Le Maghreb des paraboles

Une décennie aura suffi à bouleverser le paysage audiovisuel. Avec l’apparition des récepteurs satellites, les chaînes nationales ont perdu un public attiré par les canaux arabes et français.

Publié le 22 septembre 2003 Lecture : 7 minutes.

Depuis une dizaine d’années, avec le bouleversement sans précédent de son paysage audiovisuel, le monde arabe vit une révolution silencieuse. Il a fallu attendre « l’après-11 septembre 2001 », et la diffusion en boucle sur Al-Jazira, la chaîne qatarie d’information en continu, des enregistrements d’Oussama Ben Laden pour que le phénomène commence à susciter, en Amérique comme en Europe, un intérêt croissant, souvent teinté d’inquiétude. Une curiosité qui charrie aussi son lot de fantasmes, que la récente inculpation en Espagne de Tayssir Allouni, ancien correspondant à Kaboul d’Al-Jazira, pour des liens prétendus avec el-Qaïda ne contribuera sûrement pas à dissiper. En forçant à peine le trait, on pourrait presque soutenir que la télévision est, avec le terrorisme, le seul domaine dans lequel le monde arabe ne soit pas à la traîne. La démocratisation de l’accès aux antennes paraboliques, moyen imparable pour capter les images venues d’ailleurs et pour contourner la censure, a marqué le point de départ de la spectaculaire mutation du paysage télévisuel arabe. Le Maghreb a été très tôt touché par le phénomène. Les habitudes des téléspectateurs en ont été bouleversées.
Tunisie, Algérie et Maroc ont connu grosso modo une évolution comparable en matière de libéralisation informelle des ondes. Proches de l’Europe, les pays du Maghreb central peuvent capter sans difficulté les programmes des chaînes françaises, italiennes, espagnoles ou allemandes, à condition de disposer d’une antenne satellite, même de taille modeste. Le matériel de réception a pénétré très rapidement, et, en dépit d’un prix relativement élevé au départ (sauf en Algérie, trabendo oblige), les foyers ont consenti à investir pour échapper à la grisaille des chaînes nationales. Après la vidéo dans les années 1980, la parabole est devenue, dans les années 1990, un véritable phénomène de société. Cet engouement a pris de court les pouvoirs publics. Habituées à contrôler étroitement l’information télévisée, les autorités ont hésité sur la stratégie à suivre, avant de baisser la garde. En Algérie, les gouvernants, dépassés par le phénomène, n’ont pas opposé de résistance, considérant qu’il s’agissait finalement d’un outil utile de lutte contre la propagation de l’islamisme. Au Maroc, c’est le Palais royal qui a enclenché le mouvement, en installant, pour la consommation privée de la famille régnante, des équipements puissants permettant aussi, dans un rayon de quelques dizaines de kilomètres, de recevoir les signaux avec une simple antenne UHF. Ce « réseau hertzien privé royal » a permis de faire découvrir de nouvelles chaînes, dont TV5, très appréciée dans le royaume, mais qui a été exclue de la grille en octobre 1990, pour protester contre la large publicité accordée à l’ouvrage de Gilles Perrault, Notre Ami le roi. Cependant, l’administration n’a pas essayé de faire obstacle à l’entrée des démodulateurs et s’est abstenue de taxer les équipements. En Tunisie, en revanche, l’attitude du régime a été beaucoup plus fluctuante. Après une phase initiale de laisser-faire (mais le prix de l’installation, qui oscillait entre 2 000 et 3 000 dinars – de 1 300 à 2 000 euros -, était tellement élevé que la parabole était de facto un luxe réservé aux plus riches), le gouvernement a essayé, entre 1994 et 1996, de freiner l’équipement des foyers en suspendant la libre importation du matériel et en taxant les utilisateurs. Ce raidissement, qui n’a fait que stimuler le marché noir, est resté sans suite. Dès 1997, les choses sont rentrées dans l’ordre, et les Tunisiens ont pu combler le retard pris sur leurs voisins algériens.
Après l’arrivée en force, dans la seconde moitié des années 1990, des premières télévisions arabes transnationales, mieux adaptées aux attentes du public populaire maghrébin, l’audience des chaînes nationales s’est effondrée. Le taux de pénétration (pourcentage des téléspectateurs ayant regardé au moins une fois par jour la chaîne de télévision en question) de l’ENTV, la chaîne étatique algérienne, ne dépasse plus 47 %, et celui de Tunis 7, son homologue tunisienne, plafonne à 50 % (chiffres : baromètres Sigma Conseil). La pénétration des chaînes nationales est plus forte au Maroc. TVM, la chaîne historique, en perte de vitesse depuis l’arrivée de la concurrence, peine désormais à atteindre le seuil de 35 %. Mais 2M, l’ancienne chaîne à péage, devenue publique (et gratuite) en 1996, est regardée chaque jour par 57 % des Marocains. L’offre de programmes, de bien meilleure qualité que celle proposée sur la TVM, l’ENTV ou Tunis 7, fait clairement la différence. Le format de 2M est en phase avec les attentes d’une jeunesse qui ne se reconnaissait plus dans les émissions de la TVM. Même si tout n’est pas parfait sur l’antenne de l’ancienne chaîne à péage franco-marocaine, 2M, télévision bilingue arabe-français, a réussi à conquérir un public qui, autrement, n’aurait peut-être jamais regardé la télévision marocaine. L’audience de la chaîne historique a d’ailleurs fondu de moitié après le passage en clair de 2M, qui a réussi sa reconversion après l’échec de sa version payante. Un fiasco commun à toutes les chaînes payantes, victimes de la conjugaison de trois phénomènes : la concurrence du gratuit, l’industrie du piratage, et la baisse du prix des paraboles.
En une décennie, les chaînes maghrébines, habituées à évoluer en vase clos, se sont retrouvées confrontées à une concurrence féroce sans être outillées pour y faire face. Les télévisions étrangères, européennes ou arabes, sont infiniment mieux pourvues en moyens et disposent d’une liberté de programmation enviable. Mais les questions de budget et d’autocensure ne suffisent pas à expliquer entièrement la désaffection du public pour les chaînes locales. « Il y a aussi un problème culturel, estime un professionnel des médias. Les directeurs de chaînes ne sont pas jugés à l’aune des résultats. Ils se moquent de savoir si les émissions vont plaire au public, leur principal souci est de ne pas faire de vagues. La médiocrité ambiante ne dérange personne, car les chaînes maghrébines sont encore, d’une certaine façon, en position de monopole. Les annonceurs publicitaires doivent s’adresser aux chaînes nationales pour toucher le public local. En Tunisie, la publicité contribue à hauteur de 34 % au financement de la régie de télévision. »
Les Maghrébins sont dans une situation à bien des égards paradoxale. Ils apprécient et recherchent les chaînes étrangères, mais trouvent qu’elles ne collent pas suffisamment à leurs attentes et ne se reconnaissent pas toujours dans leurs programmes. Sauf en Algérie. Entre « l’Unique », le surnom qu’ils donnent ironiquement à leur télévision nationale, et « La Une » (TF1, la première chaîne française), le coeur des Algériens ne balance pas. Ils ont le sentiment que les chaînes françaises leur appartiennent. Les plus âgés ont connu l’ORTF. Les plus jeunes ont été initiés par les travailleurs immigrés, qui, de retour de Marseille, Lyon ou Paris, ont ramené les premières antennes paraboliques pour ne pas perdre une miette de leurs émissions favorites. Le comportement des téléspectateurs algériens est d’ailleurs une inépuisable source d’étonnement pour les sociologues des médias, tellement il est proche de celui des Français. La place croissante accordée aux films, documentaires et débats traitant de l’Algérie ou de l’immigration contribue à renforcer encore ce phénomène d’appropriation. Le sentiment que les télévisions françaises sont moins étrangères que les télévisions arabes est très répandu, et pas seulement dans les classes aisées de la population. En Tunisie (voir encadré), c’est exactement l’inverse. Les programmes des chaînes arabophones, plus fédérateurs, sont davantage en phase avec les attentes de la majorité. « Pourtant, toutes les enquêtes montrent que le public préférerait regarder des programmes locaux mais de bonne facture, note Hassen Zargouni, directeur général de Sigma Conseil, un cabinet de conseil en stratégie et d’étude d’audiences basé à Tunis. Dès que les chaînes arabes se sont hissées au niveau des télévisions occidentales, le succès a été au rendez-vous, et aujourd’hui, l’audience des chaînes françaises, comparée aux arabophones, est devenue presque anecdotique en Tunisie. » Autre illustration de cette préférence pour le local, la période du ramadan. « Pendant le ramadan, le taux de pénétration des chaînes nationales monte à près de 80 % en Tunisie et à près de 60 % en Algérie, explique Hassen Zargouni. Les télévisions nationales mettent le paquet, créent des sitcoms qui font l’événement, et diffusent les dernières nouveautés en provenance d’Égypte. Plusieurs productions locales ont fait un carton ces dernières années, à l’instar de Khotab el Beb ou Adhak lil Dounia en Tunisie, ou de Nesmleh City en Algérie. C’est la preuve qu’avec de la volonté et de la créativité les télés du Maghreb peuvent faire aussi bien que les chaînes étrangères… » En attendant une libéralisation forcément bénéfique du paysage audiovisuel maghrébin. Mais une libération politiquement délicate, et dont les contours mêmes tardent à se dessiner au Maroc, le pays pourtant le plus engagé dans ce processus…

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