Israël a perdu son âme

Publié le 22 septembre 2003 Lecture : 7 minutes.

Il est rare de trouver sous une plume israélienne une critique aussi radicale de l’état actuel de la société juive. Il est plus rare encore qu’elle émane non de l’un de ces intellectuels et « chers professeurs » que tous les pouvoirs affectent de mépriser, mais d’un membre de l’establishment.
Né à Jérusalem en 1955, fils de feu le Dr Yossef Burg, patriarche du Parti national religieux (PNR) et plusieurs fois ministre, Avraham Burg, membre pour sa part du Parti travailliste et militant du « camp de la paix », fut élu à la Knesset en 1988 puis en 1992, faisant partie activement de plusieurs commissions. En 1995, il quitta le Parlement pour devenir président de l’Agence juive et de l’Organisation sioniste mondiale, mais il y revint en 1999 et en fut élu président, assumant cette fonction jusqu’en février 2003. Avraham Burg est aujourd’hui député travailliste. Marcel Péju
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La révolution sioniste a toujours reposé sur deux piliers : un désir de justice et des dirigeants imprégnés de morale. L’un et l’autre ont disparu. La société israélienne, aujourd’hui, repose sur un échafaudage de corruption fondé sur l’oppression et l’injustice. Ainsi, la fin de l’entreprise sioniste se dessine déjà à notre porte. Il y a un risque véritable que notre génération soit la dernière à mériter ce nom. Il peut y avoir encore un État juif au Moyen-Orient, mais il sera d’une autre sorte : étrange et inquiétant.
Il est encore temps de changer de direction, mais il faut faire vite. Nous avons besoin d’une vision nouvelle de ce qu’est une société juste, et de la volonté politique de l’édifier. Et ce n’est pas seulement une affaire israélienne intérieure. Les Juifs de la diaspora qui ont fait d’Israël le pilier central de leur identité doivent y prendre garde et parler haut. Si ce pilier s’écroule, tous les étages supérieurs s’effondreront.
L’opposition israélienne n’existe pas, et le gouvernement de coalition dirigé par le Premier ministre Ariel Sharon revendique le droit de rester silencieux. Dans une nation de bavards, chacun est tout à coup devenu muet, parce qu’il n’y a rien à dire. Nous vivons dans un monde d’échecs assourdissants.
Certes, nous avons ressuscité la langue hébraïque, créé un admirable théâtre et une forte devise nationale. Notre pensée juive est plus vive que jamais et nous sommes cotés au Nasdaq. Mais est-ce pour cela que nous avons créé un État ? Le peuple juif n’a pas survécu durant deux millénaires en vue d’inventer de nouvelles armes, des programmes de sécurité informatiques ou des missiles antimissiles. Nous étions supposés être la lumière des nations, et nous avons, ici, totalement échoué.
Un combat de deux mille ans pour la survie du peuple juif n’a débouché que sur un État de colonies dirigé par une clique amorale d’inciviques corrompus, sourds à la voix de ses citoyens comme à celle de ses ennemis. De plus en plus d’Israéliens commencent à en prendre conscience tandis qu’ils demandent à leurs enfants où ils ont l’intention de vivre dans vingt-cinq ans. Ces enfants, quand ils sont honnêtes, reconnaissent, à la surprise choquée de leurs parents, qu’ils ne le savent pas. Pour la société israélienne, le compte à rebours a commencé.
Il est très confortable d’être sioniste dans des colonies comme Beit El et Ofra. Le paysage biblique est enchanteur. De votre fenêtre, vous pouvez le contempler à travers les géraniums et les bougainvilliers, sans remarquer l’occupation. Voyageant sur l’autoroute qui vous mène de Ramot, sur la lisière nord de Jérusalem, à Gilo, sur la lisière sud, en un trajet de douze minutes juste à l’ouest des barrages routiers pour Palestiniens, il est difficile de comprendre l’humiliante expérience de l’Arabe méprisé qui doit se traîner pendant des heures sur les routes encombrées et barrées qui lui sont réservées. Une route pour l’occupant, une autre pour l’occupé.

Cela ne peut durer. Même si les Arabes baissent la tête en ravalant leur honte et leur colère, cela ne peut continuer. Une structure bâtie sur l’insensibilité à l’autre finira inévitablement par s’effondrer d’elle-même. Notez bien ce moment : la superstructure du sionisme s’écroule déjà comme une salle de mariage construite à trop bon compte. Seuls des inconscients continuent de danser à l’étage supérieur tandis que s’affaissent les piliers qui le soutiennent.
Se désintéressant complètement des enfants palestiniens, Israël ne devrait pas s’étonner de les voir plonger dans la terreur et se faire exploser dans nos centres de loisirs. Ils se vouent à Allah dans nos lieux de plaisir parce que leur vie est une torture. Ils versent leur sang dans nos restaurants pour nous couper l’appétit, parce qu’ils ont à la maison des parents et des enfants affamés et humiliés.
Nous pourrions tuer mille « terroristes » par jour, cela ne changerait rien, parce que les chefs surgissent d’en bas, des abîmes de la haine et de la colère, des « infrastructures » de l’injustice et de la corruption morale.

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Si tout cela était inévitable et inchangeable, car voulu par la divinité, je garderais le silence. Mais comme il pourrait en être autrement, hurler est un impératif moral. Voici ce que Sharon devrait dire à la nation :
« Le temps des illusions est fini. Celui des décisions est arrivé. Nous aimons la terre entière de nos ancêtres, et dans quelque autre époque, nous aurions aimé y vivre seuls. Mais cela n’est pas possible. Les Arabes, eux aussi, ont des rêves et des besoins.
« Entre la Méditerranée et le Jourdain, il n’y a plus de claire majorité juive. Ainsi, mes chers compatriotes, il n’est pas possible de garder le tout sans en payer le prix. Nous ne pouvons écraser une majorité palestinienne sous notre botte et nous voir en même temps comme la seule démocratie du Moyen-Orient. Il n’y a pas de démocratie sans égalité des droits pour tous ceux qui vivent ici, Arabes aussi bien que Juifs. Il n’est pas possible de conserver les Territoires et de préserver une majorité juive dans le seul État juif du monde, sinon par des moyens qui ne sont ni humains, ni moraux, ni juifs.
« Voulez-vous créer le Grand Israël ? Fort bien : abandonnez la démocratie. Organisez un système efficace de séparation raciale, avec des camps de prisonniers et des villages de détention : le ghetto de Qalqilya et le goulag de Jénine.
« Voulez-vous une majorité juive ? Fort bien : mettez les Arabes dans des wagons, des autobus, sur des chameaux et des ânes et expédiez-les en masse – ou séparons-nous d’eux absolument, sans trucs ni astuces. Il n’y a pas de troisième voie. Nous devons évacuer toutes les colonies – toutes, sans exception – et définir une frontière internationalement reconnue entre le foyer national juif et celui des Palestiniens. La loi juive du retour s’appliquera seulement à notre foyer national, et leur droit au retour dans les seules frontières de l’État palestinien.
« Voulez-vous la démocratie ? Fort bien : abandonnez le Grand Israël jusqu’à la dernière colonie, le dernier avant-poste, ou donnez à tout le monde, Arabes compris, une pleine citoyenneté et le droit de vote. Le résultat, évidemment, sera que ceux qui refusent un État palestinien à côté du nôtre l’auront au milieu de nous, grâce aux élections. »
C’est ce que le Premier ministre devrait dire à la nation en présentant des choix clairs : ou le racisme juif ou la démocratie ; ou les colonies ou un espoir pour deux peuples ; ou la sinistre perspective des fils de fer barbelés, des barrages routiers et des attentats suicide, ou une frontière internationalement reconnue entre deux États avec une même capitale : Jérusalem.
Mais il n’y a pas de Premier ministre à Jérusalem. Le mal qui ronge le corps du sionisme a déjà attaqué la tête. Il arrivait à David Ben Gourion de se tromper, mais il restait droit comme une flèche. Quand Menahem Begin errait, personne ne soupçonnait ses motifs. Il n’en est plus ainsi. Des sondages récemment publiés montrent qu’une majorité d’Israéliens ne croit pas à l’intégrité personnelle du Premier ministre, mais s’en remet néanmoins à lui pour diriger le pays. En d’autres termes, l’actuel Premier ministre d’Israël cumule deux vices : une éthique personnelle suspecte et un mépris ouvert de la loi – cela combiné avec la brutalité de l’occupation et le piétinement de toute chance de paix.

Telle est notre nation, tels sont ses dirigeants. Impossible d’échapper à la conclusion que la révolution sioniste est morte.
Pourquoi, alors, l’opposition est-elle si inexistante ? Peut-être parce que ses responsables sont fatigués, ou qu’ils aimeraient rejoindre le gouvernement à n’importe quel prix, même à celui d’être contaminés par la maladie. Mais tandis qu’ils tremblent, les forces du bien perdent espoir.
Le temps est venu de choix clairs. Quiconque se refuse à prendre nettement position – blanc ou noir – collabore, en fait, au déclin d’Israël. Ce n’est pas une affaire de Labour contre Likoud ou de droite contre gauche, mais de vérité contre erreur, d’acceptable contre inacceptable ; de respect de la loi contre ceux qui l’enfreignent. Ce dont nous avons besoin n’est pas d’un simple remplacement politique du gouvernement Sharon, mais d’une vision d’espoir, d’une solution de rechange à la destruction du sionisme et de ses valeurs par les sourds, les muets et les insensibles.
Les amis d’Israël dans le monde – juifs comme non-juifs, présidents et Premiers ministres, rabbins et laïques – doivent choisir, eux aussi. Ils doivent se mobiliser pour aider Israël à conduire la feuille de route jusqu’à notre mission, d’être la « lumière des nations » et une société de paix, de justice et d’égalité.

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