[Tribune] Présidentielle en Tunisie : quand la com tue le débat

Jamais la politique n’a occupé un tel espace médiatique et jamais la communication n’a occupé un tel espace politique. Dans les médias de masse ou à travers le web, les politiques s’expriment partout, tout le temps, alors même que la défiance à leur égard a atteint des sommets.

Une affiche électorale du candidat Nabil Karoui, à Tunis (image d’illustration). © Hassene Dridi/AP/SIPA

Une affiche électorale du candidat Nabil Karoui, à Tunis (image d’illustration). © Hassene Dridi/AP/SIPA

Karim Bouzouita

Publié le 11 septembre 2019 Lecture : 3 minutes.

Huit ans après la révolution, l’espoir contestataire a laissé place au désenchantement réformateur. La magie des promesses n’opère plus : le terrorisme, la crise économique, l’investissement en berne et une poignée de gouvernements ont suffi à faire d’un État de droit naissant une démocratie grabataire, comparable aux vieilles démocraties tentées par le populisme.

Dans ce tourbillon de libération des médias et de la parole, la communication politique s’est invitée à la table du pouvoir. Accessoire dans l’Ancien Monde, la voilà devenue l’arme indispensable pour qui brigue le pouvoir. La secousse électorale de 2011 et la guerre des communicants de 2014 sont passées par là. Fini les grands questionnements sur l’éducation, la santé, l’agriculture, l’écologie, la transition énergétique, l’avenir de l’Union africaine… Le débat d’idées ? Première victime de la communication politique.

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Néo-populisme

L’image étant « une affaire de pros », rien d’étonnant à ce que Nabil Karoui, un magnat des médias et de la communication, se soit installé au sommet des sondages d’intentions de vote pour les prochaines élections. Sans idéologie ni programme, il est plébiscité par les strates sociales les plus pauvres, femmes rurales et populations analphabètes, cibles de choix d’une chaîne qui leur sert du charity business entre deux épisodes d’un feuilleton turc. Sur son plateau, Karoui joue les Robin des Bois : celui qui prend aux villes pour distribuer aux campagnes. L’homme d’affaires a transformé son média en tribune politique. Sur Nessma TV, les réputations des rivaux ou des alliés de Karoui se font et se défont.

Aïch Tounsi s’impose dans le quotidien des citoyens à coups de millions de dinars dépensés dans l’achat d’espaces publicitaires

Un autre ovni néo-populiste aux promesses de changement radical s’est installé dans le paysage. Avançant derrière un masque associatif, Aïch Tounsi s’impose dans le quotidien des citoyens à coups de millions de dinars dépensés dans l’achat d’espaces publicitaires. Publications suggérées sur Facebook, émissions d’infotainement scénarisées et transformées en publi-reportage : nul n’a pu échapper au matraquage. Les sondages prévoient que « l’association » fera main basse sur des dizaines de sièges lors des législatives du 6 octobre.

Vieilles ficelles

Mais les candidats plus classiques savent toujours user des vieilles ficelles du métier : le conflit. Abir Moussi y excelle. Vestige de l’ancien régime, elle a arraché sa place sous les projecteurs avec un discours radical et clivant. À la manière de Trump, de Salvini ou de Le Pen, elle a le verbe incisif, la formule cinglante. Et fait mouche à chaque apparition médiatique.

Dans ce carnaval politique, se faire entendre des électeurs est devenu une tâche ardue. L’outrance et le bashing font alors figure d’uniques planches de salut. Aucun candidat n’a été épargné par les anathèmes. Tous « agents dormants des islamistes » ou « suppôts d’Israël ». À chaque jour son lot d’intox. Sur Facebook, les montages Photoshop polluent le débat public. Sous ces feux croisés, la fragile confiance entre politique et citoyens menace de rompre. « Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose », écrivait Francis Bacon au XVIIe siècle. Nous y sommes toujours.

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À l’opposé de ces pratiques, deux hommes d’une discrétion que l’on peut qualifier d’ostentatoire peuvent créer la surprise. Et prendre à contre-pied le « tout-communication». D’un côté Kaïs Saïed, modeste juriste à la retraite. De l’autre, Abdelkrim Zbidi, ancien ministre de la Défense et ancien patron du premier à l’université de Sousse. Avec leur style professoral, ils séduisent les auditoires les plus instruits. Saïed plaît aux jeunes diplômés chômeurs et aux conservateurs exigeants. Quant à Zbidi, il rassure les cadres et les seniors. Leur « anti-com » vaut présomption de sincérité auprès des électeurs.

Les résultats des échéances électorales à venir ne trancheront pas seulement la question du leadership politique en Tunisie. Ils auront aussi valeur de leçon pour les communicants de tous bords. L’hystérisation aura-t-elle raison de la sobriété ? C’est aussi à cette question que les Tunisiens sont invités à répondre.

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