L’amnistie générale en question
La volonté affichée par Abdelaziz Bouteflika d’absoudre les crimes commis pendant la « décennie noire » déchaîne une âpre polémique.
Alger, Palais des nations, 31 octobre. En cette veille de célébration du cinquantième anniversaire du déclenchement de la guerre de libération, le président Abdelaziz Bouteflika prend la parole devant un parterre de personnalités civiles et militaires. « Si vous souhaitez une amnistie générale, indique-t-il, sachez que j’en suis moi aussi un fervent partisan. Mais je ne m’engagerai dans cette voie que lorsque le peuple aura été consulté. » L’amnistie pour les actes terroristes commis depuis plus de dix ans, c’est le tabou des tabous en Algérie. Comme on pouvait s’y attendre, la déclaration présidentielle a donc provoqué, avant même la publication d’un quelconque texte qui pourrait être soumis à référendum, la réaction indignée des familles des victimes et de celles des « disparus ». Au-delà de toute polémique, force est de reconnaître que l’initiative du chef de l’État suscite un certain nombre d’interrogations.
Pourquoi maintenant ? Réélu à une écrasante majorité au mois d’avril, Bouteflika a désormais les coudées franches pour engager une série de réformes politiques d’envergure. L’axe central de son programme : la réconciliation nationale. « Il s’agit, a-t-il précisé dans son discours du 31 octobre, de permettre aux Algériens de surmonter leurs frustrations et leur désespoir, de dépasser la confrontation meurtrière et la division pour vivre au sein d’une société où règnent l’entraide, la paix civile, la sécurité et la liberté politique et intellectuelle. » En somme, il propose à ses compatriotes de tourner définitivement la page du passé. Pour les convaincre, il dispose d’un certain nombre d’atouts. Le plus important est évidemment qu’en dépit de la persistance d’opérations terroristes isolées l’Algérie a renoué avec la paix civile. En outre, les caisses de l’État sont pleines (grâce à la manne pétrolière) et le pays est redevenu fréquentable sur le plan international. Face à ses détracteurs, il peut donc se targuer d’un bilan positif, mais est-ce suffisant ? Non, suggère-t-il. Pour parvenir à une réconciliation générale, il est indispensable de décréter une amnistie qui le soit aussi. Et la faire approuver par le peuple.
Qu’est-ce qu’une amnistie générale ? Selon le juriste Mohand Issad, auteur du rapport sur les événements de Kabylie, au printemps 2001, l’amnistie est « un instrument juridique au service de l’opportunité politique ». Son collègue Miloud Brahimi, avocat au barreau d’Alger, précise que cette disposition n’efface ni la condamnation ni l’infraction, mais « dispense le condamné de l’exécution totale ou partielle de la peine prononcée ». Ce qui diffère quelque peu de la définition du Petit Larousse, selon laquelle l’amnistie est « une loi qui fait disparaître le caractère d’infraction d’un fait punissable en effaçant la condamnation ou en empêchant (ou en arrêtant) les poursuites ». Le 31 juillet 1968, le Parlement français a par exemple adopté une loi d’amnistie concernant l’ensemble des crimes commis pendant la guerre d’Algérie. Bouteflika fera-t-il de même ? À l’évidence, il en a l’ambition.
Les auteurs de crimes de sang bénéficieront-ils de l’amnistie ? Le chef de l’État l’a affirmé à de nombreuses reprises : ceux qui ont les mains tachées de sang ne sauraient bénéficier de la clémence de l’État. « Nous serons sans pitié avec les assassins et les auteurs de violences », a-t-il répété, le 27 octobre, devant les députés. Si l’on comprend bien, les auteurs de crimes de sang, de viols ou d’attentats contre des édifices publics devraient être exclus du bénéfice de l’amnistie. Mais est-ce si sûr ?
Au cours du premier mandat de Bouteflika, une loi dite de Concorde civile a été votée par le Parlement, puis adoptée par référendum, en septembre 1999. Il s’agissait de la ratification politique de la trêve conclue, deux ans auparavant, entre les dirigeants de l’AIS, la branche armée du FIS, et les militaires. De même, la « grâce amnistiante » entrée en vigueur en janvier 2000 a permis à de très nombreux terroristes – une dizaine de milliers, selon Bouteflika – de déposer les armes et de descendre des maquis. Indiscutablement, ces mesures ont contribué au retour de la paix et à la sécurité, mais les familles des victimes ont fort peu apprécié la mansuétude de la République à l’égard de tueurs avérés. D’anciens chefs de groupes armés tels Madani Mezrag, Ali Benhadjar ou Ahmed Benaïcha jouissent aujourd’hui de l’intégralité de leurs droits. Ils n’ont eu aucun compte à rendre pour les nombreux crimes dont ils se sont rendus coupables dans les années 1990.
Les membres des services de sécurité impliqués dans des « disparitions » seront-ils exemptés de poursuites judiciaires ? La question des disparus est un vrai casse-tête. Au plus fort de la lutte contre le terrorisme islamiste, des milliers de personnes ont été arrêtées et séquestrées par les services de sécurité. Beaucoup n’ont jamais réapparu. Combien sont-elles ? Cinq mille deux cents, selon les autorités ; entre quinze mille et vingt mille selon des ONG telles qu’Amnesty International et la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH). Pour les familles des disparus, la cause est entendue : les services de sécurité portent l’entière responsabilité de ces disparitions. Elles exigent non seulement la vérité sur leurs proches, mais aussi la traduction des responsables de la lutte antiterroriste devant les tribunaux, nationaux et internationaux. Bref, pour elles, les généraux doivent payer.
Bouteflika y est, bien sûr, formellement opposé. « Si Tribunal pénal international il doit y avoir, je serai le premier à comparaître devant lui », a-t-il affirmé. Soit, mais qui, dans ces conditions, doit être tenu pour responsable de ces disparitions ? Farouk Ksentini, président de la Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l’homme et principal responsable de la Commission nationale ad hoc chargée de la question des disparus, ouvre une piste : « L’État n’est pas coupable, mais responsable, dit-il. Les disparitions sont le fait d’agents de l’État, qui seraient nécessairement concernés par une éventuelle amnistie. » Ce qui, bien sûr, aurait pour effet de mettre un terme aux recherches et d’absoudre les services de sécurité. Mais n’est-ce pas le principe même d’une amnistie générale ?
Lors d’un rassemblement à Alger, le 1er novembre, les familles de disparus ont, quant à elles, clairement affiché leurs positions : « Pas d’amnistie ni de réconciliation sans nos enfants. » Voilà donc Bouteflika prévenu.
Comment réagissent les familles des victimes ? Elles crient déjà au scandale. Sénatrice et veuve d’un médecin assassiné en 1993, Zohra Flici est catégorique : « Nous sommes contre l’amnistie, les terroristes doivent être jugés », tranche-t-elle. Le cas de Cherifa Khedar, qui préside aujourd’hui Djazairouna, une association de victimes du terrorisme, est symptomatique. La vie de cette femme a basculé le 24 juin 1996, quand son frère et sa soeur ont été égorgés sous ses yeux par un groupe armé commandé par un brigadier de police à la retraite, ami de sa famille de surcroît. Certains membres du groupe ont alors pris le maquis et ont fini par être arrêtés. Bouteflika ayant décrété, en 2000, une « grâce amnistiante », les rescapés sont désormais libres. Il arrive que Cherifa croise les assassins de son frère et de sa soeur dans les rues de Blida. Difficile de lui demander de tourner la page.
Et la classe politique ? Tant que le texte du projet n’a pas été rendu public, la plupart des partis se montrent circonspects. Membres de la coalition présidentielle, les islamistes du Mouvement de la société pour la paix (MSP) sont favorables à l’amnistie, du moins si celle-ci doit « aboutir au règlement de la crise multidimensionnelle que connaît l’Algérie ». Une position partagée par le Parti des travailleurs, de Louisa Hanoune : « Cette orientation est intéressante, indique sa direction, dès lors qu’elle va dans le sens du règlement des problèmes des Algériens. » « On ne peut parler d’amnistie générale alors que les plaies sont encore profondes », tempère le porte-parole du Rassemblement pour la culture et la démocratie [RCD]. En fait, seul le Front des forces socialistes (FFS), que dirige Hocine Aït Ahmed, se montre farouchement hostile au projet, qualifié de « monstruosité politique destinée à organiser le silence et l’impunité sur les souffrances du peuple algérien ». Quant au Rassemblement national pour la démocratie (RND), le parti du Premier ministre Ahmed Ouyahia, et au FLN, ils s’abstiennent pour l’instant de toute déclaration publique.
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