Douze ans après…

Aussi miraculeuse que la nation arc-en-ciel puisse paraître, l’apartheid a laissé des traces qui ne s’estompent pas.

Publié le 22 septembre 2003 Lecture : 4 minutes.

Happy a 16 ans, le teint mat, les yeux bleus et les cheveux blonds. Il a fait la une des journaux, fin mai 2003, en se rendant au poste de police de Bronkhorstspruit, un village de la province du Mpumalanga, pour y porter plainte contre sa famille adoptive. Selon lui, les Sindane, des Noirs, l’auraient enlevé à ses parents naturels, des Blancs, alors qu’il avait 6 ans et l’auraient ensuite réduit à l’esclavage. Rebelle, Happy refuserait d’aller à l’école ou encore de garder les moutons familiaux. Les Sindane, eux, affirment que le garçon leur a été confié à l’âge de 2 ans par une femme noire de Johannesburg ayant eu une liaison avec un commerçant blanc. La justice a décidé de procéder à des tests ADN pour déterminer la parenté et la véritable couleur de ce jeune qui cache ses cheveux frisés sous une moumoute et qui semble mentir sur tout, y compris sur son âge.
Si cette histoire relève surtout de la crise d’adolescence, sa dimension raciale n’en a pas moins réveillé les passions. Une avalanche de lettres s’est abattue sur la presse, alimentant la rubrique « courrier des lecteurs ». Des talk-shows ont traité du cas Sindane, ravivant une peur ancestrale de la communauté blanche, ressassant l’histoire de cet enfant blanc livré à lui-même et, plus grave encore, à la communauté noire. D’innombrables couples blancs ont d’ailleurs cru retrouver leur enfant… L’image du jeune homme a même été utilisée à son insu dans une publicité pour une marque de peinture. Une affiche le montrait de profil en train de regarder des échantillons de peinture blanche, marron clair et marron foncé. Le slogan : « Toutes les couleurs auxquelles vous pouvez penser… »
Douze ans après la fin de l’apartheid, la société sud-africaine reste encore très marquée. Si les barrières raciales ne sont plus infranchissables, elles sont loin d’être tombées. Les liaisons interraciales paraissent toujours aussi inconcevables, de part et d’autre. Seule la communauté métisse démontre une relative souplesse dans des unions mixtes qui relèvent d’une infime minorité. Chose impensable il y a dix ans, quelques lycéennes blanches parlent, à la télévision, de leur petit ami noir ou métis. Mais dès qu’il s’agit de mariage, les tabous sont tels que ces amours restent impossibles. Mark, un quadragénaire afrikaner, cache depuis dix ans à ses parents sa relation avec Magesh, une Indienne qui elle-même vit dans la peur de la réaction de sa propre famille, très conservatrice.
Johannesburg la cosmopolite reste une enclave de brassage et de tolérance. Ailleurs, au Cap ou à Durban, on peut encore refuser une chambre d’hôtel à un client jugé trop noir ou pas assez blanc. « Droit d’admission réservé », indiquent encore des panneaux discrets à l’entrée des restaurants. Dans les campagnes, le temps semble s’être arrêté aux années 1950. Dans les fermes, les relations de travail sont restées proches d’un rapport de maître à esclave. Les inspecteurs du travail ont été choqués, début juillet, de découvrir que les employés de Gideon Buhrmann, un fermier blanc d’Ermelo (province du Mpumalanga), étaient traités comme des « serfs ». Malgré l’instauration en 2002 d’un salaire minimum de 650 rands (78 euros) par mois pour les ouvriers agricoles, Gideon Buhrmann ne payait pas ses hommes plus de 14 centimes de rands par mois.
À Cradock, rien n’a changé. Isolé, au beau milieu des champs de cactus du Karoo, l’endroit paraît figé. Le centre-ville, grand comme un mouchoir de poche, avec son architecture coloniale et ses arcades, se tient toujours à bonne distance de la township noire et ses rangées de bicoques de tôles ondulées. Une vieille dame blanche, rouge à lèvres et robe à fleurs, continue de servir du thé, l’air pincé, sous les têtes de buffles et autres trophées de chasse qui ornent son salon. Dehors, une foule d’hommes sont assis sur le trottoir, attendant une hypothétique embauche pour une journée de jardinage, de nettoyage ou de peinture chez un Blanc. Le commissariat est débordé. Des policiers, toujours aussi blancs, arrêtent à tour de bras des voleurs noirs. Il n’y a ni travail, ni distraction, ni perspective d’avenir. L’Église ou l’alcool semblent être, comme ailleurs, les seules alternatives.
Pas étonnant, dès lors, que les incidents perdurent, alimentant un désaccord perpétuel dans la sphère politique, elle aussi traversée par des lignes de démarcation raciales. Thabo Mbeki a réaffirmé en juillet la nécessité pour les Sud-Africains de se réconcilier vraiment. Une fois de plus, Tony Leon, le chef du Parti démocratique (DP), mouvement d’opposition représentant l’opinion blanche, s’en est pris à l’ANC, qu’il accuse sans cesse de jouer la « carte raciale ». Au lieu d’un énième coup de colère de Thabo Mbeki, la réponse est venue de l’Organisation du peuple azanien (Azapo), groupuscule héritier du Mouvement de la conscience noire (BCM) de Steve Biko : « Que l’on dise aux Noirs qu’ils ne devraient pas parler de leur souffrance raciale, quotidienne, revient à nous infliger encore un peu plus de souffrance tout en nous reprochant de manière paternaliste de nous en plaindre. » Aussi miraculeuse que la « nation arc-en-ciel » puisse paraître, l’apartheid a laissé des traces qui ne s’estompent pas.

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