Sursis pour Villepin

Malgré le renfort d’une partie du centre-droit et les dissensions au sein de la majorité, les députés rejettent la motion de censure déposée par les socialistes.

Publié le 22 mai 2006 Lecture : 6 minutes.

L’affaire Clearstream ? Quelle affaire Clearstream ? On comptait sur le débat du 16 mai à l’Assemblée nationale autour de la motion de censure déposée par les socialistes pour obtenir enfin les réponses tant attendues par ces électeurs déçus, et surtout paumés, abondamment pris à témoin dans les discours à la tribune et les propos de couloirs. Nouvelle déception. Le mot même de « Clearstream » n’a pas été prononcé, comme s’il écorchait la bouche. Le premier secrétaire du Parti socialiste (PS), François Hollande, a certes posé une série de questions de fond sur les implications politiques de cette « affaire d’État, l’une des plus graves de la Ve République » : hiérarchies brisées, justice contournée, services secrets instrumentalisés par la passion politique, l’État lui-même accaparé par des clans « pour assouvir des rivalités personnelles ». Le patron de l’UDF (centre-droit), François Bayrou, n’a pas été moins sévère dans l’évocation de cette crise morale où le pouvoir « s’enivre » de secrets de police, de notes blanches et de coups tordus, signe de l’aggravation perverse d’un absolutisme présidentiel sans contrôle ni contre-pouvoir. Il n’est pas jusqu’au Premier ministre, Dominique de Villepin, accusé devenu imprécateur, qui n’ait dénoncé les secrets de l’instruction bafoués, les procès-verbaux divulgués, les écoutes téléphoniques rapportées et caviardées, avant d’exalter, sous les huées de la gauche, la rigueur de l’État de droit et, d’une façon générale, « la crédibilité des hommes politiques ». Les sarcasmes remplacent les vociférations des travées socialistes quand le Premier ministre cite, une seule fois, le nom de Nicolas Sarkozy, à propos de leur action commune « pour le suivi des délinquants sexuels ».
Mais aucun député n’interpelle le chef du gouvernement sur les vrais mystères de Clearstream. D’où venaient les listings des bénéficiaires supposés des commissions occultes sur la vente des frégates de Taiwan ? Quand et par qui a été ajouté le nom de Sarkozy ? Pourquoi le juge Van Ruymbeke a-t-il dissimulé ses entretiens avec le sulfureux Jean-Louis Gergorin, toujours soupçonné d’être le corbeau ? On s’étonne enfin de l’inconsistance des réactions parlementaires à la dernière révélation en date sur l’affaire au cur de l’affaire, celle des rétrocommissions secrètes de Taiwan. La vraie liste des corrompus serait connue et pourrait donc être dévoilée. Alain Madelin (libéral), l’ancien ministre de l’Économie, qui connaît bien le sujet, l’a affirmé par deux fois : la liste est à l’abri dans des coffres-forts protégés par le secret défense. L’ex-ministre socialiste de la Défense, Alain Richard, l’a confirmé. Bayrou a été le seul à évoquer « les détournements d’argent inouïs et un chapelet d’assassinats » qui ont ponctué cette « terrible affaire dont on prononce le nom en baissant la voix ». Mais lui-même n’a pas haussé le ton pour exiger des explications et réclamer la levée du secret.
Dans les couloirs de l’Assemblée, où on aurait pu s’attendre à plus d’effervescence, deux interrogations dominent les conversations et mobilisent les batteries médiatiques. D’abord « le pas » qu’a franchi Bayrou – et dix de ses députés – en votant la censure avec la gauche. Dépassée, la « rupture » sarkozyenne ! « Il s’est exclu de la famille », remarque Louis Giscard d’Estaing avec les intonations de son père. Et d’ironiser sur l’avenir d’une nouvelle UBF, « l’Union pour Bayrou François ». Lui objecte-t-on l’absence édifiante de nombreux députés UMP (majorité) ? « C’est aux censeurs d’être tous là pour faire voter leur motion, répond-il ; il suffit aux censurés d’être assez nombreux pour la repousser. » Sauf que la censure de l’opposition est pour la majorité une confiance à l’envers. Or, pour la première fois, plus de la moitié de la majorité aura « voté avec ses pieds » en esquivant l’épreuve du scrutin. Ce que Bayrou, très sollicité par les journalistes, appelle « une censure non dite ».
Que pensent les socialistes du « pas » autrement important qu’il a fait à leur rencontre en plaidant pour une nouvelle coalition droite, centre et gauche qui « rassemble les différences » au lieu de les accuser ? « C’est de la politique-marketing, tranche Bruno Leroux, chargé de la négociation des alliances électorales au sein de la gauche plurielle. Bayrou cherche sa voie.
– Et ce n’est pas la voie royale, interrompt malicieusement une porteuse de micro.
– Non, en effet, répond en riant le député de la Seine-Saint-Denis, sa proposition ne nous intéresse pas, ni pour aujourd’hui, ni pour demain. Il ne peut y avoir qu’une alternance : la gauche, et qu’une relève : le Parti socialiste. »
Bernard Accoyer, le président du groupe UMP, n’est pas davantage attiré par ce vieux rêve démocrate-chrétien d’une troisième force qui fut la source de toutes les faiblesses sous la IVe République et finit par causer sa perte.
Mais ce rêve, s’exclame un peu plus tard Bayrou, c’est celui que font aujourd’hui la plupart des Français et qu’ont réalisé les Allemands avec la coalition Merkel. Indifférent aux anathèmes de l’UMP, persuadé de garder le soutien de tous ses députés – « tous n’ont pas voté, mais tous m’ont donné raison », il fustige de radios en télés les clivages gauche-droite d’un passé révolu. Raconte que l’une de ses quatre filles – « une polytechnicienne vive et futée » – lui disait l’autre jour encore au téléphone : « Vous, les politiques, vous ne parlez que de majorité et d’opposition. Nous, dans nos conversations, on dit c’est intéressant, c’est marrant, ou c’est nul. Mais nous ne cessons pas de nous parler pour autant. »
Apparaît Jack Lang, qui trouve que Bayrou a fait un bon discours, « si ce n’est pas iconoclaste de le dire », ajoute-t-il avec une affectation comique d’inquiétude pour ce manquement au politiquement correct.
Mais c’est le sort de Villepin qui intrigue le plus. La question est dans tous les esprits si elle n’est pas sur toutes les lèvres : va-t-il tenir, et combien de temps ? Dressé à la tribune où il bataillait ferme avec les socialistes dans la grande tradition des empoignades d’Hémicycle, il avait gardé toute sa superbe. On ne pouvait cependant manquer d’être frappé par l’obstination quasi pathétique avec laquelle le Premier ministre, après avoir expédié l’affaire Clearstream en quelques tirades outragées, s’accrochait aux mesures longuement détaillées de son programme comme à autant de bouées de sauvetage, distraitement écouté et mollement applaudi par une majorité clairsemée. En vain s’est-il promis, à l’intention de ceux qui estiment ses jours comptés, de « travailler jusqu’à la dernière échéance fixée par la Constitution », c’est-à-dire la présidentielle de mai 2007. On le ressentait physiquement : un lien de confiance avait été brisé. Interrogée sur l’ambiance à la dernière réunion du groupe UMP, la conseillère d’un ministre laissait lugubrement tomber : « Lourde ! » Éloquent laconisme que tempère aussitôt le député champion olympique et ultra-chiraquien Guy Drut : « Bof, ça se tassera comme toujours », pronostique cet expert incontesté en franchissement d’obstacles.
Mis en examen politique à l’Élysée, le Premier ministre reste en garde à vue parlementaire. En dehors de ses capacités personnelles de rebondissement qu’on aurait tort de sous-estimer, ses chances de survie tiennent présentement à deux incertitudes. La première est la difficulté de son remplacement, bien que le ministre de l’Emploi, Jean-Louis Borloo, se soit ouvertement déclaré disponible pour une succession d’urgence. La seconde dépend du chef de l’État vers lequel convergent, de l’opposition comme de la majorité, de pressants appels au recours. Mais voilà qui ramène alors à « l’affaire ». Si Chirac et Villepin ont eu partie liée dans la tentative ratée d’élimination de Sarkozy, ne se sont-ils pas ligotés du même coup par les conséquences de leur échec, comme prisonniers l’un de l’autre, l’un qui entend bien rester à Matignon, l’autre qui peut hésiter à le faire partir ou n’en aurait plus les moyens ? Cela expliquerait à la fois le désenchantement inquiet des députés UMP et l’attentisme désappointé de l’opposition qui auront marqué cet étrange débat de vraie-fausse censure.

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