Koulibaly est-il dangereux ?

Considéré comme l’idéologue du régime, le président de l’Assemblée nationale ne manque pas une occasion de jeter de l’huile sur le feu. Au risque de menacer le processus de paix….

Publié le 22 mai 2006 Lecture : 9 minutes.

Abidjan retient son souffle. Le démarrage des opérations de désarmement et d’identification sur sept sites pilotes ravive l’espoir d’un retour à la paix. Préparé par le Premier ministre Charles Konan Banny, entériné le 19 mai par le Groupe de travail international (GTI), ce premier test, qui s’est déroulé du 18 au 25 mai, suscite également la crainte d’un retour des démons du passé. D’autant que si les Forces nouvelles (FN, ex-rébellion) se réfugient dans le silence depuis plusieurs semaines, le camp présidentiel laisse apparaître, quant à lui, des signes d’agacement. Tout au moins à entendre l’un de ses piliers, Mamadou Koulibaly, président d’une Assemblée nationale à la légitimité contestée depuis l’expiration de son mandat, le 16 décembre 2005.
Alors que tous les acteurs impliqués dans le règlement du conflit s’activent pour respecter l’échéance électorale prévue pour le 31 octobre au plus tard, lui s’inscrit à contre-courant. L’exécution « concomitante » de l’identification de la population et du désarmement des belligérants acceptée par les protagonistes après des semaines de désaccord ne lui convient pas. Et il l’a fait clairement savoir, le 26 avril, à l’occasion de l’ouverture de la session ordinaire de l’Assemblée nationale : « La résolution 1633 est claire. Il faut aller tout de suite au désarmement. Au lieu de cette ligne droite, nous nous éloignons chaque jour de la résolution sans savoir exactement de quel côté nous allons. [] Il est difficile de comprendre le Premier ministre, qui a le soutien de trois chefs d’État africains – en plus de celui de Gbagbo -, et qui ne peut pas utiliser cette puissance de feu pour aller droit au désarmement et à la réunification du pays. »
Mamadou Koulibaly ne fait pas que parler. Il agit. Idéologue du régime de Laurent Gbagbo, il fournit aux « Jeunes patriotes » (le bataillon de la rue du chef de l’État) les thèses souverainistes et ultranationalistes qui les mobilisent et derrière lesquelles ils s’abritent pour investir les artères d’Abidjan. Ce sont ses « disciples ». Il les rencontre régulièrement. Ainsi leur a-t-il rendu visite le 3 avril au « parlement » (« espace de libre expression » des partisans de Gbagbo) de Yopougon-Sideci, dans la banlieue d’Abidjan. Afin de chauffer à blanc ses jeunes interlocuteurs, il a commencé par aiguiser ce nationalisme débridé né de la guerre : « Si on fait l’identification sans le désarmement, on aura perdu. Chirac aura gagné. » Avant de lancer : « L’état-major intégré n’est pas le désarmement », foulant ainsi aux pieds un acquis essentiel arraché aux deux belligérants, les Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (Fanci) et les Forces armées des Forces nouvelles (FAFN), qui se partagent le contrôle du territoire ivoirien.
Sur une question aussi délicate que l’identification, dans un pays où les divergences sur l’accès à la nationalité ont contribué à mettre le feu aux poudres, il met les pieds dans le plat. Devant les caméras de télévision, le 26 avril, il interpelle de son perchoir le député d’Abobo, Aboubacar Sanogo, et lui demande de décliner sa filiation. Brandissant une attestation d’identité, il déclare que le document qui porte la photo du député est établi au nom d’un certain Idrissa Dembélé. Et commente : « Il a suffi que notre collègue donne une photo. Ce sont les sections et sous-sections du Rassemblement des républicains [RDR, le parti de l’ex-Premier ministre Alassane Dramane Ouattara] qui se chargent de collecter les photos et de trouver dans les commissariats d’Abidjan des attestations d’identité, moyennant la somme de 15 000 F CFA par document. Monsieur Sanogo pourrait aller voter le jour des élections en tant que Sanogo, puis en tant que Dembélé, Konan, Koné… autant de fois qu’il le souhaite. […] Le RDR est en train d’organiser une vaste fraude à l’identité et à la nationalité. » En réaction à cette accusation directe, le parti de Ouattara – pourtant absent de l’Hémicycle pour avoir boycotté les élections législatives de décembre 2000 – fustige « une campagne d’intoxication et d’intimidation de l’opinion ». L’escalade, en somme, après une accalmie qui durait depuis la rencontre des « quatre grands » (Gbagbo, Bédié, Ouattara et Soro), en présence du Premier ministre, à Yamoussoukro, le 28 février.
Rappelant les heures sombres de « l’ivoirité », le discours sur la fraude à l’identité émeut, d’autant plus qu’il sort de la bouche d’un Nordiste, un Dioula, comme la plupart des Ivoiriens appellent leurs compatriotes aux patronymes musulmans. Au cur du pouvoir de Gbagbo, un Bété de l’Ouest chrétien, ce musulman est comme mû par la foi du converti. Il passe pour être plus royaliste que le roi, « plus bété que les Bétés ». Né il y a 49 ans à Azadié (à 50 km au nord d’Abidjan) d’un père sénoufo de Korhogo et d’une mère malinkée de Boundiali, il est élevé selon les préceptes de l’islam, sous la férule de son oncle paternel, maître d’une école coranique. Il en gardera une pratique assidue de la religion, qui le conduira en pèlerinage à La Mecque en 2002. D’origine modeste, il fait un brillant cursus scolaire en Côte d’Ivoire, avant de poursuivre ses études à l’université d’Aix-Marseille-III, en France. En 1987, alors qu’il commence à enseigner les sciences économiques à l’université de Cocody (Abidjan), il rencontre dans une librairie de Bouaké celle qui deviendra sa femme : Limata Amoussa, née en 1960 à Bobo-Dioulasso (au Burkina Faso) d’une mère ivoirienne d’origine burkinabè et d’un père béninois, musulman yorouba de Porto-Novo. Quel crédit faut-il accorder à ses propos au vitriol contre les étrangers et les Ivoiriens perçus comme tels ? Aux yeux de ses « frères du Nord », il est un faire-valoir zélé, qui a besoin de surenchère pour être légitime à l’intérieur d’un pouvoir qui le perçoit comme un intrus. « Je ne me reconnais pas dans le concept de la famille du Nord », confie-t-il de sa voix à peine audible. Devrais-je militer au RDR simplement parce que je suis dioula ? Je réprouve cette façon tribaliste de faire de la politique. » Mamadou Koulibaly assume son image : « Je suis perçu comme un paria, celui qui humilie la famille. Des gens comme Idriss Koudous, le président du Conseil national islamique, me détestent. Mais cela ne m’empêche pas de dormir. » S’il y a une personne qui souffre de ce climat, c’est bien son père, Bakary Koulibaly, critiqué pour ne pas avoir su « inculquer le sens de la famille à son enfant ».
Les vagues d’indignation en provenance de son ethnie, de l’opposition ivoirienne et de la communauté internationale laissent Mamadou Koulibaly indifférent. Il reste constant sur une ligne dure depuis septembre 2002. Tout se passe comme s’il s’employait à défaire systématiquement tout ce que les acteurs du règlement de la crise s’emploient à construire. Comme s’il s’était fixé pour tâche d’annihiler l’un après l’autre les pas que fait laborieusement le Premier ministre pour mettre en uvre sa « feuille de route ».
Koulibaly ne pardonne pas à Konan Banny de s’être aligné sur la position du Groupe de travail international (GTI) qui, le 15 janvier dernier, a constaté l’expiration du mandat de l’Assemblée nationale un mois plus tôt. Il lui reproche également d’avoir refusé, fin avril, de présenter son discours de politique générale devant une Assemblée, qui, à ses yeux, « n’a plus rien de nationale depuis le retrait de plus de 110 députés issus de l’opposition ».
Un constat d’évidence, qui lui vaut toutefois cette amabilité du premier des élus de la dernière législature : « Nous concevons que Banny puisse parler de son programme de gouvernement aux Ivoiriens à la télévision. Nous comprenons bien qu’il puisse aller rendre compte à la commission des affaires étrangères du Parlement français. Et qu’il puisse aller faire le point avec le président Chirac. Mais le peuple pour lequel il travaille a des représentants. Je souhaiterais donc qu’il vienne nous présenter ce qu’il a l’intention de faire. » Non content de maintenir artificiellement l’Assemblée nationale en activité (en s’appuyant sur la centaine d’élus issus ou affiliés au FPI), Koulibaly n’hésite pas à infliger des sanctions. Comme celle qui consiste à supprimer les salaires des députés de l’opposition pour absentéisme.
Loin d’être banales, ses décisions donnent le ton, emportent l’adhésion des « pro-Gbagbo » et orientent les positions du Conseil national de la résistance pour la démocratie (CNRD), qui regroupe les partis politiques et associations de la mouvance présidentielle. Mamadou Koulibaly a une influence certaine sur deux piliers du régime : le leader des « Jeunes patriotes », Charles Blé Goudé, qui lui voue un grand respect et ne se prive pas de lui demander conseil, et la première dame, Simone Gbagbo, dont il reconnaît partager « les points de vue sur la stratégie de défense de la patrie ». « Pourquoi n’avez-vous pas claqué la porte de la table ronde de Marcoussis comme Koulibaly, au lieu de signer un accord qui consacre un coup d’État constitutionnel ? » a lancé Simone au président du FPI, Pascal Affi Nguessan, au lendemain du conclave tenu dans la banlieue parisienne en janvier 2003. D’autres caciques du régime, comme le très influent Paul-Antoine Bohoun Bouabré, manifestent également de l’affection pour celui qu’ils appellent « Mamadou ». Mais l’enfant d’Azadié ne compte pas que des amis au sein d’un pouvoir où les plus modérés le dépeignent au mieux comme un extrémiste, au pire comme un vulgaire démagogue.
Alors que Laurent Gbagbo déclare accepter le principe de la conduite « concomitante » du désarmement et de l’identification, affirme soutenir l’action de son Premier ministre et tente d’apaiser ses rapports avec l’extérieur, la deuxième personnalité de l’État jette de l’huile sur le feu. Se partagent-ils les rôles, pour permettre au régime de souffler alternativement le chaud et le froid ? Koulibaly serait-il celui qui peut se permettre de dire ce que Gbagbo ne peut que penser tout bas ? Il y a sans doute un peu de cela. Mais la réalité des rapports entre les deux hommes est plus complexe. « Mamadou est incontrôlable », répète à l’envi le président. S’il lui arrive souvent de rendre visite au chef de l’État, c’est plus pour échanger des idées avec lui que pour recueillir consignes et mots d’ordre. Selon des membres de l’entourage présidentiel, Koulibaly a été « casé » à l’Assemblée nationale parce qu’il avait été « peu commode » à la tête du département de l’Économie et des Finances, de mai 2000 à janvier 2001.
Agrégé d’économie à 30 ans, le plus jeune président du Parlement ivoirien (il l’a été à 43 ans) semble atteint du syndrome de premier de la classe, tant est fort son désir de frapper son entourage par ses positions radicales. Jeune professeur à l’université de Cocody (à Abidjan), il se fait remarquer dès le début des années 1990, quand il qualifie la stratégie de redressement économique du Premier ministre Alassane Dramane Ouattara (appelé à la rescousse par Houphouët-Boigny) de « plagiat du plan mis en uvre en Égypte au début des années 1950 ». Devenu ministre de l’Économie et des Finances, il entretient des rapports conflictuels avec le FMI et la Banque mondiale, auxquels il « oppose (ses) réserves sur le modèle de redressement préconisé pour la Côte d’Ivoire ». Premier économiste à oser soutenir l’idée d’un franc CFA flottant – une position qui a provoqué, début 2001, une levée de boucliers chez les investisseurs et les épargnants -, il développe aujourd’hui l’idée que les pays africains devraient passer d’« une économie colonisée à une économie ouverte ». Proche des réseaux opposés à la Françafrique, convaincu que la crise découle des intérêts de l’ex-puissance coloniale dans son pays, il a publié en mai 2003 un brûlot au titre évocateur : La Guerre de la France contre la Côte d’Ivoire. Une lecture iconoclaste de la crise ivoirienne qui fait des émules. Le rôle de producteur d’idées est le moteur qui fait tourner la machine Koulibaly.
Le fils de Bakary n’a pas d’ambitions présidentielles affirmées et affiche très peu de signes extérieurs de pouvoir. Sa protection rapprochée est allégée, sa mise sobre et son dédain marqué pour les honneurs et mondanités. Il ne déteste pas en revanche faire figure de référence, de maître à penser.

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