[Tribune] DJ Arafat, les Asia et les « lêkê »

Le 31 août, la Côte d’Ivoire a enterré sa première icône des années 2000 et l’Afrique noire l’une de ses plus grandes stars. Qu’est-ce qui fait qu’un simple mortel devient un objet de culte populaire ?

Un fan de DJ Arafat au stade Félix Houphouët-Boigny, le 30 août 2019. © OLIVIER pour JA.

Un fan de DJ Arafat au stade Félix Houphouët-Boigny, le 30 août 2019. © OLIVIER pour JA.

gauz
  • Gauz

    Écrivain ivoirien, auteur de « Debout payé » (2014), « Camarade papa » (2018), et « Black Manoo » (2020).

Publié le 10 septembre 2019 Lecture : 3 minutes.

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Les Asia (analystes spécialistes intellectuels de l’Afrique) pondront sûrement de belles thèses sur la capacité à cristalliser autour de sa personne et de son œuvre les aspirations d’un peuple. Mais l’objet d’adulation n’est pas une surface réfléchissante inerte dans laquelle se mire une doxa béate.

Il influence aussi ses adulateurs et les transforme à son tour. Dialectique de la poule et de l’œuf. Et puis, à talent égal, pourquoi la passion collective se porte-t‑elle sur un tel plutôt que sur un autre ? Bien malin qui peut se prononcer sur cette alchimie, qui a transformé le plomb Houon Ange Didier en or DJ Arafat, désormais trésor national de Côte d’Ivoire.

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Des critiques sur son apport à la musique

Je vois s’agiter les Asia dans leurs fauteuils capitonnés. L’un d’eux, directeur de la Pravda tropicale locale, s’indigne que l’on porte au pinacle un individu qui n’a pas un discours intelligible et n’a en rien fait évoluer la musique. Je suppose qu’il connaît les extraordinaires avancées apportées par Ob-La-Di, Ob-La-Da (The Beatles) ou Wannabe (The Spice Girls) par rapport à L’Ange de feu (Prokofiev) ou Kind of Blue (Miles Davis).

Il y a eu aussi les allusions aux parents, surtout à la mère, à la vie d’excès et à la mort stupide. Il est vrai que Dean sous la voiture, Hendrix dans sa vomissure ou Winehouse et l’éthanol, toutes ces vraies icônes des vraies civilisations, celles qui n’ont pas transpiré dans les maquis de Yop, ont su vivre et surtout mourir. « En Afrique, chacun meurt comme il peut », surligne un Asia postcolonial.

Une démarche politique

J’en ai entendu un autre s’étouffer du vide d’un style musical voué à abrutir les masses qui, comme on le sait, ont toujours vécu dans le silence feutré des forêts et le calme serein des savanes. Mais si le coupé-décalé est inintelligible et bruyant, c’est qu’il est la musique la plus politique de notre temps, à la parfaite image du personnel dirigeant qui égare les gens depuis des décennies, de Dakar à Lubumbashi.

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Un artiste qui prend le surnom d’Arafat et inscrit ses fans en Chine populaire est déjà dans une démarche politique. Alain Serge Agnessan, poète d’Abobo décalé en Ontario, va plus loin : « Arafat est le seul homme politique ivoirien qui n’a changé ni de camp ni de programme depuis la mort d’Houphouët. »

Les Asia ont leur Afrique, celle des mocassins Weston. Arafat est le Zeus de l’Afrique qui porte des lêkê

Crête de squale sur la tête, lunettes rouges de bouffon, veste de groom à boutons dorés sur torse nu, pantacourt ras les fesses, lêkê (1) aux pieds, ce gamin déscolarisé, Banyamulenge du son, enfant-soldat du beat, a pris le pouvoir au palais de la culture Bernard-Dadié un vendredi 13 en 2010.

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L’année même où ses collègues du troisième âge, qui ont fait leurs études dans les meilleures universités d’Occident, ont jeté le pays dans la guerre. Et quand lui faisait crier de bonheur les Ivoiriens à coups de roukasskass (2), les autres les faisaient hurler à coups de canon. Enchanter ou ensanglanter ? Les peuples ne sont pas ingrats. Arafat est un produit de guerre. Quand un ministre, d’une émotion sincère, clame : « Je suis le papa d’Arafat », on croirait entendre Dark Vador, maître de la force obscure : « Luke, I am your father ! »

Aux obsèques d’Arafat, vendredi serein, samedi chaotique. Entre les deux, le travail des semeurs de rumeurs et des pythies de l’absurde. Un remake symbolique de la joute politique de 2010 (premier tour calme, deuxième tour d’enfer), avec le même final d’exhibition de corps. Ces images ne s’effaceront jamais. Le monde a vu la tête des profanateurs, personne n’a regardé leurs pieds. Les Asia ont leur Afrique, celle des mocassins Weston. Arafat est le Zeus de l’Afrique qui porte des lêkê ! L’histoire dira laquelle compte. Manciii (3) !

1. Lêkê : chaussures de plastique à moins de 1 000 F CFA portées par les jeunes.

2. Roukasskass : les nombreuses syncopes dans les rythmiques coupé-décalé.

3. Manciii : « merci », marque déposée en nouchinois, le nouchi d’Arafat (si tu connais pas le nouchi, il faut cliquer sur « quitter »).

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