Les dessous de la crise

Du conclave des chefs d’État à Abuja aux secrets des rencontres de Pretoria, des « patriotes » d’Abidjan aux rebelles de Bouaké, de Paris à Lomé, ce dossier dissèque le jeu des différents acteurs d’une partie de poker dramatique.

Publié le 22 novembre 2004 Lecture : 9 minutes.

Dans quelques jours, les 26 et 27 novembre, se tiendra à Ouagadougou un Sommet de la Francophonie au sein duquel la langue de Molière aura à coeur de rappeler qu’elle fut aussi celle de Napoléon et de Clemenceau. Sur fond de fiasco ivoirien et de naufrage de ce qui fut son plus beau showroom en Afrique subsaharienne, c’est une France traumatisée, qui se voulait médiatrice avant de se retrouver, début novembre et pour quelques jours, en état de quasi-guerre contre un régime reconnu par elle-même et toute la communauté internationale, que représentera en effet Jacques Chirac. Désormais simple protectrice de ses ressortissants en fuite, en deuil de ses neuf militaires tués, mais aussi coupable, aux yeux d’une partie de l’opinion africaine, d’une répression aux images néocoloniales dont le nombre exact de victimes demeure à établir, pourra-t-elle échapper aux questions de fond sur la politique qui est la sienne, depuis près d’un demi-siècle, sur le continent ? Sans doute. Ouagadougou ne sera pas le lieu où des chefs d’État trop polis auront l’impolitesse d’ouvrir cette boîte de Pandore, dans l’hypothèse hautement improbable où l’un d’entre eux en ressentirait le besoin. Et puis, le calme semble revenu à Abidjan. L’heure est donc, une fois de plus et pour quelques semaines encore, à la comédie des vraies-fausses promesses, aux négociations en trompe l’oeil, mais aussi aux révélations sur une semaine folle – celle qui, du 3 au 10 novembre 2004, vit la Côte d’Ivoire perdre la raison. Du huis clos d’Abuja aux secrets de Pretoria, des « patriotes » d’Abidjan aux « rebelles » de Bouaké, de Paris à Lomé, ce dossier expose le dessous des cartes d’un jeu de poker dramatique. Et répond, pour commencer, à quelques questions jusqu’ici sans réponses.

Quel rôle ont joué les Casques bleus de l’Onuci ?
Sentant monter les périls et redoutant une attaque des forces ivoiriennes contre le Nord, l’Élysée a, aux environs du 20 octobre, fait passer le message suivant à Kofi Annan, via le patron des Opérations de maintien de la paix à l’ONU, Jean-Marie Guéhenno : « Il est nécessaire de durcir d’urgence les règles d’engagement de l’Onuci et, par voie de conséquence, celles du contingent Licorne. » Réponse du secrétariat général : « Tout à fait d’accord, mais il faut d’abord en convaincre les Américains. » Une démarche qui, comme on s’en doute, sera prise de court par les événements. Lorsque les Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (Fanci) font accompagner, dès le 4 novembre, les premiers bombardements aériens par une tentative de progression au sol en direction de Bouaké, l’Onuci ne reste cependant pas inerte. Une unité de Casques bleus marocains et une autre de Bangladais ont ainsi ouvert le feu contre des colonnes ivoiriennes. Pour le reste, les événements ont fait une (potentielle) victime collatérale : le représentant spécial de Kofi Annan en Côte d’Ivoire, Albert Tévoédjrè. Ses relations avec les Français, et notamment avec l’ambassadeur Gildas Le Lidec, se sont à ce point dégradées que Paris réclame aujourd’hui, sans trop se cacher, le départ du diplomate béninois et son remplacement par « quelqu’un de meilleure envergure, type ancien Premier ministre maghrébin ou personnalité européenne ». Rien ne prouve évidemment que Tévoédjrè, qui n’a pas démérité, quittera le navire.

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Qu’a dit Chirac à Gbagbo ?
Le dimanche 31 octobre, Michel de Bonnecorse, le conseiller Afrique de Jacques Chirac, téléphone à Laurent Gbagbo. Objet : mettre en place un rendez-vous téléphonique entre les deux présidents – lequel aura lieu le mercredi 3 novembre dans l’après-midi. Bonnecorse prépare alors un argumentaire pour Chirac, lequel, très remonté par les indications de plus en plus précises sur l’imminence d’une offensive des Fanci, va le durcir considérablement. Au cours de l’entretien, qui durera vingt minutes et auquel assistent, côté français, Michel de Bonnecorse et le ministre des Affaires étrangères Michel Barnier, Chirac se veut précis et menaçant. « Si tu déclenches la guerre, ça va te retomber dessus, dit-il à Gbagbo. En outre, personne ne te défendra, tu seras complètement isolé. » La réponse du président ivoirien est alors surprenante : « Jacques, il faut que tu le saches : si je ne les lâche pas, ils vont se retourner contre moi. » Simple habileté, ou reconnaissance de l’existence d’un clan des durs prêts à renverser Gbagbo au moindre signe de faiblesse ? Les dés, en tout cas, sont jetés. Le lendemain à l’aube, les bombardements commencent.

Pourquoi, pendant quarante-huit heures, les Français n’ont-ils rien fait ?
Les raisons de cette étrange inertie demeurent aujourd’hui encore un mystère. Alors que les Sukhoï-25 frappaient les villes du Nord, Paris a mis en alerte des Mirage F1 à Libreville et demandé à New York d’accélérer les règles de durcissement de l’Onuci. Mais certains de ses représentants sur place n’ont cessé pendant deux jours de minimiser la portée et les objectifs de l’offensive des Fanci, alors qu’il apparaissait clairement qu’elle visait à « libérer » l’ensemble du Nord. « Nous n’aurions pas laissé prendre Bouaké sans réagir, et nous attendions le premier mort civil avéré pour le faire, confie une source autorisée à Paris. Notre réaction aurait alors automatiquement conduit à la neutralisation des Sukhoï. » Reconstruction a posteriori ? Peut-être. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que Laurent Gbagbo a pris cette passivité pour un « feu orange ».

Qui a donné l’ordre de bombarder le contingent Licorne ?
Selon nos informations, recoupées auprès de diverses sources, Laurent Gbagbo n’est pas coupable, même si les Français le tiennent pour responsable. Le président ivoirien a en effet appris, en plein déjeuner le samedi 6 novembre, qu’un de ses Sukhoï avait pulvérisé le lycée Descartes de Bouaké, causant la mort de dix personnes (dont neuf soldats français),… au moment même où on lui a annoncé la destruction de sa propre aviation. Totalement « sonné » par ces deux événements, il mettra de longs moments à s’en remettre, d’autant que, Abidjan s’embrasant, il se persuadera bientôt que les Français ont décidé de le renverser – ainsi que pourrait en témoigner Michel Barnier, qui le joint au téléphone le dimanche 7 vers 1 heure du matin. Qui est donc le (ou les) donneur d’ordre ? En l’absence de véritable enquête, le faisceau de présomptions français s’oriente vers le clan des « faucons » qui entoure le président ivoirien, en l’occurrence les conseillers à la Sécurité Bertin Kadet et Moïse Lida Kouassi, ainsi que la première dame, Simone Gbagbo, partisans d’une politique de rupture avec la France. Le colonel Philippe Mangou, un Ébrié ultranationaliste, patron du théâtre des opérations au moment des faits et successeur du général Mathias Doué au poste de chef d’état-major des Fanci, aurait également sa part de responsabilité. « Ce sont ces gens qui, persuadés que l’alliance entre Alassane Ouattara et Henri Konan Bédié sonnait le glas d’une victoire électorale de Gbagbo en octobre 2005, l’ont persuadé de déclencher les hostilités contre les ex-rebelles avant la fin du ramadan, espérant sans doute qu’ils seraient émoussés », assure à Paris un proche du dossier ivoirien. Reste qu’une présomption n’est pas une conviction, encore moins une preuve, et que seule une enquête indépendante – si tant est qu’elle voie le jour – pourra clarifier l’origine de ce que Laurent Gbagbo qualifie désormais de « méprise ».

Qu’ont fait les Israéliens dans cette galère ?
Discrètement exfiltrés le 12 novembre par un avion italien, la cinquantaine d’experts israéliens présents à Abidjan ont joué un rôle décisif dans les bombardements du Nord – y compris, semble-t-il, celui du lycée Descartes. Ce sont eux en effet qui pilotaient à distance les drones de reconnaissance, lesquels fournissaient aux Sukhoï les coordonnées GPS de leurs cibles. Ils écoutaient également, depuis le sommet de l’hôtel Ivoire, les communications de Licorne et de l’Onuci. Selon les Français, dont l’ambassadeur en poste en Israël a été chargé d’effectuer une démarche de protestation tant l’agacement de Jacques Chirac est vif, ces mêmes « coopérants » auraient planifié et encadré la répression sanglante de la manifestation du 25 mars 2004 à Abidjan. Facteur d’ambiguïté supplémentaire : quelques Israéliens figurent également, en toute discrétion, dans l’environnement sécuritaire de la présidence burkinabè, à Ouagadougou. Ceux-ci ne seraient-ils pas en contact avec ceux-là ? C’est la version ivoirienne de la théorie du moukhattat (« complot », en arabe).

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Comment ont réagi les chefs d’État africains ?
Pas un n’a condamné la riposte française, et beaucoup ont appelé Jacques Chirac pour le soutenir et le féliciter. Gnassingbé Eyadéma, Paul Biya (qui a décidé de se rendre au Sommet de Ouagadougou rien que pour cela), Mamadou Tandja, Mathieu Kérékou, Omar Bongo Ondimba, Abdoulaye Wade, Amadou Toumani Touré, Blaise Compaoré, Denis Sassou Nguesso, François Bozizé, Olusegun Obasanjo…, le téléphone de l’Élysée n’a cessé de sonner. Soutien sans réserves également de l’Algérien Abdelaziz Bouteflika (qui s’est entretenu à deux reprises avec Chirac), ainsi que du Libyen Mouammar Kadhafi, chez qui le président français se rend en visite officielle sur le chemin de Ouagadougou. Via son « monsieur Afrique », Ali Abdessalam Triki, le colonel a en effet fait savoir à l’Élysée que, s’il avait aidé Laurent Gbagbo à ses débuts (armes et argent), il avait cessé de le faire : « Abidjan nous a fait croire qu’il y avait urgence à rééquiper l’armée ivoirienne afin d’empêcher les chrétiens de massacrer les musulmans ; nous nous sommes fait avoir. » Au total, assure-t-on à Paris, « tous nos interlocuteurs sont unanimes à souhaiter le départ du pouvoir de Laurent Gbagbo, mais aucun ne sait comment y parvenir ». Seuls deux chefs d’État, non frontaliers de la Côte d’Ivoire, il convient de le préciser, ont suggéré à Jacques Chirac de « finir le travail », c’est-à-dire de renverser Gbagbo. De qui s’agit-il ? Secret d’État. « Il n’y aura ni coup d’État ni assassinat, cette époque est révolue », poursuit notre interlocuteur, avant de préciser : « du moins, pas de notre fait ».

Quelle solution pour la Côte d’Ivoire, vu de Paris ?
Rarement le décalage aura été aussi grand entre les déclarations officielles et les arrière-pensées, entre la Realpolitik et les sentiments. Certes, la France continue de croire à une sortie de crise négociée dans le cadre des accords de Marcoussis et d’Accra III, d’autant que le Conseil de sécurité de l’ONU suit jusqu’ici sans trop renâcler. Certes, elle fait savoir que, communauté française ou non, ses troupes resteront en Côte d’Ivoire, même si Laurent Gbagbo en exigeait le retrait : « Nous sommes sous mandat onusien, l’abrogation des accords de défense n’aurait donc aucun effet sur notre présence », assure-t-on au Quai d’Orsay – sauf si, comme il en est désormais question du côté de Pretoria, une force de l’Union africaine venait à remplacer le contingent Licorne. Mais, dans le fond, c’est-à-dire du côté de Jacques Chirac lui-même, le malaise est réel. Le président français n’a plus aucune confiance en son homologue ivoirien : « Même s’il ne l’exècre pas comme il exécrait, par exemple, l’Espagnol José María Aznar, Chirac ne le supporte plus guère. Il est un peu dans le même état d’esprit qu’un Obasanjo qui, lorsqu’il nous a annoncé qu’il passait le témoin à Thabo Mbeki, nous a expliqué qu’il ne pouvait plus voir Gbagbo en peinture », confie un proche du chef de l’État. Laurent Gbagbo, il l’a dit, pense de son côté que Chirac le « déteste ». Mais cette déchirure ne signifie pas pour autant que la France a « son » homme et « sa » solution pour la Côte d’Ivoire. En réalité, ni Alassane Ouattara, dont Jacques Chirac se méfie d’autant plus qu’il est proche de Nicolas Sarkozy, ni Henri Konan Bédié, jugé aboulique et inerte, ne trouvent grâce aux yeux de Paris en ces heures de fièvre. Le premier, surtout, agace et intrigue. Les Français, qui considèrent qu’il a barre sur Guillaume Soro, et sur le Nord en général, font par son entremise passer leurs messages en direction des Forces nouvelles – en l’occurrence : ne profitez pas de la situation pour bouger le petit doigt, sinon nous frapperons. « Mais le problème avec Ouattara, c’est qu’il ne nous dit pas la moitié de ce qu’il pense, ni la moitié de ce qu’il veut », s’exaspère un proche du dossier. Incontrôlable, donc. Alors, que faire ? Revenir à Gbagbo, clé de la crise et donc de la sortie de crise ? « Vous n’y pensez pas ! » s’exclame notre interlocuteur. Si, pourtant. À défaut de politique ivoirienne de la France, rien n’est exclu.

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