Une métropole en devenir

En dépit de ses difficultés économiques, la cité phocéenne a de nouveau la cote. Son principal défi : se moderniser sans mettre en péril son équilibre social.

Publié le 22 mai 2006 Lecture : 6 minutes.

Jeudi 7 avril 2006, 19 heures. Michel Filippi circule en scooter, non loin de l’hôpital La Timone. Il y a beaucoup de monde dans la rue. Deux individus à moto s’approchent. Le passager dégaine une arme et ouvre le feu. Cinq balles dans la tête et le thorax. Fiché au grand banditisme, braqueur spécialisé dans l’attaque de fourgons blindés, impliqué dans un trafic d’héroïne, Michel Filippi meurt sur le coup. Son assassin prend tranquillement la fuite. L’avant-veille, le caïd Farid Berramha était abattu dans la brasserie des Marronniers. Le lendemain, un proche de Berramha, Abderamid Rerbal, perdra la vie sur un parking de Bouc-Bel-Air
Marseille renouerait-il avec ses vieux démons – grand banditisme, trafic de drogue, règlements de comptes – au moment même où il essaie tant bien que mal de polir son image et de nettoyer ses rues afin d’attirer investisseurs et touristes ? Sans doute pas. Mais pour tous ceux qui uvrent depuis une dizaine d’années à la modernisation de la cité, ces événements violents représentent un inquiétant retour en arrière. Ajoutez à cela la retraite annoncée du plus célèbre fils de la ville, Zizou, et la récente défaite contre le PSG et vous achèverez de plomber le moral des Marseillais les plus engagés dans la cause de « leur » ville. Cette ville que tous, sans exception, défendent bec et ongles, balayant du revers de la main les accusations de chauvinisme.
Il n’empêche. Marseille s’est engagé dans un virage qu’il lui faut négocier serré. La cité phocéenne a beaucoup souffert des transformations économiques et sociales de la seconde moitié du XXe siècle : elle a, bien sûr, perdu le rôle central qu’elle jouait vis-à-vis des colonies françaises, mais aussi une partie de ses industries traditionnelles – comme bien d’autres villes. Face à la crise qu’a connue la France après le premier choc pétrolier, elle était bien moins armée que Lyon, Lille ou Bordeaux. Notamment parce qu’il s’est agi de se tourner vers le secteur tertiaire et que cette reconversion a été rendue particulièrement ardue par la pauvreté des populations et leur faible niveau de qualification. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Sur les quelque 800 000 habitants que compte la ville, 23 % vivent sous le seuil de pauvreté. Ils sont 50 000 à toucher le RMI et 43 000 à bénéficier d’allocations chômage. Et si l’on se jette un il du côté de l’enseignement, on constate une aberration quasi unique en France pour une agglomération de cette taille : Marseille bénéficie d’excellentes universités scientifiques (médecine, recherche, etc.), mais les lettres sont enseignées à Aix-en-Provence. Ce n’est pas loin ? Peut-être, mais Aix-en-Provence et Marseille ne font pas partie de la même communauté urbaine.
Autre frein au développement : le faible maillage des transports en commun. Aujourd’hui, les rues sont éventrées, les habitants se plaignent de travaux interminables. Mais le retard de la ville en matière d’urbanisation était tel qu’il n’existait d’autre choix que celui de « faire passer la pilule d’un coup ». Les longues grèves liées à la construction des lignes de tramway illustrent à quel point celle-ci est amère. Et chère. Le coût global du projet Métro-Tramway, qui doit être achevé d’ici à 2009, est de 818 millions d’euros.
Pourtant, malgré ses vieux os – elle accuse vingt-six siècles au compteur -, la ville n’a pas le choix : elle doit tourner le dos à ce qu’elle fut. Cesser de pleurer sur ce qu’était le port, accepter, par exemple, de progresser sur le transport des conteneurs. Car si Marseille reste le premier port de Méditerranée en termes de trafic global (96,6 millions de tonnes en 2005), le trafic conteneurs ne représente que 8,8 millions de tonnes. Toutefois, dans son malheur, la ville a une chance exceptionnelle : elle est devenue à la mode. Quelques « bobos » (« bourgeois-bohèmes »), pour la plupart parisiens en manque de soleil, ont débarqué, séduit par la magie de Malmousque, du Vallon des Auffes et, pour les plus courageux, de la Belle de Mai. Le renouveau est venu du secteur de la culture. Le romancier et journaliste Jean-Claude Izzo a séduit un important lectorat bien au-delà de la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur (Paca) et favorisé l’émergence de noms du « polar marseillais » comme Philippe Carrese ou Gilles Del Pappas. Les IAM et autres Massilia Sound System ont permis à de nombreux groupes musicaux de s’exprimer. Quant au cinéaste Robert Guédiguian, il a presque réussi à faire oublier les « pagnolades » avec son Marius et Jeannette. L’historien et directeur de la revue Marseille, Pierre Echinard, pousse l’analyse un peu plus loin : « Le changement de perception concernant Marseille est surtout dû à un renversement dans la manière dont on perçoit la culture. Ce qui autrefois était mal vu est aujourd’hui valorisé. L’aspect cosmopolite et populaire, par exemple, contre l’élitisme. » Effet Zidane ? Effet Akhénaton ? De fait, la vague Black-Blanc-Beur a beaucoup joué pour l’image de Marseille. Même si, comme dans le reste de la région Paca, le vote d’extrême droite demeure très fort
Ce renouveau tant désiré, cet élan, comment l’exploiter pour donner à la ville la place qu’elle mérite, en France et en Méditerranée ? Ce ne sont pas les projets qui manquent. On citera pour exemples l’immense chantier d’Euroméditerranée (voir pp. 60-61), la rénovation de nombreux immeubles ou encore la création des Zones franches urbaines. Ces ZFU permettent à des entreprises de bénéficier d’exonérations fiscales et sociales pendant cinq ans – à condition d’embaucher au moins 33 % de personnes résidant dans des zones urbaines sensibles. Créée en 1997, la ZFU Nord Littoral a permis l’installation de 1 400 entreprises et la création de 8 500 emplois. La ZFU 14e et 15e Sud, créée en 2004, aurait pour sa part permis l’installation de 200 établissements et la création de 650 emplois.
Insuffisant, sans doute, dans la mesure où Marseille demeure une métropole incomplète, contrainte de se battre seule contre ses démons. Dépourvue de faculté de lettres et de cour d’assises, elle souffre d’une faible intégration régionale. « Nice joue perso, Aix-en-Provence et Aubagne ont chacune leur communauté de communes, Toulon semble être sur une autre planète et Montpellier gonfle le torse avec une stratégie de communication très intense. L’hégémonie de Marseille est contestée par ses voisins, alors que le poids minimal pour arriver à compter, demain, c’est 3 millions d’habitants ! Mais nous avons un problème de crédibilité », affirme un spécialiste, qui souhaite garder l’anonymat.
Dans le virage de la modernisation, Marseille plus que toute autre ville doit à tout prix garder les commandes. En novembre 2005, les « banlieues » marseillaises – si tant est que ce terme soit valable – ne se sont pas enflammées. Pourquoi ? Parce qu’au cur de la ville, le long de la rue Saint-Ferréol, aux abords du stade Vélodrome ou sur les plages du Prado, tout le monde se sent chez soi. Ceux qui vivent en périphérie, les populations les plus pauvres, ne sont pas rejetés du centre-ville. Ce dernier – certes décati – joue comme le stade et les plages un rôle social d’importance. On s’y rencontre, on partage, on échange. Ce n’est un secret pour personne : les Marseillais, tous les Marseillais, sont citoyens de Marseille avant d’être citoyens français. Les inévitables mutations de la ville mettent aujourd’hui en péril ce fragile équilibre. À titre d’exemple, la hausse des prix de l’immobilier pénalise les plus faibles. Mais sans rénovation de l’habitat, la cité phocéenne ne pourra pas attirer et garder ces milliers de croisiéristes – ils sont passés de 18 700 en 1995 à 355 000 en 2004 – sur lesquels elle lorgne et qui représentent une manne non négligeable. Pour Pierre Echinard, « la rénovation ne doit pas aller jusqu’à l’expulsion des populations pauvres, afin d’éviter cette cassure que l’on constate dans d’autres villes entre centre et périphérie ». Espérons qu’il soit entendu.

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