Une mine d’or inexploitée
L’Algérie perd chaque année des intellectuels et cadres hautement qualifiés, qui font le choix de l’étranger.
Le 5 mars, quinze policiers sont venus arrêter Mohamed Cherfi dans une des églises de Québec où il s’était abrité pour ne pas être expulsé. Ce réfugié politique algérien arrivé au Canada en 1998 a été extradé manu militari pour avoir changé d’adresse sans en informer les autorités compétentes. Depuis la levée du moratoire protégeant les exilés algériens en avril 2002, de telles scènes sont légion. Son avion pourrait d’ailleurs croiser celui de jeunes compatriotes diplômés qui seront, eux, accueillis à bras ouverts. La journée d’étude consacrée au sujet courant février dernier à Alger permet de mesurer l’ampleur du phénomène.
« Je viens d’obtenir mon premier emploi à Montréal, explique Myriam, une jeune diplômée algérienne. Je ne supportais plus mon quotidien et j’avais peu d’espoirs de trouver un travail gratifiant après mon DESS de biologie. » Formée en Algérie, comme 90 % des cadres qui ont quitté le pays ces dernières années, la jeune femme prend probablement un aller simple. « Ces migrants font en général un troisième cycle à l’étranger après avoir effectué tout leur cursus au pays, explique Fatima Bouchemla, ex-ministre déléguée auprès du chef du gouvernement chargée de la communauté nationale à l’étranger. Ils se font une situation dans le pays d’accueil et ne reviennent pas. » Entre 50 000 et 400 000 personnes hautement qualifiées ou en passe de le devenir auraient fui l’Algérie ces vingt dernières années. Les intellectuels, en première ligne pendant ces sanglantes décennies, ont, pour beaucoup, pris le chemin de l’exil. Une vague de départ qui a dégarni les rangs professoraux. Sans moyens, sans matériel et sans enseignants, les étudiants se sont mis à rêver de les imiter. Résultat, ceux qui peuvent le font, et de plus en plus tôt. « En 2003, plus de 3 000 demandes de visas étudiants ont été présentées aux autorités consulaires françaises, explique le médecin Mohamed Amiche, chargé de recherche au CNRS. Les jeunes se ruent pour quitter le pays dès la sortie du baccalauréat, alors qu’avant ils partaient à l’étranger pour un troisième cycle. »
Les élites algériennes auraient-elles toutes quitté le navire ? « Le nombre de candidats au départ augmente régulièrement, mais nous ne savons pas exactement combien sont partis, affirme Fatima Bouchemla. C’est une véritable mine d’or que nous n’utilisons pas et que d’autres pays exploitent. » On sait bien qui accueille ces cerveaux en rupture de ban. En premier lieu la France, pour des raisons historiques et géographiques évidentes. En 1999, sur les 17 000 étudiants algériens résidant à l’étranger, 14 600 y avaient élu domicile. De plus, environ 20 000 avocats, médecins, cadres, intellectuels et artistes d’origine algérienne étaient cette même année recensés par l’Insee. Plus de 8 000 médecins algériens travaillent en France. « Le flux ne s’est jamais tari », précise le docteur Mourad Kernane, vice-président de l’Association des médecins algériens de France. La Belgique, l’Allemagne et le Royaume-Uni sont également des destinations privilégiées en Europe. Outre-Atlantique, la communauté algérienne compte environ 18 000 personnes aux États-Unis, dont 300 chercheurs et scientifiques de haut vol, et près de 45 000 membres au Canada, dont plus de 4 000 cadres, médecins, avocats, enseignants et chercheurs. Plus de 3 000 étudiants algériens sont en cours de formation au Canada.
Les cadres du Sud sont les bienvenus en Occident. En 1998, la France a attiré des centaines d’informaticiens étrangers en accélérant les procédures de recrutement et d’entrée sur le territoire. « La plupart des pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques [OCDE] accordent une attention particulière aux médecins et aux infirmières », explique un expert de cet organisme. En décembre 2002, le marché canadien s’est par exemple ouvert aux professionnels de la santé étrangers, qui se sont engouffrés dans la brèche. La France devrait suivre dès le mois de juin prochain en modifiant son mode de recrutement des médecins étrangers concernant six spécialités menacées d’extinction (dont l’orthopédie et la psychiatrie). « Cette mesure intervient pour faire fonctionner des structures qui sont aujourd’hui presque fermées par manque de spécialistes », estime Mourad Kernane. « Le visage de l’immigration algérienne a changé, ajoute Fatima Bouchemla. Une nouvelle génération composée d’intellectuels et de cadres matures et déterminés a remplacé celle des ouvriers et des manoeuvres. » Contrairement aux premiers immigrés, qui économisaient pour pouvoir un jour revenir au bled, ceux-là nourrissent rarement des rêves de retour définitif au pays.
« Les conditions de vie algérienne ne motivent pas ces exilés hautement qualifiés et souvent mariés dans le pays hôte », explique le médecin algérien Mourad Kernane. En France, ils seraient à peine deux cents médecins algériens à avoir fait le voyage du retour depuis 1995. « Beaucoup ont eu une très mauvaise expérience, ajoute le vice-président de l’Association des médecins algériens de France. Les banques ne coopèrent pas, l’installation est difficile, et importer du matériel revient très cher car aucune facilité douanière n’est accordée, contrairement à ce qui se passe en Tunisie. » Avant l’année dernière, il était très difficile pour un spécialiste formé en France d’obtenir l’équivalence de son diplôme en Algérie. « Ceux qui voulaient revenir ont attendu sept ans, c’est trop tard, ils ont maintenant une famille et des enfants sur place. Ils ne rentreront plus. » Beaucoup de bonnes volontés auraient été découragées par l’absence de détermination politique du gouvernement algérien. « En Algérie, le salaire d’un spécialiste équivaut à celui d’une secrétaire, explique un médecin algérien installé à Paris. En deux gardes, je gagne sensiblement le même salaire mensuel qu’un chef de service dans mon pays. »
La soif d’apprendre est pourtant immense en Algérie. Plus de 700 personnes étaient présentes durant une semaine cet hiver lors du cours de biologie moléculaire dispensé par des spécialistes mondiaux à l’université des sciences et de la technologie Houari-Boumedienne (Alger). Cette initiative, lancée par l’association parisienne Algebio, dont le médecin algérien Mohamed Amiche est le président, se renouvellera tous les deux ans. Mais la volonté politique est-elle au rendez-vous ? Le père de cette rencontre a dû mettre la main à la poche pour acquitter des droits de douane supplémentaires sur le matériel qu’il offrait à l’université d’accueil…
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