Sur la piste des mercenaires

Le pays vit à l’heure du procès des « chiens de guerre » arrêtés en mars dernier alors qu’ils s’apprêtaient à renverser le chef de l’État. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ?Quels sont leurs commanditaires ? De quels soutiens financiers et politiques ont

Publié le 22 novembre 2004 Lecture : 12 minutes.

On les croyait assagis. Ou reconvertis dans des activités de sécurité urbaine ou de gardiennage, après la pénalisation du mercenariat par des pays tels que la France, l’Afrique du Sud ou la Belgique. Que nenni ! Les « chiens de guerre » sont toujours d’attaque, prêts à reprendre du service, à participer, contre espèces sonnantes et trébuchantes, à des coups foireux en Afrique, au Moyen-Orient ou en Europe de l’Est. Leur dernier terrain de manoeuvre : la Guinée équatoriale, un demi-million d’habitants sur une superficie de 28 050 km2, dont les énormes réserves d’or noir suscitent bien des convoitises. Après la reprise, le 16 novembre, du procès des quatorze « affreux » arrêtés en mars 2004 à Malabo, alors qu’ils s’apprêtaient à renverser le président Teodoro Obiang Nguema, 63 ans, dont vingt-cinq à la tête de son pays, nous avons décidé de reconstituer la trame d’une opération de déstabilisation dont les ramifications internationales sont fort complexes.

Johannesburg (Afrique du Sud), juin 2003. Servaas Nicolaas « Nick » du Toit, ex-officier des Forces spéciales de l’armée sud-africaine et ancien mercenaire à la recherche
d’une reconversion, envoie deux « éclaireurs » en Afrique centrale, plus précisément au Gabon, au Cameroun et en Guinée équatoriale. Sergio Cardoso et Abel Augusto c’est leurs
noms ont pour mission « d’explorer les opportunités d’investissement, plus particulièrement dans le domaine de la pêche industrielle. » À Malabo, ils font la connaissance d’un certain Augustin Masoko, qui les introduit auprès d’un ancien ministre, Antonio Javier Nguema Nchama. Ce dernier les présente à Armengol Ondo Nguema, frère du président de la République et patron de la sécurité d’État. Fin août 2003, du Toit lui-même débarque à Malabo pour faire plus ample connaissance avec les intéressés et parler
business.
Il retourne quelques jours plus tard en Afrique du Sud, se démène comme un beau diable pour trouver des fonds. Une vieille relation, Simon Mann, détenteur de la double citoyenneté britannique et sud-africaine, cofondateur, notamment, de l’officine de mercenaires Executive Outcomes (dissoute en 1999), accepte de lui avancer 1 million de dollars. Du Toit crée une société, Triple Option Trading 610cc, juridiquement basée à Pretoria, dont il cédera plus tard 50 % des parts à Armengol Ondo Nguema, Antonio Javier
et Augustin Masoko. Son objet social : pêche, transport aérien, agriculture « ainsi que toute autre activité dans laquelle l’entreprise souhaiterait s’engager ». Dans la foulée, sans que l’on sache vraiment s’il a décidé de tourner définitivement le dos à son passé ou s’il se sert de sa nouvelle activité comme couverture, l’ancien mercenaire multiplie les initiatives. Il achète un bateau, le Rosly Joy, loue deux avions (un Iliouchine et un Antonov) sur la base d’un bail ACMI (avion, équipe, maintenance, assurance). Et recrute, de préférence, d’anciens compagnons d’armes
Le 7 janvier 2004, alors qu’il effectuait un court séjour en Afrique du Sud, Nick du Toit affirme avoir reçu un coup de fil d’un certain Gregg. Les deux hommes conviennent le même jour d’un rendez-vous au Sandton Sun, hôtel huppé du quartier des affaires de Johannesburg. Le mystérieux Gregg, « un homme d’environ 45-52 ans, brun et mesurant
environ 1,80m», l’entretient d’un projet de coup d’État en Guinée équatoriale et demande son concours : « Dans un premier temps, j’ai décliné l’offre pour ne pas compromettre mes affaires dans ce pays », explique du Toit. Trois jours plus tard l’intéressé revient à la
charge et sollicite une autre rencontre, toujours au Sandton Sun. En arrivant sur place, du Toit se retrouve nez à nez avec un certain « David », dont il affirme, aujourd’hui encore, ignorer le patronyme, et Simon Mann, un ancien des Forces spéciales britanniques
(SAS). Les interlocuteurs de Nick du Toit sont, cette fois, plus explicites.
Ils lui proposent d’assurer le transport des mercenaires lorsque ces derniers arriveront à Malabo, de mettre à leur disposition des « guides » afin qu’ils puissent investir au plus vite les différents points stratégiques de la ville. À savoir les deux camps militaires situés sur la route de Luba, à une soixantaine de kilomètres de Malabo, les deux entrées du palais présidentiel, la tour de contrôle de l’aéroport. Ils lui demandent aussi de les aider à recruter des hommes et à trouver armes et munitions. En contrepartie, le mercenaire qu’on croyait reconverti dans les affaires se voit promettre
1 million de dollars et l’assurance, après le succès du coup, de pouvoir continuer tranquillement ses activités à Malabo. Il se range à leurs arguments. Du Toit formalisera
son engagement aux côtés de Mann le 18 janvier 2004, avant de se mettre à la recherche d’hommes de main. Pour cela, il n’hésite pas à puiser dans le vivier des « affreux » en semi-retraite depuis la fin de l’apartheid et de la guerre civile angolaise. En quelques jours, il en recrute 55, qu’il envoie s’entraîner dans un champ de tir, près d’une vieille
concession minière abandonnée, au sud de Johannesburg. Les armes et munitions viendront du Zimbabwe, où il compte encore quelques relations au sein de la hiérarchie militaire.
Le plan arrêté est le suivant: les mercenaires seraient regroupés le 5 mars à l’aéroport de Wonderbroom, dans la banlieue de Pretoria. Là, ils embarqueraient à bord d’un Boeing 727-200 acheté aux États-Unis par Mann qui transiterait, pour des formalités de douane, à l’aéroport international de Pietersburg, avant de rejoindre Harare, capitale du Zimbabwe voisin, pour faire le plein de kérosène et récupérer armes et munitions. Puis l’appareil
redécollerait en direction de Malabo, où la joyeuse équipe est attendue dans la nuit du 7 au 8 mars.
Le 4 mars, soit trois jours avant le jour « J », Nick du Toit retourne en jet privé à Malabo, accompagné de trois mercenaires. Le lendemain, il joint Mann sur son téléphone cellulaire britannique pour les dernières instructions. Tout semble se dérouler comme
prévu. Le 6 mars, il réunit ses hommes pour les briefer sur le coup en préparation. Et il en profite pour distribuer les rôles. Deux hommes s’occuperont de la tour de contrôle de l’aéroport, de la communication radio avec l’avion en provenance d’Harare. Deux autres
sont chargés de récupérer les fameux « guides » qui doivent ouvrir la voie aux putschistes et les conduire à une base militaire située près de l’hôtel Haladji, et vers deux autres casernes, sur la route de Luba. Un dernier sécurisera les deux entrées du palais présidentiel. Commence alors l’attente.
Le 7 mars, aux alentours de 23h30, du Toit vient à peine d’ordonner à ses hommes de faire mouvement vers l’aéroport de Malabo qu’il reçoit un coup de fil de Mann l’informant de « difficultés de dernière minute » à l’aéroport d’Harare. « Il faut annuler l’opération »,
lâche-t-il d’une voix inaudible, avant de raccrocher. Surpris par ce contretemps, du Toit demande par radio à ses hommes de rentrer se coucher. Leur nuit sera courte. Tôt, le 8 mars, ils sont appréhendés et enfermés, chaînes aux pieds, à la maison d’arrêt de Black
Beach, vieille bâtisse lézardée et insalubre, sur le front de mer, à Malabo. Leur procès, qui a démarré le 23 août, a repris, après plusieurs suspensions, le 16 novembre. Nick du Toit, qui risque la peine de mort, est revenu sur ses premières dépositions.

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Harare (Zimbabwe), mars 2004. Il est 18h25, ce 7 mars, lorsqu’un Boeing 727-200 se pose sur une piste isolée d’ordinaire réservée aux avions-cargos. Mis en service il y a une
trentaine d’années, l’appareil a longtemps volé pour le compte de la Garde nationale américaine avant d’être cédé à Dodson International, une compagnie de location du Kansas. Qui l’a elle-même cédé, en février 2004, à Logo Logistics, une mystérieuse société
britannique basée sur l’île de Jersey. En fouillant à bord, les douaniers zimbabwéens découvrent avec stupeur soixante-cinq passagers noirs, blancs et métis, assis dans la pénombre, et, au fond de l’appareil, entassés, des treillis, des sacs de couchage, des bottes, ainsi que des armes automatiques et des munitions.
Les soixante-cinq gaillards, pour la plupart d’ex-membres du tristement célèbre 32e bataillon chargé, sous le régime de l’apartheid, de combattre les mouvements de libération en Afrique australe, sont tous porteurs d’un passeport sud-africain. Ils sont
interpellés, en même temps que leur chef présumé, Simon Mann, 51 ans, qui les avait
précédés dans la capitale zimbabwéenne. Direction : la prison de haute sécurité de Chikurubi, à Harare, où s’est déroulé, fin août-début septembre, leur procès. Lors des débats, ils contestent les faits, n’acceptant, pour ce qui concerne les personnes appréhendées à bord de l’avion, de plaider coupable que pour les seules infractions aux lois sur l’immigration et l’aviation. À les en croire, ils partaient en République démocratique du Congo pour y assurer la sécurité d’une mine de diamants et avaient fait escale à Harare pour faire le plein de kérosène et embarquer des armes, dont des grenades et des lance-roquettes, destinées à faire face aux fréquentes attaques de rebelles contre les installations minières.
La bande des soixante-cinq mercenaires sera finalement condamnée, le 10 septembre, à douze mois de prison pour « non-respect des lois sur l’immigration », les deux pilotes du Boeing 727-200, à dix-huit mois pour « infraction aux lois sur l’aviation ». Mann écopera, quant à lui, de sept années de prison pour avoir tenté d’acheter illégalement des armes.

Las Palmas (îles Canaries), mars 2004. Quatre hommes à l’allure distinguée se présentent à la réception de l’hôtel de Steigen Berger. Pilote professionnel, Crause Steeyl, le Sud-Africain, n’est autre que le frère du commandant de bord du fameux Boeing 727-200 qui sera arraisonné, quelques jours plus tard, à Harare. Il s’installe à la chambre 119. David Tremain et Greg Wales, deux hommes d’affaires britanniques, respectivement à la 110 et à la 125. Le seul Noir du groupe, un certain « Molteno », pose ses valises à la 117.
Arrivés à Las Palmas le 4 mars, les quatre compères quittent brusquement leur hôtel le 7, à 12h02 pour être précis. Puis ils se rendent à l’aéroport d’où ils décollent à bord d’un Beechcraft immatriculé ZSNBJ vers une destination inconnue. Lors d’une escale à Bamako, ils apprennent par un coup de fil opportun que l’opération prévue dans la nuit même contre le président équatoguinéen, Teodoro Obiang Nguema, venait d’être déjouée et que les mercenaires avaient été interpellés à l’aéroport d’Harare alors qu’ils faisaient route vers Malabo. Le mystérieux Molteno (que plusieurs services de renseignements identifieront plus tard comme étant Severo Moto, opposant résolu au régime de Malabo) et ses compagnons de voyage décident alors de rebrousser chemin. Ce qui devait être l’une des
plus grandes opérations de mercenariat de ces dernières années tourne à la pantalonnade. Pourtant, Mann, Nick du Toit et leurs comparses avaient tout pour réussir : des gros bras expérimentés, de l’argent, des complicités politiques de haut niveau, notamment en Grande-Bretagne et en Espagne.
En effet, si l’on en croit les aveux écrits de Mann et de Nick du Toit, cette affaire dépasse les frontières de la Guinée équatoriale, État lilliputien d’Afrique centrale dirigé d’une main de fer depuis un quart de siècle par le président Teodoro Obiang Nguema. Si le supposé bénéficiaire de l’opération, Severo Moto, opposant équatoguinéen
en exil depuis plusieurs années à Madrid, où il bénéficie de solides appuis, notamment au sein du Parti populaire de l’ex-Premier ministre espagnol José María Aznar, est connu, les
commanditaires, eux, n’ont pas encore tous été identifiés. « Cette affaire est extrêmement complexe, confirme l’un des avocats de l’État équatoguinéen, Me Rasseck Bourgi, du barreau de Paris. Elle a des ramifications dans au moins sept pays: l’Afrique du Sud, le Zimbabwe, l’Angleterre, l’Espagne, la Grande-Bretagne, Jersey et, surtout, le Liban. Il y a des actions judiciaires en cours dans l’ensemble de ces pays. »
Les premiers éléments de l’enquête s’arrêtent sur quelques noms, livrés aux juges par les mercenaires. À commencer par celui du courtier libano-britannique Elie Khalil, vieil habitué de certains palais présidentiels africains, proche de Severo Moto, dont Malabo
demande en vain l’extradition à l’Espagne. Au point que les deux pays sont toujours en froid, en dépit de l’accession des socialistes au pouvoir à Madrid. « Je n’ai rien à avoir avec tout cela, nous a confié, au téléphone, l’opposant équatoguinéen. Je suis un républicain et un démocrate qui cherche à mettre fin à l’arbitraire dans mon pays par des
moyens pacifiques, rien de plus. » Où était-il donc début mars 2004 ? À bord d’un navire mouillant au large des côtes de son pays ou à Las Palmas, comme l’affirment ses adversaires et certains services de renseignements ? Connaît-il Simon Mann, Nick du Toit et Elie Khalil ? Est-il prêt à comparaître devant une juridiction internationale pour s’expliquer ? « Envoyez-moi vos questions par e-mail et je vous répondrai », promet, sans tenir parole, un homme contre qui les autorités de Malabo ont lancé, le 26 juillet, un mandat d’arrêt international.
Dans cette affaire trouble à forts relents de pétrole, on a trouvé trace de plusieurs membres de l’establishment britannique, dissimulés derrière des sociétés écran enregistrées dans les BVI (British Virgin Islands) et ayant pignon sur rue dans les îles anglo-normandes. Me Rasseck Bourgi et son collègue Henry Page, du cabinet londonien Penningtons, tous deux conseils du gouvernement équatoguinéen, ont dans leur collimateur Logo Ltd et Systems Design Ltd, dont les comptes bancaires sont domiciliés à Jersey et à Guernesey. Ce sont elles qui auraient couvert l’achat par Simon Mann du Boeing 727-200 et mis à la disposition de l’opération d’importantes sommes d’argent. C’est ainsi que le 3 mars une personnalité du Parti conservateur britannique aurait versé une « contribution
symbolique » de 149000 dollars sur le compte de Systems Design Ltd, à Guernesey. Après deux mois d’attente, les avocats ont obtenu de la justice britannique, mi-novembre, le droit d’accès à la comptabilité des deux sociétés qui appartiennent à Simon Mann. Ils espèrent ainsi identifier quelques-uns des « bailleurs de fonds » de l’opération.
Dans une lettre adressée à son épouse le 21 mars 2004 et qu’il a réussi à faire sortir illégalement de sa cellule, Mann sollicite ainsi l’aide de puissants amis, parmi lesquels les mystérieux « Smelly » et « Scratcher ». Le surnom « Smelly » renvoie certainement à Elie Khalil. Et « Scratcher » le Gratteur , n’est autre, semble-t-il, que sir Mark
Thatcher, le très controversé fils de l’ancien Premier ministre britannique, Margaret Thatcher. À la tête d’une fortune colossale, acquise, notamment, grâce à un réseau d’entreprises implantées en Amérique et au Proche-Orient, ce passionné de course automobile est le voisin de Mann à Constantia, une banlieue huppée du Cap, en Afrique du Sud, où il réside une partie de l’année. Mark Thatcher, 51 ans, a été arrêté et inculpé le
25 août pour violation de la loi sudafricaine sur le mercenariat. Il est accusé d’avoir financé à hauteur de 275000 dollars l’achat d’un hélicoptère qui devait servir dans l’opération des mercenaires. Il a été libéré et assigné à résidence après paiement d’une
caution de 300000 dollars, réglée rubis sur l’ongle par sa mère. Il risque jusqu’à quinze ans de prison.
Dans la même correspondance à son épouse, Mann écrit: « Notre situation n’est pas bonne et nous sommes dans l’urgence. Les avocats n’ont obtenu aucune réponse de Smelly et Scratcher. Ce dernier leur a seulement demandé de rappeler après la fin du Grand Prix
[course automobile, NDLR]. Ce n’est pas acceptable ! [] Je le répète encore. Tout ce qui peut me sortir du pétrin, c’est un piston haut placé. Il me faut quelqu’un comme Smelly, Scratcher ou David Hart [ancien conseiller de Margaret Thatcher au 10 Downing Street, reconverti dans la vente de matériel militaire, NDLR]. Il faut s’en servir vite et de manière efficace. Une fois le procès commencé, nous sommes b » Par ailleurs, Jack Straw, le ministre britannique, a admis à la mi-novembre avoir été informé des préparatifs du coup d’État contre la Guinée équatoriale dès janvier 2004.
Le gouvernement équatoguinéen a lancé, le 26 juillet, un mandat d’arrêt international contre on l’a dit Severo Moto, mais aussi contre Elie Khalil, David Hart et un autre commanditaire présumé du coup, un certain Greg Wales. Ils sont accusés de « délits contre le chef de l’État, trahison, détention illicite d’armes et de munitions, terrorisme et détention d’explosifs ». Malabo réclame par ailleurs l’extradition du fils Thatcher, au grand dam des avocats de ce dernier qui considèrent l’émirat pétrolier d’Afrique centrale comme une « république bananière dont le système judiciaire est aux mains de voyous ».

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