Un véritable gâchis

Difficultés à obtenir des visas, désaffection des étudiants pour les universités françaises… Gérard Simon, dernièrement en poste au Burkina, pointe les raisons qui ont contribué à détourner les Africains de l’ancienne puissance tutélaire.

Publié le 22 novembre 2004 Lecture : 5 minutes.

Jamais depuis l’indépendance de ses anciennes colonies d’Afrique la France n’a conduit une politique à la hauteur de ses ambitions. Nos relations privilégiées avec les treize pays francophones de ce continent, bien que cimentées depuis plus d’un siècle dans une culture et une histoire communes, se délitent et n’ont plus de constance ni de visibilité.
Les sentiments de solidarité, autrefois si denses, se sont estompés à un tel degré que les rues de maintes capitales africaines retentissent, de plus en plus souvent, de slogans hostiles à l’ancien colonisateur, qui n’a cessé de décevoir leurs attentes. Car, de façon récurrente, les alternances politiques de la « métropole », qu’elles fussent de droite ou de gauche, leur ont annoncé, avec des arguments péremptoires, de profonds
bouleversements à venir en entonnant les couplets de la ritournelle du « Nouveau Partenariat ». Mais ce renouveau proclamé n’a jamais dépassé le stade des velléités et des
enceintes ministérielles. Ces espoirs, par trop systématiquement déçus, ont entretenu, par là même, une ambiguïté permanente sur l’efficacité de nos engagements tout en
nourrissant des sentiments de frustration au sein des jeunes générations africaines francophones. Pour ne pas avoir compris assez tôt l’évolution du continent et l’aspiration
légitime des peuples africains, la France paye aujourd’hui le lourd tribut de ses errements passés. Le paroxysme de cette lente et douloureuse dérive vient d’être atteint avec la crise, irréversible en ses conséquences, ouverte en Côte d’Ivoire.
Ce contexte dégradé incite à la réflexion sur la signification et la portée de la tenue toute proche, les 26 et 27 novembre, à Ouagadougou, donc aux marches du territoire
ivoirien, du Xe Sommet de la Francophonie. Dans ce climat régional de tensions exacerbées, un tel événement, réunissant à grands frais 51 chefs d’État ou de gouvernement, sous l’égide du président Jacques Chirac, ne manquera pas de paraître quelque peu insolite et même d’autant plus incongru que le thème de cette prestigieuse rencontre exalte la montée en puissance d’un esprit de solidarité agissante au sein des
membres de la communauté francophone. Il s’intitule en effet : « La Francophonie, espace
solidaire pour un développement durable ». Or magnifier maintenant et sous le ciel africain une communauté d’intérêts dont nous ne nous sommes guère sentis responsables
depuis bien des années relève ni plus ni moins de la gageure en tous les domaines, qu’ils soient économiques, culturels ou politiques. La dévaluation brutale et non concertée du franc CFA, en janvier 1994, ressentie par les Africains comme un « lâchage », a été l’étape la plus marquante de ce processus de distanciation au plan économique. La France a alors rompu, sans égards ni dialogue, le symbole d’un lien fort et protecteur en jetant nos amis africains en pâture aux institutions de Bretton Woods. Elle n’a pas suffisamment
concouru, alors, dans la logique de cette dévaluation, à la valorisation sur place, génératrice de richesse et d’emploi, des productions nationales. Les efforts en matière de création de PME-PMI n’ont pas été significatifs et nous en sommes restés dans le cadre du système économique postcolonial des échanges : « Matières premières contre produits finis », ce qui offrait l’avantage de garantir le maintien des marges excédentaires de nos
relations commerciales.
Au plan des relations affectives, la dégradation de nos rapports traditionnellement
ouverts et spontanés a été tout aussi grave car la France a verrouillé, dans le même temps et sans grand ménagement, l’accès à son territoire en souscrivant aux contraintes des accords européens de Schengen. C’est ainsi qu’en transférant au niveau multilatéral sa part de souveraineté elle s’est privée de toute flexibilité en matière d’appréciation des demandes de visas exprimées par ses amis africains francophones. Désormais, et alors qu’un Français n’est pas encore tout à fait un étranger en Afrique francophone, un Africain francophone doit, pour sa part, subir un processus administratif humiliant et vide de toute amitié mutuelle avant d’accéder à notre sol. Nous avons ainsi sacrifié nos amitiés africaines sur l’autel de la protection illusoire d’un espace européen en rééditant une sorte de ligne Maginot. Certes, une politique de visas est absolument nécessaire, mais elle doit avoir, avant tout, une finalité sélective et ciblée sur les demandeurs présentant des risques migratoires car n’apportant pas les garanties suffisantes quant à l’appréciation de leurs fixations économiques et sociales dans leurs pays d’origine. Or le caractère systématique et humiliant des procédures pratiquées dans nos chancelleries diplomatiques et consulaires provoque des dégâts humains et politiques irréparables dont les chefs de poste n’ont souvent pas conscience car ils ne s’impliquent pas assez dans ces tâches administratives peu valorisantes. Il en résulte que les élites
africaines francophones inscrivent massivement leurs enfants dans les universités nord-américaines. C’est ainsi qu’il y a actuellement plus d’étudiants africains aux États-Unis
et au Canada qu’en France. Il est vrai qu’il leur est plus facile d’obtenir le viatique des bourses et visas auprès de ces pays que des autorités françaises. Ce n’est manifestement pas ainsi que nous pourrons continuer à construire un espace culturel spécifique avec l’Afrique francophone. À cet égard, il convient de savoir que, pour les
considérations corporatistes qui singularisent notre comportement national, la France est bien le seul pays, de tous les bailleurs de fonds intervenant en Afrique francophone,
qu’ils soient bi- ou multilatéraux, à ne pas pratiquer, au quotidien, la cogestion, la coresponsabilité dont elle ne cesse de se faire l’apôtre. Toutes les autres ambassades occidentales ont engagé, depuis longtemps, de jeunes cadres africains afin de les associer
à toutes les phases de la conception, de la gestion des projets de développement. La France perpétue, envers et contre toute logique, cet ostracisme à l’égard de jeunes diplômés africains francophones qu’elle a cependant contribué à former. Seul le personnel
subalterne d’exécution est encore de nos jours de recrutement local dans nos postes
diplomatiques et consulaires africains.
Il n’est donc pas étonnant que, dans l’inconscient des populations africaines, les sentiments de proximité avec la France se soient largement estompés. Cette désaffection
n’est que la résultante d’un ensemble de facteurs où le politique, le culturel et le psychologique s’entremêlent étroitement. Pour sa part, la classe politique française, constituée principalement d’énarques, dont l’expérience africaine est généralement modeste, s’est donné bonne conscience, à moindres frais, en prodiguant à tout-va ses
conseils en matière de « bonne gouvernance ». Mais les voies de la démocratie ne sont pas si faciles à atteindre lorsque les besoins élémentaires des populations ne peuvent être satisfaits avec un taux de croissance démographique supérieur à 3 % et des ressources naturelles dramatiquement faibles.
Dans ce contexte, l’organisation, les 26 et 27 novembre à Ouagadougou, du Sommet de la Francophonie paraît relever de la chimère tant il semble illusoire de considérer comme définitivement acquise la fidélité culturelle des jeunes générations africaines
francophones. La France doit la mériter. Mais encore faut-il en avoir conscience, et il est à craindre que nous nous réveillions un jour en nous demandant : « Mais qui donc a perdu l’Afrique ? »

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