Vol de faucons sur Washington

Conforté par sa réélection facile, George W. Bush verrouille sa nouvelle administration. Seuls ceux qui partagent totalement ses vues ont désormais droit de cité. Ce n’est guère rassurant…

Publié le 22 novembre 2004 Lecture : 5 minutes.

« Avec elle, le monde va enfin apprendre à connaître la force, la grâce et la pudeur de notre grand pays » : quarante-huit heures après avoir fêté, le 13 novembre, son cinquantième anniversaire, Condoleezza Rice ne pouvait rêver plus beau compliment. Il émane en effet de celui que cette célibataire appela un jour, en un lapsus révélateur, « mon mari », le seul homme qui, depuis la mort de son père, compte réellement dans sa vie – George W. Bush.
Avec la nomination à la tête du département d’État de celle qui fut sa tutrice en matière de politique extérieure alors que, gouverneur du Texas, il briguait la présidence des États-Unis, « Bush II » parachève le verrouillage de sa nouvelle administration, désormais débarrassée de la moindre voix discordante.
Exit Colin Powell, Rod Paige, John Ashcroft, les colombes de la CIA et tout ce qui, de près ou de loin, pouvait encore ressembler à un républicain modéré ou – dans le cas d’Ashcroft – indépendant. Place aux femmes et aux hommes de foi, ceux qui divisent le monde entre les bons et les méchants et qui se jettent dans la bataille avec l’esprit de corps d’un footballeur des Cleveland Browns.
Avec un tel gouvernement aux allures de chambre d’enregistrement, au sein duquel émergent des personnalités connues pour leur raideur idéologique, tels Dick Cheney et Donald Rumsfeld, ou dont la proximité avec le président frise l’osmose, comme Condi Rice et le nouvel Attorney General Alberto Gonzales, on voit mal comment le second mandat de « GWB » pourrait marquer un infléchissement par rapport au premier – si ce n’est dans le sens d’un durcissement. Ainsi que l’écrit Nicholas Kristof dans le New York Times : « Le véritable vainqueur de ce bouleversement au sein de l’Administration, c’est le vice-président Cheney » – ce qui veut tout dire.
On sait en effet que l’hôte de la Maison Blanche, réélu de par la volonté de Dieu et des électeurs, a de plus en plus de mal à intégrer la contradiction au sein de son propre corpus réflexif – plutôt sommaire, mais qui lui réussit. Or son entourage est désormais exclusivement composé de collaborateurs qui soit partagent totalement ses vues, voire les devancent, soit n’ont pas d’opinions propres mais n’ont que lui comme agenda. À l’évidence, Rice relève de cette dernière catégorie. Avec Laura, la First Lady, elle est la seule à pouvoir terminer les phrases de Bush avant qu’il ne les achève. Confrontée pendant quatre ans, à la tête du Conseil national de sécurité (NSC), aux incessants conflits de compétence entre le Pentagone et le département d’État, elle n’a jamais tranché, se contentant de présenter – avec brio – à son patron les points de vue et leurs enjeux, puis se rangeant sans états d’âme du côté du choix présidentiel. Travailleuse hors pair, excessivement douée pour la synthèse, cette femme volontaire et ambitieuse que le doute ne semble jamais effleurer tant elle baigne, comme irradiée, dans l’autosatisfaction, aura pourtant été l’un des conseillers à la sécurité les moins efficaces en termes de gestion des conflits internes. La Commission d’enquête sur les attentats du 11 septembre 2001 ne lui a d’ailleurs pas épargné ses critiques. Ni elle ni son adjoint (et désormais successeur à la tête du NSC) Stephen Hadley, un homme de Dick Cheney, n’ont ainsi attiré l’attention du président sur les graves défaillances de la CIA avant et après le 11 septembre. En d’autres temps, une telle faille professionnelle aurait valu limogeage. Chez Bush, elle vaut promotion.
C’est que cette fille d’un pasteur de Birmingham, lui-même fils d’un petit planteur de coton analphabète de l’Alabama, a aux yeux de George W. Bush deux vertus cardinales : la loyauté et la disponibilité. Sans enfant ni époux, « Condi » est presque devenue un membre de la famille présidentielle, une Noire dont on a fini par oublier la couleur dans ce milieu ultraconservateur tant elle est capable de formuler de façon intelligente, cohérente, et surtout grammaticalement correcte la « pensée de saloon » du chef. Celle qui s’apprête à devenir la deuxième femme – après Madeleine Albright – et la première Américaine d’origine africaine à occuper le poste de secrétaire d’État aura donc avec le président une proximité jamais vue depuis l’époque du tandem Nixon-Kissinger. Ce qui, aux yeux de ses interlocuteurs, présentera au moins un avantage par rapport à Colin Powell : quand elle parlera ou quand elle promettra, ils pourront être sûrs que Bush ne la contredira pas.
Pour le reste, deux thèses s’affrontent quant à l’avenir de Condi Rice à ce poste très exposé. La première veut que, désormais coupée de par la force des choses du contact multiquotidien et quasi ombilical qui la reliait au président, la « princesse guerrière », comme on dit à Washington, finira par développer une pensée indépendante, voire par renouer avec ses débuts de républicaine modérée et réaliste, au contact du monde. Hypothèse d’école, difficilement envisageable actuellement. Au département d’État, où Colin Powell était très populaire, c’est avec un grand frisson que les fonctionnaires ont accueilli la nomination de celle qui a toujours critiqué la lenteur, l’esprit bureaucratique et la prudence consubstantielle au métier de diplomate. « Ça va secouer ! » écrit avec extase dans le Weekly Standard Bill Kristol, l’un des idéologues les plus en pointe du néoconservatisme. Et l’on annonce déjà l’arrivée au septième étage du département d’État – celui du Cabinet réservé – d’un vol groupé de faucons aux serres tranchantes, dont John Bolton à la place de Richard Armitage, secrétaire d’État adjoint démissionnaire. Aucune illusion à se faire, donc, tout au moins pour l’instant. C’est la Condoleezza Rice amie de Vladimir Poutine, lequel prétend avoir « lu dans son âme », celle qui éblouit Ariel Sharon par son jeu de jambes et celle pour qui Jacques Chirac n’est pas loin de jouer le rôle de cinquième colonne du terrorisme international que George W. Bush a nommée le 16 novembre. Celle aussi à qui l’Iran et la Corée du Nord doivent d’avoir été inclus sur « l’axe du Mal ». Celle, enfin, qui rêvait et rêve sans doute encore de devenir la première femme à diriger le Pentagone. Il n’est donc pas sûr que le monde, pour parler comme Bush, apprenne un jour à connaître l’autre Rice, celle dont le prénom vient de la nuance musicale « con dolcezza », « avec douceur ». Si tant est qu’elle existe.

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