Regards croisés

Le reporter de guerre iranien Reza expose vingt-cinq ans d’histoire à Paris. Une oeuvre humaniste dédiée aux gens ordinaires.

Publié le 22 septembre 2003 Lecture : 6 minutes.

Depuis juin et jusqu’au 30 septembre, le photographe iranien Reza expose sur les grilles du jardin du Luxembourg vingt-cinq ans de l’histoire du monde. Les guerres suivent les révolutions, son carnet de route raconte les Destins croisés de gens ordinaires, emportés ou broyés par l’Histoire. Photographe engagé, Reza soutient que ces images, parfois volées au péril de sa vie, doivent être montrées. Elles crient : « J’ai traversé l’enfer pour en témoigner. Mon appareil est une arme. »
À 22 ans, étudiant en architecture et militant, Reza est arrêté par la Savak, la police politique du shah. La raison ? Des photos affichées sur les grilles de l’Université de Téhéran, qui lui valent cinq mois de torture et trois ans de prison. La torture, il n’a pas oublié : « J’y résistais en me récitant des poèmes. C’est très étonnant, il y a des gens que ça détruit. Moi, ça m’a construit… J’avais taillé un jeu d’échecs dans de la mie de pain et je jouais des parties à deux, en me dédoublant au point que je ne savais pas ce que l’autre allait jouer. »
C’est dans les geôles du shah, melting-pot où se croisent Kurdes, Azéris et Arméniens, ayatollahs, communistes et intellectuels, qu’il fait ses humanités et découvre sa vocation de journaliste. Libéré en 1978, il est repéré par Göksin Sipahoglu, directeur de Sipa Press. Sa carrière de photographe démarre en 1979 : il couvre la prise d’otages de l’ambassade américaine. En 1980, envoyé spécial au Kurdistan révolté contre les mollahs, les gardiens de la Révolution brûlent des dizaines de villages : « Photographiez, montrez au monde cette injustice », lui crie un père qui porte son enfant blessé par un éclat d’obus. La publication de son reportage le rend de nouveau suspect. Recherché par la police, il est contraint à l’exil et quitte définitivement l’Iran le 25 mars 1981.
Commence dès lors une vie de nomade qui fera de lui le compagnon et le frère de tous les émigrés. Sa passion pour le photojournalisme l’entraîne là où l’Histoire s’enflamme, bascule et effraie. À Beyrouth en 1982, à Tunis avec les émeutiers du pain en 1983, à Soweto en plein apartheid, sur le bateau de la diaspora palestinienne en 1983, en Guinée lors de la chute de Sékou Touré, en Afghanistan avec le commandant Massoud en mai 1985… Massoud, avec qui il rentrera victorieux dans Kaboul le 29 avril 1992. C’est le début d’une grande amitié : « On a connu Massoud chef de guerre, moi j’ai connu le philosophe, le poète… »
Blessé plusieurs fois, notamment à Beyrouth par une bombe au phosphore israélienne, Reza connaît les dangers du métier : « On ne fait pas ce type de photos sans prendre des risques. Des centaines de fois, prenant mon dernier souffle, fermant les yeux, je me suis dit : adieu Reza, c’est la fin ! »
Envoyé spécial de Newsweek, Time, Life, Paris-Match, Sipa Press, National Geographic, ses photos ont fait le tour du monde. Mais le photographe reste discret et aime se faire oublier. La signature qu’il a choisie en est la preuve : Reza. Mais Reza comment ? C’est un prénom commun en Iran. Reza ? C’est un regard anonyme, ou presque… Sa vie tout entière est dédiée à la cause des autres. Dans la tourmente du conflit rwandais, alors que 27 000 enfants perdus errent dans les camps de réfugiés du Zaïre, Reza parvient à convaincre l’Unicef de lancer un programme de recherche par l’image. Il met à contribution Fuji et Canon qui envoient films et appareils, et forme un réfugié à l’art du portrait. Sur 12 000 enfants photographiés, 3 500 retrouveront leur famille grâce à ces photos.
Reza s’éclipse. Il n’y a pas de voyeurisme dans ses images, mais une grande pudeur et une interrogation éthique. Ai-je le droit ? se demande-t-il. Il n’y a aucune innocence dans la photo : tout est maîtrise de soi, contrôle, lucidité, cadrage, mise en scène, artifice. Alors, cet enfant qui va mourir bercé dans les bras de sa mère, réfugiée à Moghol Gechlagh, en Afghanistan, ai-je le droit de le sublimer en une image de miniature persane ?
Cette fantasia d’images qui nous promène de l’enfer de la pollution des puits de pétrole de Bakou jusqu’aux danses des derviches tourneurs de Turquie, en passant par les chemins de la mort et de l’exil, a un but : choquer, toucher, émouvoir le promeneur. Si on interroge le livre d’or, le message a été entendu : « Merci pour la sensibilité et la pudeur de votre regard, merci d’avoir fait entrer le destin de ces enfants du monde dans mon quotidien. » « Merci d’avoir mis votre vie en péril pour nous faire découvrir une réalité autre que celle des médias. »
Les tirages exposés sont une invitation à poursuivre la visite sous le chapiteau où est projeté Vivre sa vie, un portrait de Reza réalisé par la National Geographic Channel qui dévoile le visage du photographe. « Je n’aime pas me mettre en scène, mais je l’ai fait parce que c’était pour moi le seul moyen de parler du combat que je mène en Afghanistan et qui me tient à coeur. En vérité, c’était prendre l’alibi people pour pouvoir parler des choses importantes. Après vingt-deux ans de guerre, l’Afghanistan, ma seconde patrie, est un pays de veuves et d’orphelins. Il y a 60 000 enfants des rues à Kaboul. C’est pour cette raison que je suis ici. Avec mon métier, je veux servir de trait d’union entre eux et les Occidentaux, combler le fossé entre la richesse et la pauvreté, entre l’Afghanistan et l’Occident. » Reza veut être un passeur entre le monde des nantis et celui des sans-droits pour qui survivre est un combat au quotidien.
Comme la huppe de La Conférence des oiseaux, du poète soufi Attar (XIIe siècle), Reza sait convaincre. Il a mille et un tours dans sa besace de conteur, mis au service d’un projet grandiose, la renaissance de la culture afghane, que symbolisent Parvaz (« L’Envol ») un journal pour enfants, Kaboul Weekly qui paraît depuis décembre 2001, mais aussi la formation de journalistes et la reconstruction du cinéma de Kaboul, L’Ariana…
Pour réaliser ces projets, Reza a créé l’association Aïna (« Miroir »), « pour le développement des médias indépendants et de l’expression culturelle ». Un enjeu qui nécessite des fonds importants que seul l’Occident peut donner. D’où l’idée d’organiser une vente aux enchères dans les salons du palais du Luxembourg, avec l’accord du Sénat. En avril 2002, la vente des photos de Shah Massoud et de ses appareils photo a ainsi rapporté 62 500 euros, versés à l’association Aïna. Comme les bénéfices de la vente du catalogue Destins croisés et des photos dédicacées.
Reza propose ainsi à l’Occident individualiste et nihiliste une autre voie, celle de l’Un, dans un monde réconcilié. « Tous les êtres humains sont les membres d’un seul corps », c’est la morale du conte et la phrase du poète persan Saadi que Reza fait calligraphier aux enfants des rues à Kaboul, lors d’un concours où deux d’entre eux seront choisis pour travailler à Aïna et s’instruire… Comme si Reza désirait réaliser le rêve de son ami Shah Massoud, disparu le 9 septembre 2001 : « Les armes déposées, le seul poste que je tiens absolument à occuper, c’est instituteur dans un village du Panshir, dans un Afghanistan libre et indépendant. Je vois les Moudjahidin, les combattants, composer une armée de la reconstruction et une armée de l’éducation, je vois les filles aller à l’école comme les garçons… » Aïna, ne serait-ce pas pour Reza reprendre le flambeau du porteur de lumière, la voie soufie : « Toutes les ténèbres du monde réunies ne peuvent étouffer la lueur d’une seule petite bougie » ?

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