Kadhafi ou la reddition sans fin
Comment le « chien fou » que Reagan voulait éliminer est devenu l’allié modèle des États-Unis dans le monde arabe.
La Bannière étoilée flottant dans le ciel de Tripoli ! S’ils étaient encore libres de réagir – ou tout simplement en vie -, les Billy Carter, Edwin Wilson, Frank Terpil, Robert Vesco et tous ces anciens de la CIA, ex-Bérets verts, frère de président ou banquiers véreux qui mirent un jour leurs talents rémunérés au service de l’ennemi Mouammar Kadhafi – et furent pour cela lourdement condamnés par la justice américaine -, doivent se retourner dans leur tombe. À moins que ce ne soit sur le lit de leur cellule.
Le 15 mai, grâce à la baguette magique de Condoleezza Rice, la Libye est passée comme par enchantement de la liste infâme des États voyous à celle des alliés méritants de l’Amérique. Vingt-sept ans après avoir fermé leur ambassade à Tripoli, au milieu du fracas des cocktails Molotov et des manifestations hostiles, les États-Unis s’apprêtent à la rouvrir en grande pompe. Une chancellerie toute neuve, la plus grande du Maghreb, dit-on, sur un immense terrain récemment acheté et que Rice elle-même pourrait venir inaugurer, en juin. La secrétaire d’État devrait à cette occasion être la messagère de l’impensable : une invitation en bonne et due forme au « Guide » à se rendre en visite officielle aux États-Unis, lieu de tous ses cauchemars et de tous ses fantasmes où il n’a, tout simplement, jamais mis les pieds !
Ainsi s’ouvre le énième chapitre de l’étrange, violent et fascinant face-à-face entre Kadhafi et sept présidents américains, de Nixon à Bush, entre tragédie et bouffonnerie, pétrole et dollars, compromis et compromissions. Par un retour aux sources en quelque sorte, car, on l’a oublié, la prise du pouvoir par Kadhafi et les officiers libres, le 1er septembre 1969, fut plutôt bien accueillie à Washington – qui voyait en eux des nationalistes anticommunistes très convenables -, au point que la CIA s’ingénia pendant cinq ans à informer les jeunes révolutionnaires des complots qui se tramaient contre eux, voire à les déjouer.
La brouille, la vraie, ne surviendra qu’à partir de 1981 et l’accession au pouvoir de Ronald Reagan. Une guerre à mort, ponctuée, le 15 avril 1986, par l’« opération Eldorado Canyon », un raid de bombardements lancé par l’aviation américaine sur Benghazi et Tripoli (plus de cent victimes, surtout civiles) dont l’un des buts était de tuer le colonel lui-même. Reagan avait préparé deux discours de victoire, l’un « avec » et l’autre « sans » Kadhafi… Puis, deux ans plus tard, par l’attentat sanglant (270 morts) contre un Boeing de la PanAm au-dessus de Lockerbie, en Écosse.
Marquées en permanence du sceau de l’ambiguïté – et de celui des compagnies pétrolières américaines, qui, à aucun moment, n’ont renoncé à l’eldorado libyen -, les relations entre Tripoli et Washington n’ont cependant jamais été formellement rompues, comme si chacun voulait conserver dans sa manche une possibilité de renouer. Il fallait que l’un des deux protagonistes fasse un pas. Conscient du rapport des forces et étranglé par les sanctions, Kadhafi choisira de faire le premier, le deuxième, et presque tous les autres.
À partir du milieu des années 1990, l’histoire est celle d’un long effeuillage, d’une reddition sans fin de l’arrogante Jamahiriya face à la toute-puissante Amérique. Le dégel commence lorsque Kadhafi accepte de livrer à la justice internationale deux de ses concitoyens suspectés d’avoir fomenté, sur ordre, l’attentat de Lockerbie. Indirectement et, bien évidemment, sans l’avouer, la Libye reconnaît par là sa culpabilité. Mieux : elle consent à verser quelque 2,7 milliards de dollars d’indemnités (dont 1 milliard effectivement payé à ce jour) aux familles des victimes.
Le 11 septembre 2001, Kadhafi est l’un des premiers à condamner l’action terroriste d’al-Qaïda et à offrir aux Américains son aide dans la traque du réseau Ben Laden. Deux ans plus tard, l’invasion de l’Irak le conduit à ouvrir toutes les digues. Choqué par l’effondrement du système baasiste, traumatisé par les images d’un Saddam Hussein hirsute débusqué comme un rat au fond de sa tanière et traité à l’instar d’un animal de zoo, le « Guide » dépose définitivement les armes.
Le 14 décembre 2003, le dictateur irakien est arrêté. Le 19, Kadhafi annonce que son arsenal d’armes de destruction massive (ADM) est à la disposition de qui veut bien se donner la peine de le détruire. Même si ledit arsenal, largement surestimé, ressemble à un stock de pétards mouillés assemblés par des docteurs Folamour d’opérette, les Américains se frottent les mains et saluent cette « décision historique ». Non sans raisons d’ailleurs, puisque la filière libyenne aidera la CIA à remonter et à annihiler le « réseau Khan » – du nom du scientifique pakistanais Abdul Qadeer Khan, grand « proliférateur » de technologie nucléaire clé en main. Et que les vols secrets de la même CIA transportant à travers le monde des terroristes présumés se poseront désormais à Tripoli en toute confiance.
À partir de 2004, la coopération – à sens unique, faut-il le préciser – entre les services secrets libyens et la Centrale américaine est totale. De l’IRA provisoire (ou de ce qu’il en reste) aux activistes soudanais et somaliens, en passant par l’ETA basque et les islamistes indonésiens, les agents libyens « balancent » tout ce qu’ils savent. Kadhafi est pressé, et son entourage proche, en particulier Seif el-Islam, son fils, multiplie les gestes de bonne volonté. Si la nomination d’un consul honoraire de Libye à Washington en la personne d’une « Miss Net America » de 19 ans totalement inconnue (mais bien connue du « Guide ») passe inaperçue, il n’en va pas de même des promesses d’indemnisation des juifs libyens spoliés, ni de la visite de délégations de Human Rights Watch et d’Amnesty International. Reste que ce sont les États-Unis, et non Kadhafi, qui dictent le tempo. Au point que la reprise des relations a été annoncée par les Américains, le 15 mai, de manière unilatérale, manifestement sans en informer au préalable les Libyens.
Qu’en attend Washington ? Outre la très hypothétique « vertu d’exemple » d’un tel geste sur l’Iran et la Corée du Nord – pourtant explicitement souhaitée par Rice -, les bénéfices économiques escomptés ne sont pas négligeables. Pour les compagnies pétrolières, bien sûr, mais aussi pour Boeing et le puissant lobby militaro-industriel dont le vice-président Dick Cheney s’est toujours fait le porte-parole, le marché de la modernisation libyenne est un vrai jackpot.
Jusqu’où ira Mouammar Kadhafi sur la voie de la normalisation américaine ? Dans un pays où l’opinion publique n’a jamais réellement existé, en tout cas pesé – si ce n’est pour exprimer sa lassitude des sanctions et sa haine des infirmières bulgares soi-disant tueuses d’enfants (voir encadré ci-contre) -, le « Guide » a toujours été libre de ses divagations. Celles-là l’ont conduit, le 11 mai, à recevoir à Tripoli le président taiwanais Chen Shui-bian et à lui promettre l’ouverture de bureaux de représentation, au grand dam de la Chine avec qui la Libye entretient des relations diplomatiques. Nul ne s’étonnera donc d’apprendre un jour prochain que l’Israélien Ehoud Olmert a visité la caserne de Bab Aziziya ou la tente caïdale de Syrte. Cet homme, nul n’en doute, est capable de tout !
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