je parle ici du passé, mais supposons que nous nous apprêtions maintenant à ouvrir des négociations. Comment devons-nous traiter ceux qui s’opposent à la paix ? Aujourd’hui, je ne formule pas de proposition, mais si nous n’adoptons pas les mesures et les mécanismes adéquats, alors chaque partie peut faire obstacle au processus de paix sans en subir aucune conséquence. Peut-être les États-Unis pourraient prendre ce type de mesures ; ou peut-être le Conseil de sécurité de l’ONU.
N.Y.T. : Si vous pouviez résoudre le problème des Palestiniens et celui du Golan, la Syrie serait-elle prête à normaliser ses relations avec Israël ?
B.E.A. : C’est un des points sur lesquels nous avons fait beaucoup de progrès lors des négociations de paix du début des années 1990. Imaginez que vous négociiez avec une autre partie sur les frontières, les ressources en eau, les arrangements de sécurité et toutes les relations dans un sens général, cela signifie que vous avez fait la plus grande partie du chemin pour que tous les pays de la région puissent vivre en paix.
N.Y.T. : Avez-vous le sentiment que votre soutien au Hezbollah vous crée des difficultés au moment où les États-Unis jugent leurs relations en fonction du terrorisme ?
B.E.A. : Laissez-moi vous expliquer d’abord comment nous voyons ce problème. La Syrie ne soutient pas un parti, un État ou un gouvernement en général. Quand Israël a envahi le Liban en 1978, puis, plus largement, en 1982, nous avons déclaré notre soutien à la résistance libanaise. Il n’y avait, à l’époque, aucun parti nommé Hezbollah, ni aucun autre parti, mais seulement des groupes de gens qui résistaient à l’occupation. Nous ne soutenions en aucune manière un parti menant des opérations en dehors du territoire libanais pour différents objectifs. Et c’est ce qu’affirme toujours la résistance libanaise, le Hezbollah en particulier : ils luttent seulement contre l’occupation de leur propre territoire.
N.Y.T. : Mais les fermes de Cheba ne sont-elles pas extérieures au Liban ?
B.E.A. : C’est une petite partie du Liban. Certains disent que c’est un territoire syrien, et nous répondons : « Non, il est libanais, pas syrien. ».Toutes les opérations du Hezbollah se déroulent en territoire libanais et non à l’extérieur, tandis que les avions israéliens violent quotidiennement l’espace aérien libanais. Il y a un malentendu aux États-Unis quant aux relations de la Syrie avec le Hezbollah. Plus largement, il y a même une incompréhension américaine touchant la politique syrienne.
N.Y.T. : Mais les États-Unis tiennent le Hezbollah pour une organisation terroriste, comme d’autres organisations que vous soutenez. Tant que cela durera, il vous sera difficile d’avoir des relations normales avec les États-Unis. Comment affrontez-vous ce problème ?
B.E.A. : Nous ne soutenons pas le Hezbollah ; nous lui apportons un appui politique. Nous ne lui donnons ni armes ni argent : et c’est notre position de principe avec tous les partis de la région. Nous soutenons donc politiquement la libération du territoire libanais, tandis que les Américains prétendent que nous donnons au Hezbollah des armes, des bombes, etc. C’est ce que je veux dire en parlant d’une incompréhension de la politique syrienne. Aussi tentons-nous d’expliquer aux Américains notre comportement sur tous ces points ; certains le comprennent, d’autres non, tout particulièrement quand nous abordons les relations bilatérales et nos intérêts respectifs dans la région. Le problème est que les États-Unis mêlent toujours à nos relations bilatérales des thèmes concernant Israël.
N.Y.T. : La Syrie s’est vigoureusement opposée à ce que les États-Unis ont fait en Irak, et vous-même avez exprimé l’espoir qu’ils échouent. Pourtant, si l’on discute avec les Irakiens, ils disent craindre qu’un tel retrait ne provoque le chaos. Que pensez-vous des conséquences d’un retrait ou de toute autre sorte d’échec américain en Irak ?
B.E.A. : J’aimerais d’abord souligner un point : tout ce que j’ai dit aux Américains s’est révélé vrai. Nous rencontrons des Irakiens de différents milieux, mais ils ne manifestent aucun désaccord avec nous sur les lignes générales et les grands principes. Certains évoquent une question que vous avez soulevée : y a-t-il une guerre civile en Irak ? Il n’y a pas de guerre civile, il y a des Américains et des Britanniques qui occupent ce pays. Dans bien des zones où il n’y a ni Américains ni autorités irakiennes, les Irakiens s’organisent eux-mêmes.
D’une manière plus générale, le risque de chaos dépend de la manière dont les États-Unis répondront aux demandes du peuple irakien. Soyons clairs : qu’est-ce qui s’oppose à un éventuel chaos dans un pays donné ? Ses institutions et son gouvernement. S’il y a une Constitution élaborée par les Irakiens et un gouvernement élu par eux, pourquoi y aurait-il chaos ?
N.Y.T. : Qui, à votre avis, conduit la résistance contre les Américains ?
B.E.A. : Je ne veux pas faire de spéculations. Je peux seulement vous dire ce que nous entendons de la part des intéressés. En réalité, nous expliquent les Irakiens, la plupart d’entre nous, sunnites, chiites et Kurdes, sommes contre Saddam, mais aussi contre l’occupation. C’est ce qu’ils affirment, et cela est très clair.
N.Y.T. : L’administration Bush prévoit de conserver une présence militaire significative en Irak, au moins jusqu’en 2006. Cela vous gêne-t-il d’avoir cent mille soldats américains à votre porte ?
B.E.A. : Les États-Unis ne sont ni un adversaire ni un ennemi de la Syrie. En temps normal, un grand pays comme les États-Unis serait de quelque aide pour nous. Le problème n’est donc pas de savoir si vous avez un soldat américain ou un million à vos frontières. Et pas davantage de savoir s’ils y resteront un ou dix ans. Le problème est de savoir si les États-Unis ont – ou non – une « vision » quant à la manière de résoudre les problèmes concernant l’Irak, le reste de la région et tout le Moyen-Orient. Touchant votre question, le plus important est de comprendre ce que demande le peuple irakien. Or celui-ci veut que les forces américaines se retirent complètement de son pays.
N.Y.T. : Vous parlez d’une « vision » américaine. Or il y en a une selon laquelle les États-Unis aimeraient créer un Irak démocratique, qui servirait de modèle aux autres pays de la région.
B.E.A. : J’ai dit la même chose en parlant d’une « Constitution rédigée par les Irakiens et d’un gouvernement élu ». Là est la démocratie, tandis que vous parlez, vous, d’une démocratie imposée par la force, ce qui est différent. Vous ne pouvez imposer la démocratie : il faut laisser le peuple choisir le mode de vie qu’il désire.
N.Y.T. : Les citoyens d’autres pays ont l’espoir de trouver dans les événements d’Irak un facteur qui affectera leur propre vie. Les Syriens, par exemple, veulent plus de liberté. Pensez-vous que si les États-Unis font ce qu’ils disent, ils feront pression sur vous pour que vous soyez plus ouverts et que vous procédiez à des réformes ?
B.E.A. : Laissez-moi vous exposer le point de vue de l’opposition syrienne, qu’elle soit intérieure ou extérieure. Elle ne soutient ni le régime syrien, ni sa Constitution, ni son gouvernement, mais elle est hostile à l’idée d’exporter la démocratie par la force ou par tout autre moyen. Interrogez donc ses représentants.
N.Y.T. : Quelle est, à votre avis, l’autorité légitime en Irak ? Est-ce, ou non, le Conseil de gouvernement irakien ?
B.E.A. : J’aimerais être précis sur ce point. Nous sommes un État, et nous pouvons reconnaître, en Irak, un État. Or il n’y a pas aujourd’hui d’État en Irak. Quand il en existera un, au sens plein du terme, avec un Parlement et des institutions, alors, oui, nous pourrons le reconnaître. Dans l’immédiat, nous traitons avec les membres du Conseil de gouvernement parce que beaucoup d’entre eux sont des amis de la Syrie.
N.Y.T. : Que penseriez-vous d’un gouvernement dirigé par Ahmed Chalabi ?
B.E.A. : Je ne le connais pas, je ne l’ai jamais rencontré. Il ne nous appartient pas de décider qui est le meilleur dans ce gouvernement provisoire. Nous connaissons plusieurs de ses membres et nous traitons avec eux comme des responsables de facto, produits de l’occupation. Nous avons confiance en ceux que nous connaissons depuis longtemps, et ils nous font confiance.
N.Y.T. : Imaginez-vous des circonstances dans lesquelles la Syrie jouerait un rôle en faveur de la paix en Irak ?
B.E.A. : Nous n’avons aucune objection à jouer un rôle en Irak, à la seule condition que l’Irak approuve le rôle que nous aimerions jouer, mieux, nous le demande. Nous avons interrogé sur ce point nos visiteurs irakiens. Ils nous ont répondu clairement et catégoriquement qu’ils ne veulent aucun rôle militaire de la part de quelque pays que ce soit et que toutes les forces qui entreraient en Irak, tant arabes qu’étrangères, seraient traitées en ennemies.
N.Y.T. : Les États-Unis ont incité la Syrie à mieux contrôler sa frontière. Je crois que vous l’avez comparée à notre frontière avec le Mexique : elle est très longue et probablement impossible à contrôler totalement. Mais avez-vous pris quelques mesures concrètes pour limiter les incursions de la Syrie vers l’Irak ?
B.E.A. : Je ne fais pas de comparaison avec votre frontière, mais avec notre frontière irakienne dans les années 1980. Saddam, à cette époque, nous envoyait des camions chargés d’explosifs pour tuer des centaines et des milliers de gens en Syrie : plus de quinze mille en quatre ans, et nous n’étions pas en mesure de contrôler cette frontière. Aussi, quand les Américains, la première fois, nous l’ont demandé, nous avons répondu que nous ne le pouvions pas. Nous avons des gardes-frontières, mais si Saddam était capable d’infiltrer des camions, comment pouvions-nous contrôler des individus ? Aujourd’hui, il est impossible de contrôler la frontière en raison du chaos. Si nous voulons comparer avec votre frontière mexicaine, nous observerons qu’il doit y avoir une coopération entre le Mexique et les États-Unis. De notre côté, avec qui coopérer en Irak ? Il n’y a là ni État, ni armée, ni police.
N.Y.T. : Il existe quelques documents – encore confidentiels – selon lesquels Saddam négociait avec la Corée du Nord pour essayer de construire une fabrique de missiles et l’installer en Irak. Les documents, qui ont été trouvés à Bagdad, indiquent que ces négociations ont eu lieu en Syrie et que le gouvernement syrien peut, ou non, les avoir connues. Y a-t-il encore ici des acteurs de ces négociations ?
B.E.A. : Entre Saddam et la Corée du Nord ?
N.Y.T. : Oui, et qui se déroulèrent en Syrie.
B.E.A. : C’est la première fois que j’entends parler de cette histoire.
N.Y.T. : Vous avez reconnu dans d’autres interviews qu’il existait quelque trafic d’armes venant de la Syrie vers l’Irak.
B.E.A. : C’est ce que nous disent des responsables américains. À quoi nous répondons : ayant occupé l’Irak, vous avez tous les documents possibles ; si vous avez le moindre indice montrant quelque implication de la Syrie dans une contrebande d’armes vers l’Irak, nous aimerions le connaître. Nous inspectons de grandes quantités de biens transitant vers l’Irak et nous n’y avons jamais trouvé aucune arme.
N.Y.T. : Il semble qu’après le 11 septembre 2001 s’instaura une période de coopération durant laquelle la Syrie offrit quelque aide aux États-Unis dans leur lutte contre le terrorisme. Mais ces relations, depuis lors, paraissent s’être affaiblies. Pourquoi ?
B.E.A. : Je crois que la Syrie et les États-Unis ont beaucoup d’intérêts convergents, mais je pense aussi qu’il y a parfois quelque différence dans la manière de les appréhender. La Syrie, en effet, a offert d’aider les États-Unis à combattre le terrorisme. Mais vous dites « quelque aide », ce n’est pas « quelque aide », c’est une aide très large.
N.Y.T. : Pouvez-vous préciser ?
B.E.A. : La plupart des délégations du Congrès américain qui sont venues en Syrie ont commencé par nous remercier de sauver des vies américaines.
N.Y.T. : Comment lez avez-vous sauvées ?
B.E.A. : Je ne peux le dire en détail, pour des raisons de sécurité.
N.Y.T. : Pourquoi pas en détail ?
B.E.A. : Parce que cela concerne non seulement les services de renseignements syriens, mais aussi la CIA. Nous devons donc nous mettre d’accord avec la CIA avant de donner des détails. Parce que si nous en faisions état publiquement, cela risquerait d’avoir, pour tel ou tel, des conséquences négatives ; et parce que cette coopération continue. Plusieurs opérations préparées contre les forces américaines ont été découvertes par les services de renseignements syriens : l’information a été transmise en temps utile aux autorités américaines compétentes et lesdites opérations ont été empêchées. Beaucoup de terroristes ont été arrêtés en Syrie et nous avons aussi offert aux Américains des analyses plus générales sur le terrorisme. Ce que je puis vous dire, en tout cas, est que dans sept incidents séparés, la Syrie aida à sauver des vies américaines.
Le facteur israélien est le seul qui crée des difficultés dans nos rapports avec les États-Unis. Le problème n’est pas l’Irak. La preuve en est que nos relations avec le Royaume-Uni étaient bonnes avant la guerre, elles le sont restées pendant et le sont toujours après. Comment donc pouvons-nous avoir de bonnes relations avec le Royaume-Uni et de mauvaises avec les États-Unis ?
Peut-être qu’une partie de la réponse tient aux relations entre politiciens américains à l’intérieur de l’administration. Pour être plus précis : la coopération contre le terrorisme dépend des relations entre la CIA et nos services de renseignements, tandis qu’en politique, nous avons affaire au département d’État. Ainsi, différentes institutions peuvent avoir différents points de vue. En Syrie, il y a coopération entre les services de renseignements, le ministère des Affaires étrangères, le président et d’autres responsables. Nous avons donc un seul point de vue touchant les affaires étrangères ; nous n’en avons pas plusieurs. Peut-être est-ce une des raisons pour lesquelles il y a un problème américain.
N.Y.T. : J’ai vu que vous parliez de Colin Powell comme représentant l’aile rationnelle du gouvernement américain. Cela signifie-t-il que le Pentagone représente l’aile irrationnelle ?
B.E.A. : Nous n’avons pas traité avec le Pentagone, mais avec M. Powell. Je ne sais pas qui a conduit les États-Unis à leur position actuelle. Mais si nous disons que Powell représente la tendance rationnelle dans l’administration américaine, toutes les autres tendances qui ne s’accordent pas avec celle-ci représentent la tendance irrationnelle.
N.Y.T. : La détérioration de vos relations avec les États-Unis a-t-elle commencé de retentir au niveau des services de renseignements ?
B.E.A. : Non. Et c’est une chose étrange. Celle-ci fluctue comme toute autre relation, mais elle n’est pas affectée du tout par la première. À mesure que le temps passe, néanmoins, elle peut s’en ressentir. Je veux dire que lorsque deux pays qui coopèrent ont, par ailleurs, des politiques contradictoires, alors leur coopération finira nécessairement par en être influencée.
N.Y.T. : Je ne crois pas que vous puissiez attribuer la détérioration de vos relations avec les États-Unis aux seules différences qu’il peut y avoir au sein de l’administration américaine. Je citerai deux exemples : le grand mufti de Syrie, dès le début de la guerre, a appelé à des attentats suicide contre les Américains. Et, dans la même veine, la Syrie a continué de soutenir les groupes qui mènent des opérations suicide, en Israël, alors que même le gouvernement palestinien les a condamnées.
B.E.A. : Le mufti n’est pas une personnalité officielle, c’est un dignitaire religieux et il exprime une opinion religieuse sur un certain problème. Le gouvernement ou l’État n’ont pas à intervenir dans les opinions religieuses des hommes de religion, ils ont leurs propres opinions. Cela n’a rien à faire avec notre opinion et notre activité politique. Quant aux organisations dont vous parlez, nous ne leur avons jamais offert aucune aide à quelque étape que ce soit. Et, pour commencer : ces organisations n’ont pas leur siège en Syrie.
Il y a quelques années, Israël a expulsé certains dirigeants de ces organisations et ceux-ci sont venus en Syrie. Mais la base populaire de ces groupes et la majorité de leurs dirigeants se trouvent dans les territoires palestiniens occupés, non en Syrie.
N.Y.T. : Leurs médias continuent-ils à fonctionner ici ?
B.E.A. : Non, ils se sont arrêtés.
N.Y.T. : À votre demande ?
B.E.A. : En fait, ils nous en ont informés avant la visite de Colin Powell, et je l’ai dit à celui-ci. Ils ont décidé d’arrêter, nous ont-ils expliqué, car ils connaissent les accusations américaines contre nous. Leur suggestion de mettre fin à leurs activités médiatiques a donc été la bienvenue. La seule chose qu’ils font encore est de décrocher leur téléphone pour appeler quelques médias et attaquer Arafat ; ils attaquent les Palestiniens verbalement.
N.Y.T. : Comment la Syrie peut-elle refuser de condamner les attaques que mènent ces groupes contre des civils ?
B.E.A. : Nous avons toujours souligné que nous favorisions une solution pacifique du conflit. Nous avons toujours dit que nous étions contre le meurtre de civils, de femmes et d’enfants. Mais vous ne pouvez vraiment vous attaquer à l’effet en oubliant la cause, ni traiter l’affaire en termes de « deux poids, deux mesures ». Avant toute opération palestinienne, au début de l’Intifada, les Israéliens avaient tué plus d’une centaine de Palestiniens, sans qu’un seul Israélien eût été tué, et rien n’avait été fait pour arrêter le meurtre de Palestiniens.
À notre avis, la seule solution, pour Israël, est de se retirer des territoires arabes occupés et de démanteler les colonies. Cela coïncide avec ce que vous avez dit de la « vision » du président Bush sur une solution à deux États. Au lieu de perdre son temps à soutenir, ou à condamner, mieux vaudrait s’attaquer aux causes et éliminer celles qui amènent trouble et instabilité dans la région. Ce que je veux souligner, c’est qu’on ne résoudra pas le problème en le traitant de façon partielle.
N.Y.T. : Quand vous êtes entré en fonction, vous avez semblé promouvoir un programme de réforme et de libéralisation. Mais il apparaît que certains membres de la vieille garde s’en sont irrités. Et aujourd’hui, nous n’entendons pas beaucoup de libres discussions en Syrie ; de même, l’ouverture de l’économie semble s’être ralentie. Pourquoi ?
B.E.A. : Toute tentative de réforme se heurte à des difficultés. Certains obstacles tiennent aux mentalités. D’un autre côté, il y a un problème de mise en oeuvre. Quand certains disent que le mouvement est lent, je crois qu’il s’agit d’une indication positive. Dans quelques domaines, vous avancez vite, dans d’autres lentement. Quant à moi, je peux vous dire que je n’ai rencontré ni opposition ni obstacle de quiconque dans le gouvernement.
Le problème majeur que j’affronte est celui des cadres : des gens efficaces et d’expérience, capables de mener à bien la réforme, notamment dans le domaine administratif. Nous édictons beaucoup de lois ambitieuses en vue de la réforme, mais elles sont très difficiles à mettre en oeuvre, faute de personnel adéquat.
Mais je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, car le dialogue ne cesse de s’améliorer et de se développer. Vous et moi dialoguons, et je suis sûr que vous pourriez conduire le même dialogue avec n’importe quel Syrien dans mon pays. Bien sûr, nous avons aussi des règles dans ce domaine.
N.Y.T. : Pourquoi vos huit plus éminents critiques sont-ils en prison ?
B.E.A. : Qui a décidé qu’ils étaient « les plus éminents » ?
N.Y.T. : Ils s’exprimaient à coup sûr le plus franchement avant d’être arrêtés.
B.E.A. : Non. Si vous descendez aujourd’hui dans la rue, vous y trouverez des orateurs plus éminents. L’homme de la rue critique tout. Si nous emprisonnions tous ceux qui nous critiquent, nous n’aurions pas assez de prisons. Tout ce qui porte atteinte à notre sécurité ou à notre identité nationale est contraire à la loi et sera donc puni. De même, quand vous parlez d’une manière sectaire, ou encouragez le confessionnalisme. Certains de ceux dont vous parlez ne critiquaient pas du tout le gouvernement. Ils sont en prison pour fraude fiscale.
N.Y.T. : Mais ils n’ont pas été accusés de ne pas payer leurs impôts ; ils ont été accusés de critiquer l’État.
B.E.A. : Non. Il n’y a rien dans notre législation qui puisse vous conduire en prison pour avoir critiqué l’État.
N.Y.T. : L’important est qu’il fut une époque où le dialogue était ouvert, où les gens se rendaient dans des forums où avaient lieu des discussions. Tout cela s’est arrêté. Pourquoi ?
B.E.A. : Non, rien ne s’est arrêté. Vous pouvez aller au Forum Atassi, et il y en a beaucoup d’autres.
N.Y.T. : Il y a seulement deux mois, j’ai essayé de me rendre à l’un d’eux, à Alep, et les participants furent arrêtés dès qu’ils apparurent.
B.E.A. : Ils entendaient parler de problèmes ethniques. Ils ne critiquaient pas le gouvernement, ils évoquaient les droits des Kurdes. Les Kurdes sont des Syriens, alors quels droits pour les Kurdes ? Si vous parlez de problèmes ethniques, cela touche à l’unité nationale.
N.Y.T. : Il y a deux ans, à Damas, on pouvait entendre toutes sortes de discussions sur la démocratie, les lois et la réforme économique. Cela est fini aujourd’hui.
B.E.A. : Non, ce n’est pas fini. Je vous donnerai l’adresse du Forum Atassi, qui est dans l’opposition.
N.Y.T. : Mais il ne s’agit que d’un groupe. D’ordinaire, il y en avait des douzaines.
B.E.A. : Quel est le nombre idéal ?
N.Y.T. : Ce n’est pas une question de nombre. Le problème est que les gens ne se sentent plus libres d’avoir une discussion ouverte.
B.E.A. : Fort bien. Parlons-en. Si nous étions contre la démocratie, nous ne permettrions à personne de parler. Si nous soutenons la démocratie, nous permettrons à tous les autres de parler. Si nous le permettons seulement à quelque-uns, pourquoi ceux-là et pas les autres ? Soyons logiques. Pourquoi autoriser le premier et le second, et je ne sais combien d’autres ? Mais j’en connais un qui s’exprime le plus durement contre nous, et c’est le Forum Atassi. Je ne sais pas ce qu’il en est des autres citoyens ; mais si nous ne voulions pas les laisser parler, pourquoi le permettre à ceux-là ?
N.Y.T. : Sur la réforme économique, les gens disent qu’elle n’arrive pas, car il y a trop de gens autour de vous qui ont de puissants intérêts économiques. Ils font obstacle à toute tentative de libéraliser l’économie.
B.E.A. : C’est très normal. Mais pourquoi « autour de moi » ? Qu’entendez-vous par là ?
N.Y.T. : Vous voulez que je vous donne des noms ? Un seul exemple : votre cousin contrôle un réseau de téléphone cellulaire. Et l’on pourrait allonger la liste.
B.E.A. : C’est un Syrien comme un autre, et s’il est cousin, frère, ami ou quoi que ce soit d’autre, il existe en Syrie des lois. Les gens parlent de corruption et de bien d’autres choses semblables : et c’est un des problèmes que j’ai commencé d’aborder en luttant précisément contre la corruption. Mais le problème majeur de la réforme est de mettre sur pied une administration efficace. L’autre problème de la réforme économique est le nombre de gens qualifiés capables de la mener à bien. Tel est notre vrai problème.
N.Y.T. : Vous ne pensez donc pas qu’il existe une vieille garde ou des membres de la famille qui bloquent les réformes ?
B.E.A. : Qu’entendez-vous par « vieille garde » ?
N.Y.T. : Des gens qui travaillaient avec votre père…
B.E.A. : Il y a des gens plus jeunes, qui n’ont pas travaillé avec mon père et qui ne veulent pas de la réforme. Ce n’est donc pas une question de vieille ou de nouvelle garde. Parfois, il ne vous faut pas aller trop vite. Il faut faire une pause pour mieux étudier la situation. À propos des banques privées, par exemple, nous avons publié un décret il y a deux ans et demi, mais il n’est entré en vigueur que depuis quelques mois. Dans l’intervalle, nous en avons discuté. C’est l’une des raisons du retard. Certains ont commencé à se demander pourquoi nous n’avons pas créé de banques privés, alors que j’étais très enthousiaste. Tout simplement parce que nous avons entendu beaucoup de points de vue différents et c’était, pour nous, une expérience inédite. Nous avons pris du temps avant de pouvoir formuler une vision finale sur ce que nous voulions réellement et comment le faire. Et quand il nous a fallu prendre la décision d’aller de l’avant, j’ai décidé.
N.Y.T. : Le parti Baas est-il favorable à la réforme ?
B.E.A. : Vous avez deux courants dans le parti Baas, comme dans toute la société. Certains veulent réformer le parti, le gouvernement et le pays tout entier, d’autres y sont opposés. Mais nous allons de l’avant : parfois un peu vite, parfois lentement, mais régulièrement.
N.Y.T. : Comment vous comportez-vous avec l’héritage de votre père ? D’un certain côté, je suis sûr qu’il représente une inspiration pour vous, mais il arrive qu’une inspiration soit aussi une inhibition, parce que certains ne veulent pas voir changer ce que votre père a réalisé. Pensez-vous avoir la liberté dont vous avez besoin pour vous écarter de la voie tracée par votre père ?
B.E.A. : Je ne suis son fils qu’à la maison. Je suis devenu différent de lui. C’est naturel. Le fils n’est pas une copie de son père. Il prend certaines choses de ses parents, mais en recevra beaucoup d’autres de la société. Mais, comme président, mon premier devoir est de prendre mes décisions à partir de la société, du pays et du peuple. C’est ainsi que procédait le président Assad, et c’est en quoi nous convergeons. Évoquons, par exemple, la vision de la société syrienne touchant le plateau du Golan. Cela date maintenant de trente-six ans : deux générations. Et nous ne divergeons pas sur ce sujet.
Les besoins de modernisation ont beaucoup changé entre les années 1960 et 2003. Aussi n’avons-nous pas à converger sur ce point. Nous convergeons dans certains domaines et divergeons sur d’autres, parce que nous avons des besoins différents dans différentes circonstances.
N.Y.T. : En Égypte, il y a des discussions sur celui qui succédera au président Moubarak et certains disent : « Nous ne sommes pas la Syrie. » Trouvez-vous cela insultant ?
B.E.A. : Non, parce que ce n’est pas le président Assad qui m’a porté au pouvoir. Quand il est mort, je n’occupais aucun poste. Adressez donc la question au peuple syrien. Les gens lui faisaient confiance, et ils m’ont fait confiance parce que j’étais son fils. C’est une partie de notre culture. Nous ne sommes pas aux États-Unis.
N.Y.T. : Vous avez dit qu’en cas de retrait israélien et de règlement de la question palestinienne, la paix pourrait advenir, avec la normalisation des rapports dont a parlé la Ligue arabe. Quelle est votre vision de cette normalisation ? Pouvez-vous imaginer un jour où le commerce serait libre entre Israël et la Syrie, tandis qu’Israéliens et Syriens pourraient aller et venir les uns chez les autres ?
B.E.A. : Soyons précis. Normalisation signifie que nos rapports avec Israël seraient comparables à ceux que nous avons avec les États-Unis. Un jour, ça va, un autre jour, non. Ainsi, quand vous parlez de normalisation, c’est très large. Vous pouvez avoir de froids rapports ou des rapports chaleureux.
N.Y.T. : Entre les gouvernements, oui. Mais entre les peuples ?
B.E.A. : Cela arrivera, mais il faut du temps. Parce qu’entre les gouvernements, c’est une question de signatures. Mais entre les peuples, cela dépend de la volonté. Si vous n’éprouvez pas de haine, il n’y a aucun problème. C’est pourquoi je suis toujours optimiste quant aux chances de paix, même s’il n’y en a aucune indication. C’est le seul choix possible dans la région. Si c’est une paix juste et complète, tout ce que vous en attendez deviendra réalité.

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