Huis clos sous haute tension

La brusque flambée de la crise a amené les chefs d’État africains, à Abuja, et le Conseil de sécurité de l’ONU, à New York, à imposer l’embargo sur les armes assorti de menaces de sanctions individuelles. Autopsie d’une décision.

Publié le 22 novembre 2004 Lecture : 8 minutes.

Il est 14 heures, ce dimanche 14 novembre, lorsque les présidents Olusegun Obasanjo (Nigeria), Blaise Compaoré (Burkina), Omar Bongo Ondimba (Gabon), John Agyekum Kufuor (Ghana), Abdoulaye Wade (Sénégal) et Gnassingbé Eyadéma (Togo) pénètrent dans la salle de conférences de l’aéroport international Nnamdi-Azikiwe à Abuja, la capitale fédérale nigériane. Ils sont suivis du président de l’Assemblée nationale de Côte d’Ivoire, Mamadou Koulibaly, représentant Laurent Gbagbo, absent, d’Ali Triki, l’envoyé spécial du « Guide » libyen Mouammar Kadhafi, du président de la Commission de l’Union africaine, Alpha Oumar Konaré, et du secrétaire exécutif de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), Mohamed Ibn Chambas. Objet de ce « Sommet d’une journée de quelques chefs d’État et de gouvernement africains » – c’est la dénomination officielle – le regain de violence en Côte d’Ivoire.
L’atmosphère est crispée, les mines tendues, l’ordre du jour suffisamment préoccupant et urgent pour que l’hôte nigérian décide de la tenue de la réunion dans un auditorium de l’aéroport, loin du centre-ville. Drapé dans un splendide agbada (boubou), Obasanjo (qui préside, pour un an, l’Union africaine) donne d’emblée le ton. « La situation de crise permanente qui prévaut en Côte d’Ivoire depuis deux ans ne peut plus durer. Elle risque de mettre en péril la stabilité et l’économie de notre région. Il faut donc, avant de sortir de cette salle, que nous décidions ensemble de mesures fermes pour ramener les uns et les autres à la raison. Il y va de notre survie à tous. » Puis, il égrène les « six objectifs » de la rencontre : appeler à l’arrêt des hostilités ; amener les protagonistes à reprendre le dialogue et à réintégrer le processus de paix ; élaborer, au besoin, un nouvel agenda en vue d’accélérer l’application des accords de Marcoussis (janvier 2003) et d’Accra III (juillet 2004) ; demander à l’ONU de prendre des sanctions immédiates contre ceux qui entravent le processus de paix ; exiger du Comité de suivi mis en place en juillet 2004 à Accra qu’il examine de plus près l’évolution de la situation et qu’il élabore au plus vite un nouvel agenda ; demander aux Nations unies de faire siennes les décisions qui seront prises à l’issue du sommet.
Obasanjo donne ensuite lecture d’un « rapport de mission » en Côte d’Ivoire que lui a adressé, quatre jours plus tôt, son homologue sud-africain Thabo Mbeki. Daté du 10 novembre, le document de six pages en anglais, dont Jeune Afrique/l’intelligent a obtenu copie, revient dans le détail sur l’entretien du 9 novembre, à Abidjan, entre les présidents Gbagbo et Mbeki. On y lit, entre autres, que le chef de l’État ivoirien « continue de croire » que la loi portant réforme de l’article 35 relatif aux conditions d’éligibilité à la présidence de la République doit être soumise à référendum. « Cela soulève de facto le problème du calendrier de mise en oeuvre du processus de désarmement, de démobilisation et de réinsertion afin de donner à tous les citoyens, sur toute l’étendue du pays, la possibilité de participer à la consultation référendaire », écrit Mbeki. « Aux yeux de Gbagbo, il est important que les avancées du processus dans le domaine législatif soient accompagnées par un début de mise en oeuvre du désarmement. Or, a-t-il souligné, rien n’a été fait à cet égard. Il m’a expliqué, par ailleurs, que les Forces armées nationales avaient attaqué les positions des Forces nouvelles [rébellion] pour créer les conditions du démarrage du processus de désarmement, de démobilisation et de réinsertion des combattants rebelles. »
« Au cours de mon séjour à Abidjan, j’ai brièvement pris part aux efforts en vue de réduire la tension qui prévalait, poursuit le président sud-africain. Je crois fermement qu’il nous faut poursuivre nos efforts pour rétablir le calme. […] Peu avant mon arrivée sur place, le président Gbagbo et moi avions convenu que le gouvernement de Côte d’Ivoire devrait prendre les dispositions nécessaires pour s’assurer qu’aucun mal ne sera fait aux Français et autres ressortissants étrangers à Abidjan et partout ailleurs dans le pays. Mon interlocuteur a lancé un appel public en ce sens. »
Dans l’auditorium de l’aéroport d’Abuja, l’assistance écoute religieusement. « Thabo Mbeki est tombé sous le charme de Gbagbo », souffle un président ouest-africain en direction de son vis-à-vis. Obasanjo donne alors la parole à l’envoyé spécial du président ivoirien. Mamadou Koulibaly sort d’un dossier une note écrite qu’il remettra après son exposé à chacun des chefs d’État présents. Le président du Parlement ivoirien explique, en substance, qu’il y a eu violation de la souveraineté de son pays, des droits de l’homme et du patrimoine national par le gouvernement français. « Dans ces conditions, votre frère, le président Gbagbo, vous demande de condamner ces agressions ordonnées, à en croire le général Poncet [patron de l’opération Licorne], par le président français Jacques Chirac lui-même, et non pas par les Nations unies. Imagine-t-on le président Eyadéma demander aux soldats togolais de l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire [Onuci] d’agir à leur guise ou de démolir tel ou tel édifice à Abidjan ? » Au nom du président Gbagbo, Koulibaly réclame la constitution d’une commission d’enquête internationale sur « les événements de Bouaké, Yamoussoukro et autres », car, affirme-t-il, « la force française Licorne, qui dit agir sous mandat onusien, a outrepassé ses droits ».
Réaction immédiate du président sénégalais Abdoulaye Wade : « Vous vous trompez de cadre juridique ! L’opération Licorne, qui a été mise sur pied à la demande du président Gbagbo, est en Côte d’Ivoire en vertu d’un mandat de l’ONU. Il ne faut pas confondre avec le 43e Bima, la base française, dont la présence relève d’un accord de défense signé, au moment de l’indépendance, entre la Côte d’Ivoire et la France. » « Nous ne sommes pas là pour condamner la France, mais pour écouter, échanger et prendre des décisions », ajoute un autre leader africain. « Pendant que nous sommes là à discuter, certaines informations qui viennent de me parvenir font état de préparatifs pour de nouvelles attaques contre Bouaké, renchérit, la mine grave, un troisième. On parle même de bombardiers prépositionnés au Ghana et au Togo. » Obasanjo ramène le calme, avant de prier Mamadou Koulibaly de se retirer pour laisser les chefs d’État discuter entre eux : « Nous vous rappellerons si cela s’avère nécessaire. » Puis, se tournant vers l’un de ses collaborateurs assis derrière lui : « Please, call the UN Special Representative. »
Le représentant spécial de Kofi Annan en Côte d’Ivoire, Albert Tévoédjrè, qui attendait à l’extérieur, entre dans le saint des saints. Pour faire un bref exposé de la situation sur le terrain, répondre aux questions des chefs d’État, avant de s’éclipser. En l’absence de Mamadou Koulibaly, qui s’est retiré dans sa suite avec les membres de sa délégation, les chefs d’État se lâchent, rapporte un témoin privilégié. « Dans cette affaire, il faut savoir taire nos dissensions et parler d’une seule voix », explique un premier. « On nous a assez fait tourner en bourrique, il faut demander au Conseil de sécurité des Nations unies de prendre des sanctions immédiates contre les fauteurs de troubles », tonne un second. « Gbagbo a commandé des armes en Libye et en Chine, je tiens l’information des Français », révèle, sûr de son effet, un troisième. Assis en bout de table, face à Konaré, Ali Treiki, l’envoyé spécial de Kadhafi, reste de marbre.
Le président ghanéen, John Kufuor, qui passait, jusque-là, pour être proche de Gbagbo milite pour un embargo sur les armes et des sanctions individuelles avec « effet immédiat ». Son voisin togolais, Gnassingbé Eyadéma, également proche de Gbagbo, ne cache pas sa déception vis-à-vis de ce dernier : « Vous vous rendez compte ! Il m’a demandé d’inviter Guillaume Soro [le chef de la rébellion] à Lomé pour le raisonner, ce que j’ai fait. Dès le lendemain, il a ordonné les bombardements sur Bouaké. On pourrait croire que j’étais de mèche avec lui… » « Je viens d’apprendre que l’électricité et l’eau viennent à nouveau d’être coupées à Bouaké », lâche un de ses homologues, en partageant avec l’assistance un mot que vient de lui glisser son aide de camp. « En pleine fête du ramadan, c’est inacceptable. On a connu le même scénario à la veille des bombardements de Bouaké… »
Seul contre tous, Laurent Gbagbo a perdu la partie. Après quatre heures de conclave, ses pairs décident d’aller se restaurer. Sans en informer Koulibaly, qui attend toujours dans sa suite. Le communiqué final du sommet condamne « tout recours aux opérations militaires », réaffirme la prééminence des accords de Marcoussis et d’Accra III. Et, surtout, exprime son « soutien à la résolution du Conseil de sécurité qui vise à imposer un embargo sur les armes à toutes les parties ivoiriennes, embargo qui doit entrer en vigueur immédiatement ». Il ouvre « un boulevard » pour le Conseil de sécurité des Nations unies dont la résolution sur la Côte d’Ivoire est attendue pour le lendemain, lundi 15 novembre.
Les Africains étant « soudés » pour condamner le regain de violence en Côte d’Ivoire, la France n’en sera que plus à l’aise pour lever les dernières réticences de l’Angola, de la Chine et de la Russie, membres comme elle du Conseil de sécurité. Les quinze membres de l’organe voteront à l’unanimité, le 15 novembre à New York, la résolution 1572 par laquelle le Conseil impose un embargo sur les armes à destination de la Côte d’Ivoire et envisage le gel des avoirs financiers et une restriction des déplacements à l’étranger de toute personne « menaçant le processus de paix et de réconciliation nationale » dans ce pays. Au titre de l’embargo sur les armes, les États devront prendre, pour une période de treize mois, les mesures nécessaires « pour empêcher la fourniture, la vente ou le transfert directs ou indirects à destination de la Côte d’Ivoire, d’armes et de tout matériel connexe, ainsi que la fourniture de toute assistance, conseil ou formation se rapportant à des activités militaires ».
Par ailleurs, en cas de non respect des accords de Marcoussis et d’Accra III, les deux dernières mesures (gel des fonds et restriction des déplacements à l’étranger) entreront automatiquement en vigueur le 15 décembre 2004, pour une période de douze mois. Un Comité, composé de tous les membres du Conseil, est chargé d’établir la liste des personnes touchées par ces sanctions.
Après le vote, l’ambassadeur de Chine, Wang Guangya, jusque-là réservé sur le texte, justifiera son revirement par « les recommandations de l’Union africaine ». Son collègue angolais, Ismael Abraao Gaspar Martins, déplorera « les pertes de vie ». Avant d’indiquer que, « dans un environnement aussi fragile, la priorité du Conseil devrait être de favoriser le retour du dialogue et d’éviter toute mesure qui pourrait radicaliser l’une ou l’autre partie. » Comprenne qui pourra.

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