« IB », ou comment s’en débarrasser

En mettant Ibrahim Coulibaly en liberté sous contrôle judiciaire après plus de trois semaines de détention, la cour d’appel de Paris entretient le suspens. Et relance, à Abidjan, supputations et controverses sur le sort de l’ex-chef rebelle.

Publié le 22 septembre 2003 Lecture : 9 minutes.

La cour d’appel de Paris a donc décidé, le 16 septembre, de mettre en liberté sous contrôle judiciaire le sergent-chef Ibrahim Coulibaly, soupçonné d’être le cerveau d’un complot en vue de renverser et d’assassiner le président ivoirien Laurent Gbagbo (voir J.A.I. n° 2226). Interpellé le 23 août dernier dans un grand hôtel parisien, interrogé dans les locaux de la Direction de surveillance du territoire (DST, sûreté intérieure), mis en examen le 27 août par le juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière pour « appartenance à une association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » et pour « recrutement spécial de mercenaires », « IB », comme on l’appelle, a été détenu, dans un premier temps, à la prison de la Santé, à Paris, avant d’être transféré à la maison d’arrêt de Fresnes, dans la banlieue. Les magistrats ont estimé que sa libération ne présentait pas de risque pour la poursuite de l’enquête et la manifestation de la vérité.
Avant de recouvrer sa liberté, le « Major » – un des multiples noms de guerre du sous-officier ivoirien – a dû verser une caution de 20 000 euros (un peu plus de 13 millions de F CFA), « rassemblés péniblement grâce à une extraordinaire chaîne de solidarité », précise l’un de ses défenseurs. De fait, la somme a été prélevée sur un « fonds de solidarité » créé par des Ivoiriens après l’arrestation d’« IB », complétée par des contributions volontaires de ses partisans. « IB » s’est vu confisquer le passeport de service burkinabè avec lequel il était arrivé à la mi-août à Paris muni d’un visa de court séjour de quinze jours. Il s’est, par ailleurs, engagé à ne pas quitter la France (son épouse et ses cinq enfants – le fait mérite d’être signalé – bénéficient de l’asile politique dans un pays voisin, la Belgique), à aller pointer toutes les semaines dans un commissariat et à s’abstenir de communiquer avec ses complices présumés.
Cinq de ces derniers, justement, ont aussi été remis en liberté et placés sous contrôle judiciaire, une décision assortie également, pour certains d’entre eux, d’une caution. Il s’agit de trois anciens légionnaires français, d’un homme d’affaires libanais, Hassan Farouk Fakhr, considéré comme le « financier » du groupe et dont la carte de crédit (Visa) a servi à acheter les billets Paris-Abidjan-Paris des présumés mercenaires. Et, surtout, de Me Mamadou Diomandé, avocat à Saint-Nazaire, dans l’ouest de la France, présenté comme le deus ex machina du putsch, lequel, selon une source proche du dossier, devait intervenir dans la nuit du 29 au 30 août.
Même si le parquet a immédiatement annoncé sa décision de se pourvoir en cassation contre les arrêts de la cour d’appel de Paris, « IB », la « tête brûlée » de l’armée ivoirienne, le tombeur d’Henri Konan Bédié et, de toute évidence, le chef historique du Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI, rébellion armée), se retrouve à l’air libre. En attendant la fin de l’instruction et un éventuel procès devant le tribunal correctionnel de Paris, il résidera, selon nos informations, à Ivry-sur-Seine, en région parisienne, chez un ami du nom de Ismaïla Diomandé, lequel, en dépit de son patronyme, n’a aucun lien de parenté avec l’avocat de Saint-Nazaire.
« IB », il est vrai, n’a pas lésiné sur les moyens pour parvenir à ses fins. Sa défense était ainsi assurée par quatre avocats, pas moins. Deux Maliens : Mes Amidou Diabaté et Amidou Tiéoulé Maïga, du barreau de Bamako. Et deux Français : Mes Sorin Margoulis et Antoine Comte, du barreau de Paris. La tâche du quarteron d’avocats était d’autant plus difficile que c’est la première fois qu’un tribunal français fait application de la loi du 14 avril 2003 relative à la répression du mercenariat. Pour plaider la cause de leur client, ils se sont donc rabattus, en l’absence de jurisprudence, sur les débats parlementaires.
Selon eux, le nouveau texte ne prévoit de poursuites que contre des personnes ayant directement pris part aux hostilités. Or « IB », ont-ils expliqué, a été interpellé avant qu’il n’y ait le moindre début d’exécution de son projet présumé de coup d’État. « Il ne peut pas troubler l’ordre public si vous ordonnez sa mise en liberté conditionnelle », a martelé l’un de ses défenseurs, lors de l’examen (à huis clos) de sa demande de mise en liberté devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris. « En revanche, depuis son arrestation, les manifestations se multiplient, surtout dans le nord de la Côte d’Ivoire où il fait figure d’intouchable. Sa libération pourrait donc contribuer à faire baisser la tension… »
Leur plaidoirie a, semble-t-il, fait mouche. Dès l’annonce de la libération de l’ex-patron de la Camora, une des nombreuses milices qui ont fleuri au lendemain du coup d’État de décembre 1999, ses partisans ont laissé éclater leur joie dans la zone septentrionale contrôlée depuis un an par la rébellion. Dans cette bande de terre qui s’étire de Bouaké à Korogho, « Son Excellence » – autre surnom d’« IB » – fait l’objet d’un véritable culte. C’est en effet à Bouaké, aujourd’hui QG de la rébellion, que ce solide gaillard a vu le jour le 24 février 1964, avant d’intégrer, très jeune, l’armée. Il fut aussitôt affecté au bataillon des commandos parachutistes. Passionné d’arts martiaux, il se fit remarquer dans l’équipe militaire de taekwondo, dont il deviendra, très vite, l’un des instructeurs attitrés.
Appelé à l’état-major, à Abidjan, il est détaché, au début des années 1990, pour assurer la sécurité des enfants du Premier ministre de l’époque, Alassane Dramane Ouattara. Mais lorsque ce dernier quitte la primature, peu après le décès du « Vieux » Félix Houphouët-Boigny et l’investiture de son « successeur constitutionnel », Henri Konan Bédié, « IB » est muté comme sapeur-pompier à la caserne de Yamoussoukro, poste qu’il ne rejoindra jamais. De fait, il atterrira chez les sapeurs-pompiers, mais à Yopougon, une commune populaire de la banlieue d’Abidjan. Plus tard, en décembre 1999, il est sollicité par ses camarades mutins pour négocier avec le pouvoir l’octroi de primes. Devant l’obstination de Bédié, il prend la tête du mouvement et joue un rôle décisif dans la chute du régime. Il devient, par la force des choses, influent, puis très vite encombrant, dans l’entourage du nouveau maître de la Côte d’Ivoire, le général Robert Gueï. Pour peu de temps. À cause de son activisme, en août 2000, il est brutalement nommé attaché militaire auprès de l’ambassade de Côte d’Ivoire au Canada, un poste diplomatique dont il démissionnera, quelques mois plus tard, pour réapparaître à… Ouagadougou, son dernier domicile connu.
Si, aujourd’hui, dans la moitié nord de la Côte d’Ivoire, le petit peuple et les demi-soldes célèbrent, comme il se doit, sa libération conditionnelle, on ne peut en dire autant de certains responsables du MPCI, à qui, de toute évidence, il fait de l’ombre. Au point que les mauvaises langues n’ont pas hésité à affirmer, sans jusque-là en apporter la preuve, que le « Major » avait été « donné » aux Français par le secrétaire général du MPCI, Guillaume Soro lui-même. En tout cas, dans sa cellule de la maison d’arrêt de Fresnes, « IB » a eu, selon nos informations, tout le loisir de méditer. Notamment sur la gêne dont ont fait preuve à son égard, depuis le début de ses mésaventures parisiennes, certains de ses « parrains » d’hier, à commencer par le Burkina, qui lui a offert l’asile, un passeport de service (généralement délivré aux hauts fonctionnaires nationaux), un ordre de mission, histoire de lui faciliter l’obtention des visas ainsi que les déplacements. Grâce à ces privilèges, il a pu voyager à sa guise, ces derniers mois, et se rendre par exemple en France, où il aurait été discrètement reçu au cours du premier semestre 2003 par, entre autres, les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat.
« IB », assure-t-on dans son proche entourage, en a également gros sur le coeur après ce qui ressemble fort à un « lâchage » de la part des responsables « politiques » du MPCI, dont il se considère, en dépit de ses dénégations, comme le véritable manitou. Ses discrets appels du pied en direction des autorités burkinabè et, même, de son ancien patron Alassane Ouattara, contacté au moins à deux reprises ces derniers jours par un des avocats, sont restés désespérément sans écho…
Cela dit, même si son avocat, Me Amidou Diabaté, maintient mordicus qu’il « n’a eu aucun contact avec des prétendus mercenaires », « Son Excellence » n’est pas pour autant sorti d’affaire. Les mercenaires en question, deux cousins corses, Paul et François Léonelli, ont en effet déclaré au juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière avoir été recrutés, au départ, pour aller « former » les combattants du MPCI, mais que, par la suite, cette mission avait été modifiée. Il ne s’agirait plus, leur a-t-on clairement fait comprendre, d’initier des jeunes au maniement des armes, mais d’aller à Abidjan pour liquider purement et simplement le président Laurent Gbagbo. Des missions de repérage auraient même été effectuées par des complices à Abidjan pour identifier, avec précision, le parcours du cortège présidentiel. Et pour vérifier si le chef de l’État passe toutes ses nuits à la résidence de Cocody, s’il s’assoit de préférence à gauche ou à droite dans sa limousine, ainsi que la place du véhicule dans le cortège, etc.
Devant le juge, François Léonelli, dont la demande de mise en liberté provisoire a été rejetée, a affirmé agir – les mots, ici, ont leur importance – « pour le compte du sergent-chef Ibrahim Coulibaly », autrement dit « IB ». Une information confirmée par les écoutes téléphoniques opérées par la DST aussi bien à Corte, en Corse, où les mercenaires se seraient réunis à la mi-août, qu’à Paris.
Par ailleurs, avant leur interpellation à l’hôtel Méridien-Montparnasse, le 23 août, « IB » et Me Mamadou Diomandé, le porte-parole du MPCI pour l’Europe, ont été filés, écoutés par les grandes oreilles de la République, enregistrés, photographiés, et même filmés. La perquisition du domicile de Diomandé, à Saint-Nazaire, fut une véritable aubaine pour les enquêteurs. Ces derniers sont revenus à Paris avec les relevés d’identité bancaire des « affreux », la liste du futur gouvernement présidé, cela va de soi, par « IB », qui s’octroie également, au passage, le portefeuille de la Défense. Dans ce gouvernement, on retrouve d’ailleurs le nom de l’actuel Premier ministre Seydou Elimane Diarra, maintenu dans ses fonctions, sans que, visiblement, on lui ait demandé son avis. Tout comme, semble-t-il, des officiers supérieurs tels que les généraux Soumaïla Diabagaté, ancien chef d’état-major des Forces armées ivoiriennes, Alain Mouandou, ex-patron de la police nationale (tous deux aux arrêts depuis plusieurs semaines à Abidjan dans le cadre de l’affaire « IB ») et Lassana Palenfo, ancien ministre d’État sous Robert Gueï, en exil depuis un an. Toujours dans l’appartement de Saint-Nazaire, la justice a saisi un « mémorandum » séditieux transmis par e-mail à l’avocat et copieusement annoté de sa main…
Habitué du prétoire, Me Diomandé, qui a prêté serment le 2 mai 1995 et qui, pour cause d’activité politique, a demandé, en avril 2003, son « omission » (suspension) du grand tableau de l’ordre des avocats de Saint-Nazaire, a, comme il fallait s’y attendre, balayé d’un revers de la main tous ces éléments à charge pour le moins compromettants : « Il s’agit de simples hypothèses de travail dans le cadre d’une réflexion collective sur l’après-Gbagbo, de documents distribués à l’ensemble des cadres de notre mouvement pour recueillir les avis des uns et des autres sur les voies et moyens d’accélérer le processus de démocratisation en Côte d’Ivoire. Rien de plus. » L’avocat, qui est désormais assigné à résidence à Saint-Nazaire, ne nie pas non plus avoir eu des contacts avec le Corse François Léonelli, mais uniquement dans le but, précise-t-il, de le persuader d’aller « instruire » les combattants du MPCI en zone rebelle…

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