Africains, si vous saviez
Autoproclamée il y a quinze ans, l’indépendance de la partie nord de la Somalie n’est reconnue par personne. Et pourtant, alors que le reste du pays est en proie au chaos, cette ex-colonie britannique vit en paix. Oubliée du monde.
Ce 18 mai 2006, à l’extrême pointe de la Corne de l’Afrique, un pays de nulle part a célébré le quinzième anniversaire de son indépendance. Cet État bien réel et qui, pourtant, n’existe pas, est en soi un cas unique au monde. Il a son propre territoire, délimité par des frontières issues de la colonisation, sa propre monnaie, ses timbres et son administration ; il délivre visas et passeports, organise des élections démocratiques, assure sa sécurité et son développement économique sans l’aide de quiconque. Pauvre parmi les pauvres, mais viable au regard de tous les critères possibles, ce territoire de 176 000 km2 et de 4 millions d’habitants n’a aucune dette extérieure, pour une raison très simple : nul, au sein de la communauté internationale, ne le reconnaît, et il ne viendrait à l’esprit d’aucun organisme financier de prêter un seul dollar à une fiction, ni à aucun investisseur de se risquer au sein d’une économie non répertoriée par les compagnies d’assurance.
Terra incognita, la République du Somaliland paie au prix fort l’aveuglement, l’ignorance et le désintérêt des pays membres de l’Union africaine, qui s’obstinent à ne voir en lui qu’une sécession de cet État fantôme livré à l’anarchie et aux caprices des seigneurs de la guerre qu’est la Somalie. Pourtant, à force de lutter pour leur indépendance, puis de la gérer seuls, sans jamais avoir à tendre la main, les Somalilandais forment aujourd’hui une nation beaucoup plus cohérente, morale et enracinée que la plupart des États africains. Dans quelques semaines, à l’occasion du sommet de Banjul, en Gambie, début juillet, le Somaliland frappera officiellement à la porte de l’UA : son dossier sera à l’ordre du jour. Quel accueil les chefs d’État réserveront-ils à la demande d’admission de ce pays virtuel dont la réalité saute pourtant aux yeux ? À Hargeisa, la capitale martyre du Somaliland, on préfère ne pas trop se bercer d’illusions. S’y rendre, via Addis ou Djibouti à bord d’un coucou crachotant, relève, il est vrai, un peu de l’ascèse – mais la récompense est au bout de l’effort : une leçon d’espoir pour tous ceux que désespère parfois le présent de l’Afrique
Fatima, mémoire blessée
Au commencement était l’Histoire, une histoire de sang et de méprise. Dans la tradition du clan issak, qui représente 80 % de la population du Somaliland – une homogénéité ethnique précieuse -, le patriarche est venu de Kerbala, en Irak, en des temps immémoriaux. Entre les Issaks et les quatre autres grandes tribus somaliennes, il y a, certes, une langue et une religion communes, mais aucun lien généalogique. Une différence fondamentale que va consacrer la période coloniale : de la fin du XIXe siècle jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le Somaliland est britannique, alors que la Somalie est italienne. Le 26 juin 1960 naît donc l’État indépendant du Somaliland, sous les auspices de Londres. Mais l’époque est au panafricanisme, et les élites somaliennes, qu’elles soient du Nord ou du Sud, rêvent à haute voix d’une « grande Somalie » qui irait de Djibouti à Mogadiscio et de l’Ogaden aux provinces septentrionales du Kenya. Cinq jours très exactement après la proclamation de l’indépendance, les chefs de clans réunis à Hargeisa votent à une courte majorité le rattachement souverain du Somaliland à l’ensemble somalien. Prise dans la fièvre du moment, cette décision n’a été précédée d’aucune négociation avec les « frères du Sud ».
Une grave erreur, lourde de conséquences. Pendant les trente années qui vont suivre, l’histoire du Somaliland s’écrira en lettres de souffrance : discrimination, puis répression. Au sein du gouvernement de Mogadiscio, les Somalilandais n’auront jamais plus de quatre ministres, et leurs officiers ne dépasseront pas le grade de capitaine dans l’armée nationale. De 1960 à 1990, sur les quelque 4 milliards et demi de dollars d’aides reçus par la Somalie, seuls 5 % iront au Nord. Le président Siyad Barré, qui se méfie de l’irrédentisme des Issaks, va accroître encore leur marginalisation en quadrillant la province de policiers et de fonctionnaires sudistes. Dès 1961, des militaires issaks tentent un coup de force à Hargeisa, qui échoue. Quelques années plus tard, le leader politique incontesté du Somaliland, Ibrahim Mohamed Egal, est appréhendé et incarcéré pendant une décennie en cellule d’isolement. En 1981 éclate l’Intifada des élèves et étudiants d’Hargeisa contre l’« occupant » somalien. Jets de pierres contre kalachnikovs. Quinze morts, des centaines d’arrestations. La même année, à Londres, est fondé le Somali National Movement (SNM) au sein des Somalilandais de la diaspora. Aussitôt, ce mouvement, qui prône l’autodétermination et la lutte armée, s’installe en Éthiopie, où Mengistu Haïlé Mariam lui offre une base arrière et des camps d’entraînement. Mais l’éphémère réconciliation, six ans plus tard, entre le « Négus rouge » et le dictateur Siyad Barré oblige le SNM à passer à l’offensive. Craignant d’être expulsés d’Éthiopie, les maquisards issaks pénètrent en masse au Somaliland, bousculent l’armée régulière somalienne, libèrent Burao puis Hargeisa avant de se diriger sur Berbera. Nous sommes alors à la mi-mai 1988 : la vengeance de Siyad Barré sera terrible. Plus que toute autre chose, c’est elle qui va fonder le nationalisme somalilandais – et son rejet viscéral du Sud.
Tout commence le 27 mai à 5 heures du matin. Depuis les hauteurs de l’aéroport, qu’ils ont conservé entre leurs mains, le général Ali Samater, commandant en chef de l’armée somalienne, et le général Mohamed Hersi, dit « Morgan », son adjoint, décident, sur ordre de Barré, de raser Hargeisa la rebelle. Pendant huit jours, les Mig-21 pilotés par des Somaliens formés en Union soviétique et les bombardiers Hawker Hunters, aux commandes desquels ont pris place des mercenaires sud-africains, pilonnent la ville et ses habitants. Quatre-vingt-dix pour cent de la future capitale du Somaliland seront détruits, au prix terrifiant de trente à quarante mille victimes. Parmi les trois responsables de ce crime de guerre majeur, deux sont toujours en vie. Si Barré est mort en exil au Nigeria en 1995, Samater a trouvé refuge aux États-Unis, à Fortunia, non loin de Washington, où il s’est fait très discret. Quant à « Morgan », il a pignon sur rue à Mogadiscio, où il dirige une milice clanique.
Une impunité qui fait presque pleurer de rage Fatima Saeed. Cette petite femme vive, épouse de ministre, qui a longtemps vécu en Grande-Bretagne, s’est fait un devoir de recenser, avec l’aide de quelques médecins légistes américains, toutes les fosses communes du pays. Rien qu’à Hargeisa, près de deux cents charniers ont ainsi été repérés. Tous datent de 1988 et 1989 et témoignent de l’épouvantable nettoyage ethnique qui a suivi la reprise de la ville par l’armée somalienne. Signalé par une double haie de cactus, au bord d’un oued à sec et à deux cents mètres de l’ex-quartier général – haut lieu de toutes les tortures sous Siyad Barré -, le charnier de Maka Durdure est l’un des plus poignants. Ici ont été jetés les corps d’une cinquantaine d’étudiants issaks, saignés à mort afin d’alimenter les transfusions des blessés de l’armée somalienne. Chaque année, lors de la grande saison des pluies qui va d’avril à juin, les ruissellements découvrent de nouvelles fosses. Sous nos pieds, des bouts d’étoffe et des fragments de squelettes humains sortent de terre. « La religion musulmane interdit les ossuaires, comme au Rwanda, soupire Fatima, mais au moins, qu’on entretienne les sites, qu’on les protège et qu’on érige un mémorial. » Un jour, peut-être
Il faudra attendre 1991 et la chute de Siyad Barré pour que le Somaliland renaisse de ses cendres. Le 18 mai 1991 à Burao, le Grand Conseil des anciens (Congress of Council of Elders) proclame l’indépendance unilatérale alors que le reste de la Somalie sombre dans le chaos. S’ensuit une longue conférence nationale en deux temps, à Berbera puis à Baramo, à l’issue de laquelle le clan ultramajoritaire des Issaks pardonne aux clans minoritaires qui ont collaboré avec le régime déchu. Quelques tensions, notamment entre militaires et civils, persistent jusqu’en 1995, arbitrées par le « père de l’indépendance », Ibrahim Mohamed Egal, sorti vivant des geôles de Siyad Barré. Place, désormais, à la démocratie
Au royaume des sages
Enracinée dans la culture très égalitariste des clans – une culture que l’Indirect Rule britannique a préservée, contrairement à la politique d’assimilation qui prévalait en Somalie italienne -, la démocratie somalilandaise est une réalité beaucoup plus tangible que dans nombre de pays du continent. Depuis le référendum constitutionnel de 2001 qui avait valeur de scrutin d’autodétermination (97 % de oui), le Somaliland a connu trois élections : locales en 2002, présidentielle en 2003 et législatives en 2005.
Supervisées pour les deux dernières par des observateurs internationaux, et organisées par une Commission électorale indépendante, leurs résultats sont significatifs. Issu d’un clan minoritaire, les Gadabursis, mais populaire chez les Issaks, le président Dahir Rayale Kahin l’a emporté par une différence de 213 voix (42,08 %, contre 42,07 %) sur son rival, 213 voix sur 600 000 électeurs ! Le vaincu n’a pas protesté, dès lors que la Commission a rendu son verdict. Les législatives, elles, ont été gagnées par l’opposition, majoritaire à l’Assemblée, et la cohabitation entre exécutif et législatif se déroule sans trop de heurts. Secret de cette démocratie consensuelle : un Conseil des sages de 82 membres désignés par les clans et sous-clans, qui intervient dès qu’un blocage est en vue. Ses avis sont unanimement acceptés d’autant que son rôle se limite à aplanir les divergences « pour le bien du Somaliland ». C’est ce même Conseil qui, en mai 2002, à l’annonce de la mort en Afrique du Sud du père de l’indépendance Ibrahim Mohamed Egal, avait réglé sa succession intérimaire en moins de quinze minutes.
Dans ce pays où les rares journaux adoptent un ton parfois très critique à l’égard du pouvoir (notamment l’hebdo Somali Times), l’autorité se veut modeste. Rien ne distingue les ministres de monsieur Tout-le-Monde, et la présidence de la République, une bâtisse sans grâce où siégeait autrefois le gouverneur nommé par Mogadiscio, est nichée en plein cur d’Hargeisa, le long d’une rue passante. Devant le portail vert, deux ou trois gardes mâchonnent du qat : qui pourrait en vouloir à l’hôte de ces lieux ? Élu pour un mandat de cinq ans renouvelable une fois (« les Somalilandais ne l’accepteraient jamais, c’est exclu ! » s’exclame-t-il quand on lui demande s’il ne serait pas tenté de modifier la Constitution pour prolonger son bail), Dahir Rayale Kahin revêt les habits du démocrate exemplaire. « Le Somaliland n’est pas une monarchie républicaine, explique-t-il, nous n’avons pas ici cette culture typiquement africaine qui consiste à placer sa famille, femme et enfants, à des postes de pouvoir, parce qu’ils portent votre nom. Si mes enfants sont compétents, eh bien qu’ils exercent leurs compétences ailleurs, c’est plus sain. Nul ne les a élus. Moi-même, mon temps achevé, je me retirerai, mais je continuerai à servir mon pays. » Paroles de sage
Quand Berbera s’éveillera
Un soleil en fusion inonde de sa chaleur volcanique l’une des plus grandes anses naturelles d’Afrique. Dans les rues vides, le long des arcades turques, à l’ombre des boutres, se croisent les ombres d’Henri de Monfreid et du cheikh Issaak Ben Ahmed, le patriarche du clan issak.
Le golfe d’Aden est bleu, et Berbera sa perle endormie. Berbera : si un jour le Somaliland s’éveille, c’est ici que tout commencera. Déjà, l’Éthiopie a fait de ce port sa seconde ouverture vers la mer après Djibouti. Plus de quatre cents navires y ont accosté en 2005, chargés de sucre du Brésil, de riz d’Indonésie, de ciment ou de farine pour l’immense marché éthiopien. Un peu à l’écart, la compagnie française Total – unique société occidentale présente au Somaliland – gère un terminal pétrolier et une dizaine de cuves en attendant d’exploiter un jour les appréciables réserves offshore de gaz. Non loin de là, au pied d’une colline pelée, s’étend la plus grande piste d’atterrissage d’Afrique (huit kilomètres !), construite par l’armée soviétique sous Brejnev, à l’époque où Berbera était une base de la guerre froide. Plus tard, les Américains l’ont utilisée, faisant de ce ruban de béton surchauffé l’une des pistes de secours pour leurs navettes spatiales. Aujourd’hui, seuls quelques rares avions se posent à Berbera, en attendant que les Chinois, qui investissent l’Afrique à la vitesse du son et auxquels l’intérêt géostratégique et économique de ce port sur la côte sud du Golfe n’a pas échappé, se décident à concrétiser leurs missions exploratoires.
Le business, c’est à Hargeisa, la capitale, qu’il faut aller le chercher. Avenue du 18-Mai trône – si l’on peut dire – la Bank of Somaliland, Banque centrale fondée en 1994 et qui, avec ses six succursales provinciales, tient aussi lieu d’unique banque commerciale du pays. C’est elle qui, depuis douze ans, émet la monnaie nationale, le shilling, imprimée à Londres chez Thomas De La Rue. Pas de réserves d’or bien sûr, mais suffisamment de devises dans les coffres pour maintenir un taux de change avec le dollar (3 500 shillings pour 1 dollar), fixe depuis cinq ans. En dépit de sa situation de « hors-la-loi » au regard des institutions financières internationales, la Bank of Somaliland entretient des relations de travail avec la Commerz Bank de Francfort, la BPCI (Paribas) de Djibouti, la Commercial Bank of Ethiopia et la Standard Bank of Kenya. Confronté à de terribles problèmes budgétaires, notamment lorsqu’il lui a fallu seul, sans aucune aide extérieure, reconstruire une capitale dévastée, l’État s’est toujours sagement gardé de « saigner » la Banque centrale, préférant faire appel au patriotisme des Somalilandais. L’importante diaspora (près d’un demi-million de personnes réparties entre l’Éthiopie, l’Europe, les États-Unis et les pays arabes du Golfe) participe ainsi largement aux emprunts d’État, tout comme les rares grosses fortunes locales. Pour construire un bâtiment public, ouvrir une route, ériger un hôpital ou bâtir une université, le recours aux cotisations est systématique. Rencontré dans le hall de l’hôtel Ambassador (l’un des deux établissements de la capitale avec le Mansoor), le maire d’Hargeisa était ce jour-là un homme heureux : en un tour de table, il venait de réunir 1 million de dollars de promesses de dons pour jeter enfin un pont sur l’oued. Qui a payé ? Les quelques hommes d’affaires du cru que le boycottage aberrant imposé depuis huit ans par l’Arabie saoudite sur les exportations de bétail somalilandais, principale richesse du pays, n’a pas ruiné. Officiellement pour des raisons sanitaires (la fièvre de la Rift Valley, totalement éradiquée au Somaliland). En réalité pour des motifs politiques. Riyad est hostile à tout projet d’éclatement de la Somalie, pays membre de la Ligue arabe.
Au Somaliland, pourtant, les fonctionnaires sont régulièrement payés à la fin de chaque mois. Les salaires sont faibles, certes (un ministre gagne l’équivalent de 500 dollars), mais c’est un petit miracle. Une ébauche d’économie pour chaque famille consisterait certes à diminuer, voire à stopper, la consommation de qat, cette herbe euphorisante importée des hauts plateaux éthiopiens pour laquelle les Somalilandais dépensent près de 60 millions de dollars par an. Impossible. La mastication quotidienne de ces petites feuilles vertes en branche, au goût amer, vendues dans des sacs en plastique qui vont ensuite inonder les rues, est, avec le désir d’indépendance, la chose la mieux partagée au Somaliland
Les généraux de l’armée morte
En battle-dress et béret, sans grade apparent, le général Nuh Ismaël Tani, chef d’état-major de l’armée, rend visite à sa brigade blindée alignée sous le soleil comme à la parade. Une demi-douzaine de chars russes T55 et autant de transports de troupes italiens Fiat. Tous datent d’il y a au moins vingt-cinq ans, et tous ont été récupérés sur l’armée morte de Siyad Barré. Leur maintenance se fait par cannibalisation, et la mission du général Tani – formée à l’Académie militaire d’Odessa, en Ukraine – est de « défendre l’intégrité du territoire ». Il dispose pour ce faire de 15 000 hommes, dont 11 000 ex-miliciens qui ont été intégrés avec leurs armes sans l’aide d’aucun programme de soutien international. Entouré d’un corps d’officiers, dont les plus âgés ont servi dans les « Somaliland scouts » britanniques, Tani travaille en étroite coordination avec son homologue de la police, le général Mohamed Egeh Elmi. Si l’ordre et la sécurité règnent à Hargeisa – au point que les changeurs de shillings entassent leurs billets en pleine rue sans craindre les braquages -, c’est aux frontières que les deux hommes ont à faire. Particulièrement à l’est.
Les infiltrations d’islamistes armés en provenance du chaos somalien ne sont en effet pas rares. En 2003 et 2004, trois membres d’ONG opérant au Somaliland (une Kényane et deux Britanniques) ont été assassinés par un groupe venu de Mogadiscio et se réclamant d’al-Qaïda. Arrêtés, les onze membres du commando ont été condamnés à mort en 2005, peine commuée plus tard en prison à vie. « C’est la population qui les a interpellés, alors qu’ils s’apprêtaient à fuir vers l’Ogaden éthiopien, explique fièrement le général Elmi. Ici, chaque habitant est un policier. » Il n’empêche : les islamistes bénéficiaient de complicités locales, dont celle d’un imam radical d’Hargeisa, lui aussi emprisonné. « Il s’agit d’une infime minorité de Somalilandais, rétorque le président Kahin, la lutte contre le terrorisme est inscrite dans notre Constitution ; nous ne sommes pas des fanatiques. Nous sommes des musulmans, certes, mais des musulmans ouverts. Je dirai même des musulmans laïcs. »
En quête de reconnaissance
Du Bangladesh à Timor-Est, en passant par les républiques de l’ex-Union soviétique et de la Fédération yougoslave, sans oublier l’Érythrée proche, l’histoire contemporaine abonde de ces indépendances autoproclamées, reconnues ensuite par la communauté internationale. Mieux : le Somaliland, on l’a vu, a été indépendant une semaine, avant de s’unir à la Somalie puis de dissoudre cette union par un acte de divorce unilatéral. Là encore, les précédents existent : Fédération du Mali, Sénégambie, République arabe unie, etc. Pourquoi donc la communauté internationale – en premier lieu africaine – rechigne-t-elle depuis quinze ans à coopter en son sein la République du Somaliland ? Pour plusieurs raisons. Même si elle fut, comme le reconnaît Dahir Rayale Kahin, « une lourde erreur » commise par les dirigeants de l’époque et même si elle fut vécue dans le malheur, l’union avec la Somalie a tout de même duré trente ans. On s’y est habitué, au point d’oublier que cette union était celle de deux ex-colonies différentes, aux frontières clairement délimitées. En outre, le « cas » du Somaliland n’a jamais réellement figuré sur l’agenda international, l’ONU et les grandes puissances préférant s’abriter derrière une hypothétique reconnaissance panafricaine avant de s’engager sur cette voie. « Toutes les résolutions du Conseil de sécurité réitèrent les principes d’unité, d’intégrité et de souveraineté de l’ensemble somalien », rappelle François Fall, ancien Premier ministre de Guinée et actuel représentant spécial de Kofi Annan pour la Somalie, qui ajoute que « le problème de la reconnaissance du Somaliland n’est pas celui du secrétariat général, mais celui des États membres ». Mezza voce, on précise toute de même à New York que « si l’Union africaine décide d’admettre le Somaliland en son sein, l’ONU ne pourra que suivre ». Or même si une délégation de l’UA envoyée enquêter sur place en 2005 a produit un rapport plutôt favorable à la reconnaissance du Somaliland, cette perspective continue de susciter de fortes réticences.
En premier lieu, celle de l’Égypte et du Soudan – rejoints depuis peu par la Libye. En théorie, pour des raisons « de solidarité arabe ». En vérité parce que Le Caire et Khartoum ont toujours voulu une grande Somalie en mesure de contrebalancer le poids de l’Éthiopie, laquelle contrôle 80 % des sources du Nil. « C’est vrai, notre alliance avec l’Éthiopie nous porte tort dans le monde arabe », admet le ministre des Finances Husssein Ali Dualeh, un ancien diplomate, auteur d’un livre éclairant sur le sujet (Search for a New Somali Identity). « Mais Addis a toujours été notre allié alors que les pays arabes livraient nos militants à Siyad Barré. » Et de rappeler le soutien militaire accordé par Nasser et Sadate à Mogadiscio pendant les guerres de 1964 et de 1977 contre l’Éthiopie, ainsi que l’hostilité à peine voilée manifestée par l’Égyptien Boutros Boutros-Ghali, alors secrétaire général de l’ONU, lors de la proclamation de l’indépendance du Somaliland en 1991.
Reste que l’anarchie sans issue dans laquelle a sombré la Somalie (quinze conférences de paix et des dizaines de millions de dollars engloutis pour rien) profite peu à peu, a contrario, à la cause somalilandaise. Après avoir officiellement déposé sa demande d’adhésion à l’Union africaine lors du sommet de Khartoum en janvier dernier, Hargeisa compte bien voir son cas mis à l’ordre du jour de celui de Banjul début juillet. Le soutien de Thabo Mbeki, Mélès Zenawi, Olusegun Obasanjo et Abdoulaye Wade semble acquis. Celui de l’Algérie est espéré – « Alger a reconnu la République sahraouie, laquelle ne contrôle pas son territoire, alors que nous sommes ici chez nous ! » confie le président Kahin. Hors Afrique, le Somaliland bénéficie d’un fort courant de sympathie aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Allemagne et en Scandinavie. La France, elle, est absente. Sans doute pour ne pas froisser Djibouti, dont les réserves à l’égard d’une reconnaissance officielle de son voisin (et concurrent potentiel) somalilandais sont sourdes, mais réelles.
Le scandale de Laas Geel
Rien n’illustre mieux cette absurdité, qui consiste à asphyxier, en le privant de toute aide, un État en marge de la légalité internationale, que le désastre de Laas Geel. Quelque part entre Hargeisa et Berbera, à une dizaine de kilomètres de la route, dans un univers minéral et surchauffé de collines caillouteuses, gît un trésor abandonné. Seize grottes décorées d’extraordinaires fresques rupestres datant de 5000 ans avant Jésus-Christ, des dizaines de scènes de chasse et de vie quotidienne, d’animaux disparus et de végétaux oubliés, témoignent de l’époque où la Corne de l’Afrique était verte et fertile. Une symphonie d’ocre, de beige et de roux que le ministère de la Culture tente de protéger des ravages du temps avec des moyens dérisoires : deux cabanes et un gardien. À chaque saison des pluies, l’eau ruisselle dans les grottes et efface peu à peu ces sites dont certains n’ont même pas été explorés. En 2003, le ministre a écrit à l’Unesco une lettre, puis une autre à l’ambassade de France à Djibouti sur le conseil de paléontologues venus de Montpellier. Il demandait quelques milliers de dollars pour sécuriser les grottes et une mission scientifique afin de procéder à leur classement. En vain. Aucune réponse, si ce n’est cette confidence kafkaïenne d’un haut fonctionnaire de l’Unesco : « Nous ne pouvons rien faire, votre pays n’existe pas. » Quand l’autisme de la communauté internationale engendre le crime contre le Patrimoine de l’humanité, il est difficile de ne pas désespérer
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