Rattraper le temps perdu

Après des décennies de privations, les Sud-Africains croquent la vie à pleines dents. Et ne se gênent pas pour critiquer ceux qui ont nourri leurs espoirs.

Publié le 22 septembre 2003 Lecture : 6 minutes.

« Sa mort prochaine nous fait peur. Nous redoutons de perdre la chose la plus précieuse que notre peuple ait sans doute jamais eue. » À l’idée de ce deuil, les larmes viennent déjà aux yeux de Thandanani Hlongwane, militante de longue date du Congrès national africain (ANC) et ancienne institutrice à Soweto. Drapée comme une reine dans un habit traditionnel de l’ethnie xhosa, elle est venue comme tant d’autres admirer, s’approcher, tenter de toucher Nelson Mandela ou de se faire photographier avec lui, le 18 juillet dernier, pour les 85 ans de l’ancien président.
Cet anniversaire, célébré en grande pompe trois jours durant à Johannesburg, a montré à quel point le père de la nation est déjà regretté. « Il y a une vie après Mandela », lançait-il lui-même à ses troupes, en 1997, lors d’une conférence de l’ANC au cours de laquelle il avait cédé la présidence du parti à Thabo Mbeki. L’avenir n’est certes pas suspendu à cet homme doté d’une force de caractère exceptionnelle, sorti renforcé de ses vingt-sept années de prison, capable d’exigences tenaces comme de compromis historiques, et parti à la retraite après n’avoir effectué qu’un mandat. Mais sans lui, le « miracle » sud-africain n’aurait sans doute pas eu lieu.
Légende vivante, ami des pop-stars, Madiba (son surnom et le nom de son clan xhosa) ravit la vedette à tous ceux qui le reçoivent. Cependant, nul n’est prophète en son pays, pas même lui. Nelson Mandela Unicity, le nouveau nom donné en 2000 à la ville industrielle de Port Elizabeth, dans le Cap oriental, n’a pas réussi à détrôner, à l’usage, le prénom d’une reine d’Angleterre. En plein centre-ville de Johannesburg, une nouvelle bretelle d’autoroute, baptisée pont Nelson-Mandela, mène tout droit à l’avenue Jan-Smuts, traversée par des artères qui portent toujours, elles aussi, les noms de Premiers ministres afrikaners, des architectes de l’apartheid comme Hans Strijdom et Hendrick Verwoerd.
Concentré sur son effort de réconciliation nationale, entre 1994 et 1999, le premier président noir de l’Afrique du Sud n’a pas fait déboulonner les statues. Il est critiqué, dans les townships, pour avoir fait la part trop belle aux Blancs (4,3 millions de personnes, 9,6 % de la population). « Nous avons eu la Commission Vérité et Réconciliation (TRC), des promesses et de belles paroles, mais les victimes de l’apartheid n’ont reçu que des cacahuètes. Les bourreaux, eux, ne sont pas allés en prison. » Themba Masatsi, un jeune au chômage, ne décolère pas. Son oncle, qui s’était inscrit en 1995 auprès de la Commission Vérité et Réconciliation, comme 22 000 autres victimes, est mort trois ans plus tard avant d’avoir rien touché. Thabo Mbeki, en annonçant en avril dernier un package de 30 000 rands (3 600 euros) pour chaque victime, au lieu des millions recommandés par Desmond Tutu, l’ancien président de la Commission, a perdu encore un peu de sa popularité. De 71 % d’opinions favorables juste après son élection, en juin 1999, Mbeki n’en avait déjà plus que 50 % un an plus tard. Un niveau qui ne s’est pas amélioré depuis. Quant à la décision de Pretoria, annoncée le 15 avril dernier, de ne pas soutenir les plaintes en réparations déposées à New York en août 2002 par des groupes de victimes contre des multinationales accusées d’avoir collaboré avec le régime de l’apartheid, elle a été vécue par certains comme une nouvelle trahison.
Même pour les membres de l’ANC qui le défendent comme la meilleure solution, le statu quo négocié le 27 avril 1994 par Frederik de Klerk, avant les premières élections multiraciales, pose un problème. « En ménageant constamment les investisseurs, majoritairement blancs, le pouvoir donne l’impression d’avoir peur de son ombre, de ne pas oser aller jusqu’au bout de ses propres objectifs », affirme le directeur noir d’une grande firme minière. Dernier exemple en date : la décision, face à la chute des investissements étrangers (seulement 754 millions de dollars en 2002), d’exonérer les entreprises étrangères de toute politique de Black Economic Empowerment (transferts de parts de sociétés, accords de joint-venture ou contrats de sous-traitance). Un revirement qui pourrait se révéler contre-productif en créant de l’incertitude sur les marchés, dans la mesure où nombre de sociétés étrangères se sont déjà pliées à cette contrainte.
Avant l’échéance électorale d’avril 2004, l’ANC, lui, défend son bilan et rappelle qu’un travail de titan a été abattu depuis 1994. L’intégration des anciens bantoustans au sein de neuf nouvelles provinces s’est faite sans heurts, tout comme celle des anciens combattants des mouvements de libération nationale dans l’armée régulière. Une Constitution parmi les plus progressistes au monde a été adoptée. La ségrégation dans l’enseignement et le sport est passible de sanctions, au moins officiellement. Les étudiants noirs, interdits dans les universités jusqu’au milieu des années 1980, sont désormais acceptés partout, y compris à Stellenbosch, une université conservatrice de la province du Cap où l’enseignement est dispensé en afrikaans. Les violences politiques qui ont ravagé le Kwazulu Natal, bastion des nationalistes zoulous de l’Inkhata, ont été endiguées. Enfin, l’Afrique du Sud est entrée par la grande porte dans le concert des nations. Le pays a accueilli, avec un succès remarqué, de grandes conférences internationales comme celle contre le racisme à Durban en 2001, ou celle sur le développement durable à Johannesburg en 2002. Des contingents sud-africains participent à des missions de maintien de la paix au Burundi et en République démocratique du Congo (RDC). Nouveau leader africain, Thabo Mbeki s’est investi comme personne dans le règlement des conflits dans la région des Grands Lacs. Il a fait accoucher au forceps le Dialogue intercongolais d’un accord formel de transition. Et réussi à fédérer le continent autour d’un grand projet, le Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique (Nepad).
Malgré son hégémonie, l’ANC, qui a remporté les élections de 1999 avec 66 % des voix, a construit une culture du consensus spécifique à l’Afrique du Sud. Chaque loi, chaque décision importante est longuement débattue avec le secteur privé, les syndicats et la société civile. N’en déplaise à Thabo Mbeki, qui accepte mal la critique, des habitudes de débat ont été prises. La presse enquête sur la corruption des dirigeants, sur l’affaire des contrats d’armement passés en 1998. Des personnalités aussi haut placées que Jacob Zuma, le vice-président, sont accusées d’avoir touché des pots-de-vin lors de la négociation de ces contrats colossaux (43 milliards de rands), qui visent à moderniser l’équipement militaire national. La radio nationale SAFM passe le plus clair de ses programmes à donner la parole aux auditeurs, qui se sont pris de passion pour les talk-shows.
Quant à la désaffection des jeunes générations pour la politique, elle est le signe d’une normalisation. Qu’y a-t-il d’étonnant, après des décennies de privation et d’isolement, à ce que la « nouvelle » Afrique du Sud veuille croquer la vie à pleines dents ? « Comme Madiba, qui a souhaité profiter un peu de la vie, nous rattrapons le temps perdu », explique Sandile, un étudiant qui passe son temps à écouter du kwaito, la dance music des jeunes noirs. Dans les galeries commerciales de Johannesburg, une foule multiraciale lèche les vitrines des mêmes magasins, porte les mêmes Nike et rêve des mêmes BMW. Au Cap, la petite bourgeoisie métisse sort de ses townships en se faisant construire des résidences secondaires le long de la côte. Tous ceux qui le peuvent partent en vacances, pour s’agglutiner durant l’été austral sur les plages de Durban ou de Port Elizabeth. Dans les casinos, qui poussent comme des champignons, Noirs, Blancs, métis et Indiens se pressent autour des machines à sous. Seul le sida, vécu comme une malédiction, juste au moment où le pays s’était débarrassé de l’apartheid, porte une ombre effrayante au tableau. Avec 20,1 % de la population adulte contaminée et des enterrements à répétition, la joie de vivre post-apartheid commence à perdre en intensité.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires