Eyadéma ressuscité !

Prenant leurs désirs pour des réalités, ses opposants avaient fait courir la rumeur de sa mort. Ils en sont pour leurs frais : soigné en Italie pour une affection pulmonaire, le chef de l’État se porte aujourd’hui comme un charme.

Publié le 22 septembre 2003 Lecture : 8 minutes.

«Est-il écrit dans la Constitution togolaise qu’un chef d’État n’a pas le droit d’être malade ? Soyons sérieux : oui, j’ai été souffrant ; non, je ne souffre plus de rien désormais. Le seul reproche que mes médecins m’ont fait, c’est de trop travailler. Je vais voir ce que je peux faire pour leur complaire. »
Dans le grand salon des audiences de Lomé-II, siège de la présidence du Togo, Gnassingbé Eyadéma, 67 ans, marche de long en large et s’agace de ne pouvoir encore reprendre la plénitude de ses activités. N’en déplaise à ses opposants, le rétablissement du général est relatif, mais sa convalescence évolue rapidement. Et favorablement, comme l’auteur de ces lignes peut en témoigner. Lors de notre première rencontre, le 13 septembre à 7 h 30, le surlendemain de son retour à Lomé après cinq semaines d’absence de la capitale, Eyadéma paraissait certes reposé, mais amaigri et économe de ses gestes. Deux jours plus tard, le 15 septembre à 10 heures, l’Eyadéma de toujours semblait avoir ressurgi, tenant trois audiences à la fois dans trois salons séparés. Entre-temps, le rythme des visites avait repris, juste un peu allégé par rapport à l’ordinaire de quatre décennies au pouvoir : une délégation biélorusse, des assureurs suisses, un ambassadeur de France sur le départ, un ministre d’État sénégalais, la veuve de Félix Houphouët-Boigny, les membres du gouvernement venus tenir conseil sous sa présidence, des militaires préparant le défilé du 23 septembre…
L’homme que la rumeur annonçait, il y a peu, à l’agonie, quelque part entre une clinique italienne et son village de Pya, puis carrément mort le 10 septembre, est donc bien vivant. Il en sourit encore, le général-président, tout en savourant une bière fraîche : « Certains, me dit-on, s’apprêtaient à sabler le champagne. Qu’ils viennent donc se mesurer à moi sur le parcours du combattant, on verra bien qui gagnera ! »
Point de cancer de la gorge donc, et pas davantage de la prostate, comme les adversaires d’Eyadéma, manifestement pressés de l’enterrer, avaient cru bon de l’affirmer, sans aucune vérification préalable. Mais un accident de santé réel, désormais résorbé, qui, s’il n’avait pas été traité, aurait pu avoir des conséquences graves : telle est la réalité médicale de ce qui s’est passé au mois d’août et a tant fait gloser – une réalité accessible à condition de se donner la peine d’enquêter.
En fait, tout commence début août. Réélu deux mois auparavant pour un nouveau mandat, le chef de l’État tente, en son palais de Lomé-II, d’effacer les fatigues d’un premier semestre particulièrement épuisant. Il a mal à la gorge, puis se met à tousser. Son médecin, un général togolais, lui prescrit du Clamoxyl, un antibiotique, et du Netux, un antitussif. Mais rien n’y fait : le mal et la toux s’intensifient, au point qu’Eyadéma devient presque aphone. Dans son entourage, quelqu’un a alors l’idée de faire appel à un médecin missionnaire italien réputé, membre de l’ordre des frères de Saint-Jean-de-Dieu et responsable d’un grand hôpital de brousse dans la localité d’Affagnan. Le diagnostic de ce dernier est sans appel : le président souffre d’un début d’oedème pulmonaire, vraisemblablement provoqué par un incident cardiaque passé inaperçu et dont les symptômes sont identiques à ceux d’une grosse bronchite. Une hospitalisation dans un service spécialisé s’impose. Reste à savoir où.
Des réservations sont faites à l’hôpital du Val-de-Grâce, à Paris. L’avion présidentiel, qui doit se rendre en France pour révision, est immobilisé sur le tarmac de l’aéroport de Lomé, dans l’attente d’un départ imminent. Brusquement, l’opération est annulée. Le Boeing 707 officiel décolle pour aller subir son check-up, mais le président n’est pas à bord. Que s’est-il passé ? Une brève amélioration de son état de santé a-t-elle convaincu Eyadéma, que l’on sait peu enclin à écouter ses médecins (sauf pour se faire soigner les yeux en Israël), que l’alerte était passée ? C’est probable. Mais le mal revient, il faut le guérir. Le Val-de-Grâce n’étant plus disponible, c’est une clinique spécialisée de Milan, en Italie, qui accueillera le président togolais et sa suite. L’idée a été suggérée par le médecin missionnaire d’Affagnan.
Le samedi 16 août, à 14 heures, l’homme d’affaires belge Jean-Pierre Moraux, patron de Transtel, une compagnie aérienne régionale dont le siège est à Lomé, reçoit une demande pressante de la présidence : il lui faut, dans les plus brefs délais, dénicher un avion pour assurer une liaison entre la capitale togolaise et l’Italie. Rompu à ce genre d’exigence, Moraux parvient à « détourner » un appareil appartenant à une société belge, qui, le même jour, devait conduire le président Joseph Kabila de Kinshasa à Goma.
À 19 h 30, ce samedi-là, un Boeing 727-100 immatriculé au Swaziland et piloté par le commandant grec Papaiannou se pose à Lomé-Tokoin. Tout est en place pour le départ. Le lendemain matin, à 6 h 30, Gnassingbé Eyadéma fait irruption dans le salon présidentiel de l’aéroport, accompagné de son escorte. Il écourte la cérémonie, serre quelques mains et, surmontant une évidente fatigue, gravit les marches de l’échelle de coupée. Pour ce voyage qu’il a voulu discret, seuls l’accompagnent une poignée de fidèles : Moussa Barry Barqué, son conseiller spécial, Pitang Tchalla, son ministre de la Communication, le général Gnonfam, vieux grognard devant l’Éternel, et Yao Patrice Kanekatoua, le patron de la Banque togolaise pour le commerce et l’industrie (BTCI). Deux de ses fils sont également du voyage : Faure, nouveau ministre de l’Équipement, des Mines et des Postes, et Kpatcha, directeur général de la zone franche de Lomé. Le Premier ministre, Koffi Sama, et le président de l’Assemblée nationale, Fambaré Ouattara Natchaba, restent au Togo pour « garder la maison ». Pour combien de temps ? Personne n’en sait rien.
Le séjour d’Eyadéma en Italie durera douze jours et s’achèvera le 29 août, au lendemain de la publication par Misna, l’agence de presse catholique italienne, d’une dépêche révélant la présence dans une clinique milanaise du chef de l’État togolais. Dans l’intervalle, la presse privée de Lomé avait beaucoup spéculé, comme elle sait si bien le faire. Eyadéma était-il à Paris, au chevet d’Ernest, son fils aîné ? Commandant des paracommandos de Kara, celui-ci est en effet hospitalisé depuis plusieurs semaines à la suite d’un malaise cardiaque… Était-il en Suisse, en Allemagne, en Israël, au Vatican ? L’un des rares à connaître la vérité se nomme Jacques Chirac. Dès son retour de vacances au Québec, le président français s’est enquis de l’état d’Eyadéma, qu’il connaît bien et considère comme un chef d’État « fiable et sérieux ». Prié de le localiser, l’ambassadeur de France à Lomé finit par dénicher le numéro de la clinique italienne. Chirac téléphone et son ami le rassure. Fin du premier épisode.
Dans la soirée du vendredi 29 août, donc, le Boeing 707 République-du-Togo, piloté par le commandant français Michel Restoux, dépose un Eyadéma guéri mais fatigué à l’aéroport de Niamtougou. Le président souhaite terminer sa convalescence chez lui, à Pya, avant de rentrer à Lomé. Il est loin de se douter à quel point son absence va faire jaser ses adversaires.
Début septembre, les journaux d’opposition de la capitale tirent une première salve : « Eyadéma chancelant », « Qui dirige le Togo ? », « Le peuple doit savoir », « Eyadéma, sa maladie et l’avenir du Togo »… Quelques jours plus tard, les mêmes engagent un débat sur la succession constitutionnelle du chef de l’État et les pseudoconflits de compétence entre le président de l’Assemblée et le Premier ministre. Eyadéma a beau, en sa résidence de Pya, recevoir ses premiers visiteurs (à propos de la crise ivoirienne), rien n’y fait. Certains vont même jusqu’à suggérer qu’il aurait été remplacé par un sosie !
Profondément divisés sur la stratégie à adopter depuis le 1er juin – les divergences entre Gilchrist Olympio et Yawovi Agboyibo sont publiques, le premier estimant que le second ne représente que lui-même, et le second accusant le premier de faire preuve de « mépris pour ses collègues » -, les ténors de l’opposition togolaise n’ont, il est vrai, en commun que leur aversion pour le général-président. Ainsi qu’une fâcheuse tendance à prendre leurs désirs pour des réalités. Mais le pire est à venir.
Dans la nuit du 9 au 10 septembre, une rumeur venue des États-Unis (où les opposants sont nombreux au sein de la communauté togolaise) se propage, via l’Internet, comme une traînée de poudre : Eyadéma est mort ! Très vite alertés, les Français vérifient scrupuleusement l’information et concluent qu’il n’en est rien. Pour plus de sûreté, Michel de Bonnecorse, le conseiller Afrique de Jacques Chirac, téléphone même au président togolais. Mais Paris n’a pas qualité à démentir. La rumeur poursuit donc son chemin, atteint Lomé, explose en Allemagne où une radio en fait état, revient en France et se nourrit d’elle-même. Des journalistes togolais, des opposants et même le premier d’entre eux, Gilchrist Olympio, affirment, jusque tard dans la nuit du 10 au 11, que le général « serait » (version délivrée sur leur site Internet) ou « est » (version off) décédé. La présence simultanée – et parfaitement fortuite -, ce jour-là à Paris, de Faure Gnassingbé et de Fambaré Ouattara Natchaba est brandie comme une preuve définitive : s’ils sont là, ce ne peut être que pour discuter de la succession du « Vieux » avec les autorités françaises. Lesquelles, c’est évident, savent mais ne veulent rien dire. Véritable cas d’école, cette opération d’intox, plutôt décrédibilisante pour ceux qui s’y sont livrés, a-t-elle été suscitée ou manipulée ? Quelle est, en elle, la part de la spontanéité et de ce que les anglophones appellent le wishful thinking ?
Rumeur maligne, prête à ressurgir indéfiniment jusqu’au jour inéluctable où elle deviendra vraie, elle a en tout cas eu pour conséquence de précipiter le retour à Lomé du général. Convoqué à 3 h 30 du matin à Niamtougou, le Boeing du commandant Restoux se pose à l’aube sur l’aéroport de la capitale. D’un pas militaire, les bras jetés en avant comme à son habitude, « l’homme qui ne dort jamais » foule le tapis rouge jusqu’à la Cadillac présidentielle. Décidément, Gnassingbé Eyadéma n’a pas fini de désespérer ses adversaires.

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