Voir Bamako et pleurer

Publié le 23 mars 2004 Lecture : 4 minutes.

Cela peut surprendre, voire scandaliser, mais c’est la première fois que je mets les pieds en Afrique subsaharienne. Pour une journaliste de longue date à J.A.I., c’est un comble, je sais. Mon premier baptême du continent a eu lieu à Montréal. C’était à
l’occasion d’une édition du festival de cinéma « Vues d’Afrique ». Une année plus tard, débarquant en Martinique pour interviewer Aimé Césaire, j’étais persuadée que j’allais découvrir le Sahara. Je me suis retrouvée au milieu de la nature la plus luxuriante. Je m’étais trompée de continent, tout simplement. À moins que je n’aie toujours cru qu’à l’origine, et en tout lieu, se trouve l’Afrique.
Me voici donc prête pour le Grand Sud. Appréhension ? Pas vraiment. Préjugés ? Point. En me voyant partir, ma fille a demandé : « Tu vas dans un pays pauvre ? » J’ai répondu « Oui, le Mali. » Elle a répliqué : « Pauvre maman ! » Elle commençait sans doute à croire que j’étais née au bord de la Seine et que des pauvres, je n’en avais pas vu de mon existence, pourtant commencée dans un village tunisien des plus démuni.
Bien installée dans l’avion, je parcours le magazine d’Air France. Il y est question, justement, de la capitale du Mali. Je le referme. Je n’aime pas entrer dans un pays guide à la main. L’ignorance a ses avantages, et une contrée se dévoile comme une odalisque,
vous menant de surprise en surprise.
Hélas ! je n’allais être ni surprise ni émue à Bamako. Femmes aux pagnes chatoyants et aux
enfants accrochés dans le dos. Jeunes filles portant en équilibre toutes sortes d’objets. Étals de marchandises et motos vrombissantes L’impression de déjà-vu. Mais où ? Dans une autre vie ? Non. Dans Jeune Afrique et nulle part ailleurs. Pendant des années, j’avais fait le voyage d’Afrique subsaharienne à travers les mots, les images, les réunions de rédaction d’un journal qui est un véritable continent à lui seul.

Bamako me déçoit. Ce n’est ni un gros village ni une cité à proprement parler. Ce n’est pas la brousse ni le désert. Pas un site qui invite à s’arrêter longuement. Pas une resminiscence du passé. Des marchés poisseux et des constructions en tôle. Des semblants
de rues jonchées de détritus et de sacs en plastique. « C’est nous, gens du Nord, qui les envahissons avec cette pollution », a cru bon de confesser un écrivain blanc. J’ai répondu que je n’ai pas la mauvaise conscience des Occidentaux et que je ne me sens pas dans le devoir de comprendre là où je suis indignée. Parce que ce continent est le mien, je ne céderai pas à la compassion. La pauvreté ne justifie pas certains manquements à l’hygiène, et la chaîne hi-fi n’est pas une nécessité de premier ordre lorsqu’on n’a pas de quoi nourrir et éduquer son enfant. La conscience civique n’est pas un privilège d’Européen. Voilà !
Quelque chose allait toutefois arriver le jour où je passai la porte d’un lycée pour une conférence. Introduite dans le bureau du censeur, je découvre un réduit disparaissant sous des piles de dossiers et de copies. Des lycéens y entrent et en sortent comme dans
un moulin. Le responsable a l’air excédé, mais garde le sourire. « Voyez-vous, me dit-il, j’ai 2 800 élèves. Ici, le surveillant général est appelé le Général. Venez. » Me voici dans une salle sans fenêtres, des chaises plantées dans la terre battue, un espace livré au brouhaha de l’extérieur. Je commence à parler littérature. Bamako disparaît comme un faux décor. Quatre-vingts petites têtes brunes sont curieuses de mon parcours, surtout
de mon départ de Tunisie pour la France.

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Le soir, je me suis remémoré les questions qui me furent posées. Elles portaient toutes sur l’exil et le voyage. Elles exprimaient le même dilemme : fuir ou ne pas fuir l’Afrique. Être ou ne pas être l’émigré de demain. J’ai revu ces visages tendus vers moi
et entendu à nouveau ces interrogations : « Pourquoi êtes-vous partie ? » « N’était-ce pas une trahison ? » « Regrettez-vous d’avoir quitté les vôtres ? » Et je me suis entendue répondre : « Oui. » Je regrette. J’ai trahi. Si c’était à refaire, je ne sais pas si je le referais.
Je n’avais pas pris conscience de ce qui s’était passé au milieu de ces élèves, comme lorsqu’on ne sent pas la première douleur d’une blessure pourtant profonde. Puis je me suis rendu compte que, pour la première fois de ma vie, je venais de remettre en question
mon départ vers l’Europe et faisais mon bilan de l’exil. À défaut du plus bel endroit du monde, je traversais un moment des plus étrange. Bamako ne m’avait pas livré ses sortilèges, mais elle venait de me livrer à mes propres démons. Dans les yeux de ses enfants, elle me soumettait à l’épreuve de ma vérité. C’est alors que je me suis assise au bord du fleuve Niger et que j’ai pleuré

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